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Haïti : les empreintes majeures d'une identité plurielle

Partie occidentale de l’île d’Hispaniola, Haïti, pourtant confrontée à des contingences historiques similaires à ses voisins, a développé une société unique à plus d’un titre. La pauvreté économique, la vulnérabilité environnementale, la relation à l’autre, tant sur le plan culturel que sur d’autres, la relation à l’espace, interne ou externe, l’instabilité politique constituent, entre autres, les marques les plus tangibles et les plus pérennes de l’identité territoriale haïtienne. Indépendante depuis 1804, Haïti n’a d’abord jamais réussi à asseoir une vie démocratique dans une société apaisée. Le pays a ensuite toujours connu une situation socioéconomique très difficile, notamment dans les campagnes, ce qui a entraîné un exode rural massif, prolongé par une émigration dont l’importance et la dispersion ne sont nulle part égalées dans la Caraïbe. Mais, à la permanence de l’extrême pauvreté, répond aussi un foisonnement culturel particulièrement riche et varié. Dans un contexte de croissance démographique non contrôlée et de pauvreté généralisée, la surexploitation des ressources de ce pays montagneux, touché par des risques naturels récurrents, a débouché sur une totale dégradation de l’environnement et notamment une dramatique déforestation. En termes d’organisation de l’espace, malgré la prégnance de la ruralité, la macrocéphalie de Port-au-Prince n’a jamais été, depuis plus d’un siècle, ni contestable ni contestée.

Ces caractéristiques majeures qui disent ce que le pays est depuis longtemps, qui traduisent l’identité du territoire, ne sont pas aussi immuables quelles paraissent l’être. Le pays a en effet subi, depuis 30 ans, de profondes mutations sous le feu croisé d’influences internes et externes. L’agriculture vivrière, commercialisée sur les proches marchés urbains, a laissé place, depuis l’ouverture du pays au marché international, à une industrie d’assemblage, destinée uniquement à l’exportation, et surtout à une économie tertiarisée, basée sur les activités informelles. L’insertion d’Haïti dans le système-monde s’est marquée non seulement par un développement des moyens et formes de communication, en particulier par l’explosion de la téléphonie mobile faisant passer cette société de l’isolement à une hyper-connexion, mais aussi par une intégration géopolitique à la Caraïbe, son espace géographique, et au reste du monde. Les dramatiques conséquences humaines, sociales et économiques du séisme du 12 janvier 2010 constituent une rupture d’une ampleur sans précédent, dans l’espace urbain de la région métropolitaine, dans le territoire haïtien comme sur le plan socioéconomique. Mais la première rupture, ouvrant une page nouvelle dans l’histoire du pays, reste l’amplification des manifestations, en 1986, qui a provoqué la fin de 29 ans de dictature duvaliériste.

Pourtant, après trois décennies de profondes mutations dans l’économie et la société, on observe toujours en Haïti, malgré tout, un état de crise généralisée : la pauvreté de masse n’a pas régressé, bien au contraire, l’économie informelle et l’industrie d’assemblage ont montré leur inefficacité à enclencher la spirale du développement. L’ouverture géopolitique s’est révélée très timide puisque les États-Unis restent, de loin, le partenaire privilégié et influent, tandis que les relations avec le voisin dominicain demeurent humainement très sensibles. À l’état de crise sociale et économique, s’ajoute une crise de l’État qui montre toujours son incapacité chronique à reconstruire le pays après la catastrophe de 2010, à réduire l’enclavement et l’isolement d’un grande partie du territoire national et surtout à créer les conditions d’une vie démocratique et d’un État de droit, socle indispensable pour enclencher un réel développement économique et social.

Les perceptions récurrentes d’Haïti associent toujours les images d’une paysannerie sur des structures agraires microfundiaires et d’une grande pauvreté économique individuelle ou présentent le pays à travers le vodou et la force des traditions ancestrales ou encore les régimes dictatoriaux et l’instabilité politique chronique ; d’autres ne voient que le déboisement anarchique et la fréquence des ouragans, ou encore la macrocéphalie de la capitale, Port-au-Prince, dont l’urbanisation semble incontrôlée et incontrôlable ou bien encore la diversité des implantations diasporiques. D’autres enfin retiennent son histoire et sa culture : le succès de la peinture naïve et de la littérature ou la révolte victorieuse des esclaves. Ces images correspondent-elles à la réalité du pays ? Permettent-elles de saisir les composantes fondamentales de ce territoire, de capter ses lignes de force et de déceler son identité profonde ?

1. La pauvreté économique, résultat d’une crise multidimensionnelle

Avec l’extrême pauvreté de la majeure partie de la population et un IDH en-dessous de la moyenne régionale, Haïti présente, depuis longtemps, une situation socioéconomique très difficile. Le pays fait face incontestablement à une crise multidimensionnelle qui s’explique par une série de freins, structurels et conjoncturels, internes et externes, socioéconomiques et politiques, leur effet cumulatif contribuant à un appauvrissement généralisé et au blocage du décollage économique. La pauvreté et la croissance démographique rapide s’accompagnent d’intenses mouvements migratoires internes et internationaux, le fort exode rural étant davantage dû à la misère des campagnes qu’à l’attractivité des villes. L’émigration, quant à elle, prolonge bien souvent l’exode rural et concerne quelque deux millions d’expatriés, principalement en Amérique du Nord et en République Dominicaine ; ils y constituent une diaspora très active qui est devenue le premier soutien économique des familles restées au pays.

1.1. Le pays le plus pauvre de la Caraïbe et des Amériques

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’économie est restée globalement atone, malgré quelques trop courtes périodes encourageantes (développement touristique dans les années 1950). Même si la situation financière de l’État est relativement stable (déficit budgétaire minime, malgré des difficultés à recouvrer les recettes fiscales), la croissance économique actuelle reste toujours inférieure à celle de la population : la valeur des exportations représente trois fois moins que celle des importations (1,02 milliard de dollars contre 3,44 milliards en 2015) ; elles sont insuffisantes pour financer une consommation croissante et ce sont les transferts de la diaspora, les créanciers étrangers (Venezuela, Taïwan, Italie, États-Unis, France, Espagne) et internationaux (BID, FMI, BIRD), les dons des pays amis qui constituent les principales sources de devises du pays.

Les résultats relatifs sur le plan macroéconomique contrastent avec la situation difficile à laquelle est confrontée la population, le déséquilibre entre forte croissance démographique et absence de croissance économique ne pouvant que provoquer une accélération de la pauvreté. En 2005, l’IHSI (Institut haïtien de statistique et d’informatique) estimait que 76 % de la population, soit plus de six millions de personnes, vivaient en dessous du seuil de pauvreté de deux dollars par jour et par habitant, dont 56 % dans une extrême pauvreté (un dollar par personne et par jour), le pays se positionnant à la dernière place au classement des revenus par habitant parmi les pays d’Amérique. À l’incidence élevée de cette pauvreté, est associée une importante inégalité sociale. Un véritable fossé s’installe entre les nantis et les démunis en Haïti : les 10 % les plus pauvres reçoivent seulement 0,4 % du revenu total, les 20 % les plus pauvres ne reçoivent que 1,5 %, tandis que les 5 % les plus riches s’accaparent 50 % du revenu national.

Par ailleurs, on constate de faibles taux de participation de la population à l’activité économique, ainsi que des niveaux élevés du chômage, même si la situation s’est améliorée au cours des dernières années, avec un taux de chômage élargi passant de 40 à 29 % entre 2007 et 2012. Parallèlement, l’inflation (12,5 % en 2015) entraîne une augmentation du prix des denrées alimentaires de base, ce qui avait entraîné des émeutes de la faim en 2008. Cela pose la question de la disponibilité alimentaire dans le pays : la contribution de la production locale reste largement inférieure à ce qu’elle était en 1981, puisqu’elle participait, à l’époque, pour environ 81 % de la disponibilité alimentaire, contre 48 % seulement en 2010. Face à l’insécurité alimentaire, le gouvernement Marthely a mis en place un système d’assistance sociale à destination des personnes les plus vulnérables mais son efficacité s’est avérée très limitée, puisqu’une note de la CNSA (Coordination nationale de la sécurité alimentaire) indique que plus de 1,3 million de personnes vivent dans une insécurité alimentaire critique en 2013, contre seulement 0,8 million en 2011. La vie de la majorité des Haïtiens n’a donc pas vraiment changé au cours des dernières années. En 2012, au niveau de l’IDH, Haïti était au 161e rang sur 186 pays et, avec un score de 0,456, se situait dans le groupe des pays « à développement humain faible ». Le pays se situe ainsi très en-dessous de la moyenne régionale, la zone Amérique latine-Caraïbes ayant un IDH de 0,741. Il en est de même pour le PIB (824 $/hab/an pour Haïti en 2014).

1.2. Les conséquences migratoires de la pauvreté : exode rural et émigration

Le taux annuel d’accroissement naturel, très important dans les années 1970 (entre 2,5 et 2,8 %), a diminué depuis pour atteindre 2 % en 2000 et se situe actuellement en dessous de ce chiffre (1,8 %). La population rurale reste cependant dense et en constante augmentation. La moitié de la population vit encore en milieu rural, contre 80 % quarante ans auparavant (1971). Plus que l’attraction urbaine, l’exode rural est la conséquence de la grande misère qui affecte les campagnes. Même si les opportunités d’emploi y restent très restreintes, le milieu urbain offre cependant un accès plus facile aux services courants(eau, électricité),aux structures de soins et de scolarisation. Ces mouvements de population se sont accélérés depuis les années 1980 : une enquête réalisée à Port-au-Prince à la fin des années 1990 (ONU/République d’Haïti, 2000) montrait que 72 % des personnes venaient de province, mais qu’un quart d’entre elles seraient prêtes à retourner dans leur région d’origine si les conditions le permettaient.Les migrations internes, analysées par l’IHSIà partir du recensement de 2003, ont montré qu’ellesconcernent au total moins d’un dixième (9,4 %) de la population résidente et sont constituées pour40 % de déplacements intra-départementaux. Les migrations internes ont profité à 80 % à l’agglomération de Port-au-Prince et, très secondairement, au Nord et à l’Artibonite. En réalité, une faible majorité des migrants qui se dirigent vers Port-au-Prince est d’origine rurale (55 %), ce qui nuance l’explication de la croissance de l’agglomération par « l’exode rural ». Les autres migrants de Port-au-Prince viennent, pour l’essentiel, des villes et des bourgs, notamment de la partie méridionale du pays. Les migrations interurbaines sont donc presque aussi importantes que l’exode rural proprement dit.

L’émigration s’inscrit souvent dans le prolongement des migrations internes, phénomène classique que l’onretrouve partout à travers le monde. Les paysans font d’abord le choix de l’exode rural, surtout s’ils ont déjà des parents en milieu urbain. Ils fuient les conditions de vie difficiles dans les campagnes et pensent trouver une vie meilleure dans les centres urbains régionaux ou surtout dans la capitale. Cette première expérience de la migration leur permet, dans une certaine mesure, de se préparer au départ pour un déplacement plus lointain : c’est le cas notamment des populations du Nord-Ouest et du Nord qui passent par les villes de Port-de-Paix et du Cap-Haïtien, avant de se diriger vers les Bahamas, les Turks-et-Caïcos ou la Floride. Dans un certain nombre de cas, la migration peut également être directe.

Les flux successifs ont élargi et diversifié l’espace migratoire des Haïtiens, révélant à la fois leur volontéde fuir leurs conditions de viedifficiles, l’efficacité des réseaux et l’attraction des destinations au haut niveau de vie. La présence haïtienne à l’étranger reste difficile à évaluer, du fait de l’importance des clandestins, des naturalisés et du nombre d’enfants de la seconde génération. Elle est estiméeentre 1,5 million et 2 millions de personnes, regroupée en deux pôles principaux : la grande Caraïbe et l’Amérique du Nord. Environ 750 000 ont émigré vers les pays caribéens voisins, dont un demi-million en République Dominicaine. Les autres sont dispersés dans une vingtaine de territoires (Bahamas, Turks-et-Caïcos, Cuba, Porto Rico, Antilles et Guyane françaises, Antilles néerlandaises, Venezuela, Surinam). L’Amérique du Nord accueille un nombre de migrants encore plus important, en particulier les États-Unis (la moitié de la diaspora, soit 800 à 850 000 personnes), essentiellement dans la région de New York et en Floride ; le Canada en accueilleprès de 100 000 (et le double en comptant la seconde génération), localisésà 90 % dans la province de Québec (Montréal). Les Haïtiens en Europe occidentale résident presque exclusivement en France (près de 100 000 personnes), mais ilexiste depetites communautés en Belgique, en Suisse et aux Pays-Bas. On note aussi une présence récente et croissante en Amérique du Sud (Brésil).

Les modalités d’insertion dans les pays d’accueil sont différenciées en fonction des politiques migratoires, de la conjoncture économique et des comportements de l’opinion publique. Ainsi en République Dominicaine ou aux Bahamas, il se produit des dérives xénophobes à l’encontre des Haïtiens. Au Canada, l’immigration haïtienne pose moins de problèmes, en raison de l’abolition des critères de sélection ethnique et de l’accord Canada-Québec qui permet à la province de privilégier l’immigration francophone. De toutes les destinations, les États-Unis restent la plus renomméeet la plus attractive, malgré le durcissement de leur politique migratoire à partir de 1996 et surtout après les attentats de 2001. Il reste qu’Haïti subit une véritable hémorragie de ses travailleurs qualifiés, largement perçue comme un frein au développement local : selon l’OCDE, c’est un des taux d’émigration des élites parmi les plus élevés au monde (68 % des personnes qualifiées expatriées). En revanche, les Haïtiens de l’étranger sont devenus le principal soutien des familles restées au pays, avec la montée en puissance des remises (transferts financiers) de la diaspora, qui constitue aujourd’hui la première source de revenus du pays, loin devant les exportations, l’APD ou les IDE : le volume des transferts a ainsi triplé au cours de la première décennie du siècle, passant de 0,5 milliard en 2000 à 1,5 milliard en 2010.

Document n° 1 : Les migrations haïtiennes dans la Caraïbe

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Source : André Calmont

2. La vulnérabilité environnementale : cause ou conséquence de la pauvreté ?

Le territoire haïtien subit trop fréquemment, en partie à cause de certaines caractéristiques environnementales, les conséquences de graves inondations, de grandes sécheresses et de puissants ouragans, en payant de lourds tributs humains, sociétaux et économiques à ces phénomènes récurrents. Dans un contexte de croissance démographique non contrôlée et de pauvreté économique généralisée, la surexploitation des ressources naturelles de ce pays montagneux a entraîné une totale dégradation de l’environnement, et notamment une dramatique déforestation pour la production de l’indispensable énergie qu’est le charbon de bois. La vulnérabilité est ainsi exacerbée face aux risques d’inondation et d’érosion, entraînant la stérilisation des terres et le départ forcé des paysans.

2.1. La récurrence des risques naturels

Le cadre environnemental se caractérise par une grande diversité de ses milieux physiques, soumis à des risques naturels nombreux. En se définissant d’abord comme un pays montagneux, culminant à 2 674 mètres au pic La Selle, Haïti offre une multitude de reliefs très compartimentés : seul un quart de sa superficie est occupé par des plaines. L’importance des reliefs, leur disposition par rapport aux vents dominants et plus secondairement l’étendue des substrats calcaires sont aussi à l’origine d’une grande diversité de régions climatiques, avec des précipitations variables dans le temps et dans l’espace, même si le pays reste globalement marqué par la sécheresse, ce qui peut représenter un certain paradoxe dans une zone tropicale humide.

Située dans la zone de passage des cyclones tropicaux, Haïti garde le souvenir de certains de ces puissants phénomènes atmosphériques observés entre les mois d'août et de novembre. Ainsi, en 2008, le pays a été frappé en un mois par quatre cyclones majeurs, touchant toutes les régions du pays et faisant au total 738 victimes et plus de 110 000 sinistrés. Si 2008 a été une année terrible, elle survint après trois cyclones déjà meurtriers en 2007. Les perturbations pluvieuses en dehors de la saison cyclonique sont susceptibles d’entraîner également de nombreuses catastrophes, les inondations devenant de plus en plus meurtrières depuis quelques décennies. C’est ainsi qu’en mai 2004, le pays a reçu des pluies diluviennes pendant toute une semaine, provoquant des inondations et la mort de 1 220 personnes. Les effets des perturbations atmosphériques sont souvent plus dramatiques qu’ailleurs, notamment par le nombre de victimes recensées. Ainsi, par exemple, en octobre 2012, le passage de l’ouragan Sandy a fait 11 victimes dans la partie orientale de Cuba, mais 51 en Haïti. Certes, le risque cyclonique dépend de l’intensité de l’aléa, des mesures de prévention et d’évacuation préalables, et de la capacité de la société affectée à surmonter le cyclone, mais il dépend surtout de la vulnérabilité du territoire aux dangers climatiques. 

Le pays subit également de graves sécheresses, comme celle de 1996-1997, particulièrement catastrophique dans le Nord-Ouest, ou encore celle qui dure depuis 2012, aggravée en 2015 par le phénomène météorologique El Niño : 70 % des récoltes ont été perdues à cause de la sécheresse en 2015, année qui a enregistré la pire performance agricole (taux de croissance du secteur agricole de – 7,4 %) depuis 2008 (-4,8 %). Cette situation a augmenté le nombre de personnes souffrant d’insécurité alimentaire sévère : selon le PAM, 3,6 millions d’Haïtiens souffrent de la faim, dont 1,5 million en situation d’insécurité alimentaire sévère en 2016. 

2.2. Les dégradations anthropiques

D’autres éléments viennent aggraver la situation environnementale : la déforestation massive des reliefs pour l’exploitation du charbon de bois, essentiel à la survie de nombreux Haïtiens, a augmenté la vulnérabilité du pays aux fortes pluies, en raison de crues devenues plus subites, rapides, dévastatrices, puisque la couverture végétale, par nature frein au ruissellement des eaux pluviales, n’existe plus. Les collines et les montagnes, devenues pelées, ne retiennent plus les eaux de pluie qui se déversent ainsi rapidement vers les vallées peuplées. Par ailleurs, la croissance démographique, la pauvreté et la misère contribuent à la mauvaise occupation de l'espace. Certains quartiers se sont même implantés en aval de torrents susceptibles d’être en crue, parfois dans le lit de rivières asséchées, mais qui perdent cette caractéristique lors de l’arrivée subite de toutes les eaux de ruissellement d’un bassin versant. Outre cet habitat inadapté et précaire qui laisse les populations à la merci directe d’éléments déchaînés, l’aménagement déficient du territoire a également une part de responsabilité, lorsque manquent de larges espaces réservés à l’expansion des lits de rivières en crue, ou lorsque les canalisations d’évacuation sont sous-dimensionnées ou inexistantes dans les agglomérations exposées à ces risques.

Document n° 2 : La filière du charbon de bois dans le Nord-Est

La filière du charbon de bois dans le Nord-Est

L’organisation de la filière du charbon de bois dans le Nord-Est est identique à celle décrite dans d’autres régions haïtiennes : dans le schéma global, un producteur de charbon achète le bois sur pied qu’un propriétaire possède sur sa terre ; il vend ensuite à un commerçant le charbon produit, qui arrive au consommateur après être passé par un nombre variable d’intermédiaires. Le propriétaire de bois ne possède en général qu’un à dix carreaux, mais seule une partie de l’exploitation est destinée à la production de charbon, le reste ayant une vocation agricole. La vente de « bwa chabon » se fait en moyenne tous les trois ans, en fonction des besoins du propriétaire ou de la maturité du bois. Les charbonniers qui fabriquent du charbon de bois sont parfois propriétaires de parcelles de bois qui peuvent être suffisantes pour la production souhaitée ; dans le cas contraire, ils sont amenés à acheter du bois auprès d’autres propriétaires. Cette catégorie d’acteurs est diversifiée, la production de charbon pouvant être leur activité unique, principale ou complémentaire. Le charbon produit peut avoir plusieurs destinations : autoconsommation, vente directe dans la localité, à des acheteurs locaux ou extérieurs. Pour l’ensemble des opérations, de la coupe du bois à la mise en sac, le charbonnier peut travailler seul, employer de la main-d’œuvre familiale ou salariée (cas le plus fréquent), ou encore avoir recours au « konbit ».

Les acheteurs présentent également une grande hétérogénéité. La différence la plus significative porte sur la provenance du commerçant, qui va de pair avec le niveau des quantités achetées. Le commerçant local se déplace sur le lieu de production et achète un à cinq sacs qu’il transporte à dos d’homme ou d’animal, le porteur ou le propriétaire de l’animal étant payé par sac transporté et en fonction de la distance parcourue ; il arrive que l’acheteur loue une place pour les sacs dans les transports en commun (autobus ou camion). Le commerçant local est soit grossiste, soit détaillant, soit les deux à la fois. Le détaillant vend le charbon par lot dans la localité, le grossiste achemine les sacs de charbon dans les villes proches, Fort-Liberté et Ouanaminthe, et les revend sur place à des détaillants. Le commerçant extérieur se déplace dans le Nord-Est pour acheter du charbon qu’il revend dans sa ville. Le produit est ainsi acheminé par chargement de 100 à 500 sacs, vers des villes du Cap-Haïtien, de Port-de-Paix, de Saint-Marc, de Gonaïves et surtout de Port-au-Prince. Certains commerçants ne se déplacent pas et chargent un résident sur place de collecter le charbon et de trouver un moyen de transport pour eux. Dans tous les cas, le commerçant rémunère le chauffeur par sac transporté. Il achemine ensuite les sacs de charbon vers des dépôts ou des marchés, où il paie par sac pour décharger la marchandise et pour la stocker, puis il la vend à des grossistes ou à des détaillants. Le commerce de charbon de bois s’organise, à tous les niveaux de la filière, dans le cadre des pratik, c’est-à-dire de relations de clientélisme. Dans les zones rurales, le charbon est vendu directement devant la maison des détaillants ; en zone urbaine, le détaillant vend au dépôt, sur les marchés à charbon ou les autres marchés.

Extrait de : Erika Rakotomalala, Enjeux et perspectives de la filière charbon de bois en Haïti : un cas d’étude dans le Nord-Est

Source : extrait de : Erika Rakotomalala, Enjeux et perspectives de la filière charbon de bois en Haïti : un cas d’étude dans le Nord-Est

Les effets du déboisement sur le territoire haïtien constituent un engrenage systémique. En effet, au cours de son histoire, la paysannerie haïtienne avait su développer des méthodes et des techniques de culture adaptées à l’agriculture de montagne, avec un système agroforestier dense où l’ensemble des strates était exploité. Mais par la suite, les surfaces caféières ont largement diminué au profit de l’agriculture vivrière. En parallèle, la pression démographique a doublé depuis les années 1980 : même les terres les plus pentues sont valorisées par une agriculture vivrière de survie, sans structures anti-érosives, l’arbre ayant perdu petit à petit sa place dans l’exploitation agricole haïtienne. La disparition de la couverture arborée a entraîné une grave crise environnementale. L’érosion provoque un appauvrissement des terres mises en culture et les rendements agricoles diminuent, fragilisant encore plus les familles paysannes, entraînées dans la spirale de la vulnérabilité : baisse des rendements, baisse des revenus, coupe des arbres et vente de charbon, augmentation de l’érosion, baisse des rendements, etc. Le cycle de l’eau est complètement perturbé : l’infiltration est minimale, le ruissellement maximal ; le niveau des crues est anormalement élevé, provoquant des dégâts matériels et des pertes humaines considérables.

Document n°3 : La spirale de vulnérabilité en Haïti
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Source : André Calmont.

3. Un extraordinaire foisonnement culturel

À l’extrême pauvreté de la population, répond aussi un foisonnement culturel particulièrement varié, Haïti étant souvent présentée comme une terre de culture et d’artistes, que ce soit au plan de la littérature, de la peinture, du cinéma, de la musique ou de la langue créole. Cette riche production culturelle est internationalement reconnue, à travers l’accueil dans les salons, festivals et salles d’exposition, mais aussi à travers les nombreux prix attribués aux créateurs haïtiens. Héritage de l’Afrique et de la colonisation, le vodou et la langue créole constituent les éléments fondamentaux de la matrice originelle de la culture haïtienne, sur laquelle se sont greffées d’autres formes d’expression, plus ou moins anciennes ou récentes. La richesse culturelle se marque également par l’existence d’une diversité régionale encore très vivante, même si on constate, depuis quelques décennies, une uniformisation des modes de vie.

3.1. Haïti, terre de culture et d’artistes

Un extraordinaire foisonnement culturel caractérise en effet Haïti et constitue un ciment fondamental de la cohésion sociale du pays. En participant pleinement au développement humain, la culture apparaît comme un moyen de protéger l’identité et d’éviter l’exclusion sociale. Ce n’est pas un hasard si le séisme de 2010 a généré une importante production culturelle, dans différents domaines. Cette richesse s’exprime à travers la diversité de ses expressions, la créativité de ses artistes et la variété de ses influences. Le legs amérindien, la matrice africaine et les apports occidentaux ont forgé une culture créole dans laquelle les composantes endogènes et exogènes ont su s’imbriquer pour construire un ensemble spécifique. À la trame originelle aux multiples manifestations (vodou, langue créole, architecture, peinture, musique, alimentation, etc.), se sont plus récemment greffées d’autres formes d’expression, souvent influencées par un extérieur en position de force (Églises protestantes, langue anglaise, nouveaux courants musicaux et modes de consommation urbaine). Si cette évolution est commune à toute la Caraïbe, elle offre cependant en Haïti un degré d’accomplissement remarquable et une indéniable originalité.

La littérature (roman et poésie, mais aussi théâtre) connaît, depuis l’indépendance, une grande vitalité, malgré un lectorat restreint en raison du faible taux d’alphabétisation et de la faible implication des pouvoirs publics en la matière. À côté de celle d’expression française, la littérature connaît actuellement un développement d’expression créole. La peinture, depuis la fondation de la République d’Haïti, a toujours su assumer un rôle primordial dans la vie et dans la lutte de ce peuple . Lorsqu’on parle de peinture haïtienne, on la limite généralement à deux courants, la peinture naïve et celle du vaudou ; certes, cette conception unitaire et l’attraction touristique dont Haïti a fait l’objet dans les années 1950 ont permis à la peinture de connaître un succès extraordinaire à l’extérieur mais, depuis les années 1990, a émergé une pensée pluraliste, même si les peintres emblématiques (Hector Hyppolite, Préfète Duffaut, Dieudonné Cédor, pour ne citer que ceux-là) restent ceux des courants traditionnels. Le cinéma haïtien existe, même s’il souffre de nombreuses difficultés et si nombre de réalisateurs vivent hors de leur pays natal. Le film documentaire a été à l’origine du cinéma en Haïti, cinéma militant avec Arnold Antonin comme figure de proue ; il bénéficie toujours d’un grand prestige, en raison des thèmes traités. Par la suite, un nouveau cinéma émerge qui ajoute au documentaire des films de fiction, cinéma d’opinion comme les films de Raoul Peck, autre figure emblématique du septième art local, mais la plupart des films de fiction haïtiens, de l’intérieur comme de la diaspora, ont cherché à peindre la réalité de la société haïtienne, souvent sur fond de drame sentimental.

Document n°4 : Vente de tableaux sur les trottoirs de Pétion-Ville
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Éléments d’habillage d’une palissade de chantier. La culture s’affiche en extérieur et se vend à même le trottoir.
(cliché : André Calmont)

3.2. Une production culturelle internationalement reconnue

Très tôt, la richesse culturelle d’Haïti fut internationalement reconnue et appréciée. En 1944, Dewitt Peters, peintre étatsunien, découvrit l’art naïf et fonda le Centre d’art haïtien qui devint la plus grande destination culturelle et touristique du pays ; puis, en 1975, le passage en Haïti de l’écrivain français André Malraux qui rendit visite au mouvement pictural Saint Soleil, initié par l’artiste Jean-Claude Garroute (dit Tiga), et en fit l’éloge dans ses écrits, eut un impact décisif sur la réception internationale de la peinture haïtienne. En 2015, l’art haïtien a fait l’objet d’une grande exposition à Paris (« Haïti, deux siècles de création artistique » au Grand Palais). Dans le pays même, des galeries d’art réputées existent à Port-au-Prince, comme les galeries Nader ou Monnin par exemple. Les sculpteurs ne sont pas en reste, puisqu’en 2013, Rodney Léon a remporté le concours organisé par l’Onu, avec son œuvre « Arche du retour » en mémoire des victimes de l’esclavage. 

D’expression française ou, dans une moindre mesure, d’expression créole, la littérature haïtienne jouit d’une renommée confirmée par les nombreux prix attribués à ses auteurs.   Entre 2009 et 2013, les écrivains haïtiens ont reçu plus d’une vingtaine de prix internationaux. On peut citer, entre autres, le prix Médecis à Dany Lafferrière pour L’Enigme du retour en 2009 ou le prix Carbet de la Caraïbe à Évelyne Trouillot pour La mémoire aux abois en 2010, tandis que la même année, Kettly Mars recevait le prix du Prince Claus pour Saisons Sauvages . Gary Victor a fait partie de la sélection Médecis de l’année 2012 avec son livre Maudite éducation  ; Lyonel Trouillot a fait partie des quatre derniers finalistes du prix Goncourt en 2011 avec La belle amour humaine et le prix Carbet lui a été décerné en 2013 avec Parabole du failli . Lauréate du Prix Richelieu de la francophonie en 2008 pour La couleur de l’aube , Yanick Lahens a reçu le prix Fémina en 2014 pour son roman Bain de lune . Avec son troisième roman, L’ombre animale , Mackenzie Orcel a reçu pas moins de quatre prix littéraires en 2016. En 2013, Dany Lafferrière a été élu à l’Académie française. De nombreux salons ou festivals autour du livre mettant à l’honneur Haïti ou la francophonie accueillent les écrivains haïtiens produisant aussi bien en français, en créole qu’en anglais. Le pays est également invité d’honneur de manifestations littéraires internationales, festival de poésie de Medellin (Colombie), prix Carbet en Martinique, pour ne citer que l’année 2013.

Au plan du septième art, quelques réalisateurs vivant hors d’Haïti sont très actifs et leurs œuvres font l’objet de programmations internationales, généralement relais de la diaspora. Des festivals sont, en effet, consacrés au cinéma haïtien, comme le Festival international du film haïtien de Montréal créé en 2005 (devenu en 2010 Festival international du film black de Montréal) ou le «  Haiti Movie Award  », festival du film haïtien de Boston qui existe depuis 2011. Arnold Antonin, pionnier du film documentaire en Haïti, consacré par son film Haïti, le chemin de la liberté (1975), a obtenu de nombreux prix internationaux pour ses films (festivals de Genève, de La Havane, de Ouagadougou, de Yaoundé, etc.). De son côté, Raoul Peck, après le film L’homme sur les quais (1993) qui évoque également la dictature sous Duvalier et qui le consacra sur le plan international, en obtenant une sélection officielle au festival de Cannes, reçut également de nombreuses distinctions (dont le prix Nestor Almendros en 1994 pour l’ensemble de son travail en faveur des droits de l’homme).

3.3. Richesse et diversité de la culture populaire

Haïti dispose d’un artisanat d’art d’une grande vitalité, en particulier les objets en fer découpé qui sont fabriqués par les bosmetal (appelés aussi « forgerons du vodou ») à partir du ciselage de baril en métal. Il y a aussi le patrimoine oral, qu’on appelle désormais l’oraliture, qui s’épanouit avec la langue créole, notamment dans les lodyans , genre littéraire caractérisé par un récit bref, proche du conte. La musique constitue aussi une véritable matrice culturelle populaire. Musique extrêmement diversifiée et qui a varié au cours du temps mais on retiendra d’une part, la musique rara, rythme traditionnel du monde rural, en relation avec la culture vodou et d’autre part, une musique urbaine, le compas direct (ou konpa ), apparue à la fin des années 1960 et qui connut un succès immédiat, y compris au-delà des frontières. La fin des années 1980 voit apparaitre un nouveau courant musical, nommé «  mizik rasin  », musique engagée qui revalorise les rythmes traditionnels vodou et rara, avec des apports extérieurs (reggae, pop). Mais c’est aussi et surtout le vodou qui constitue la matrice culturelle originelle du peuple haïtien.

Héritage reçu de l’Afrique, le vodou est un culte rendu à une pluralité de divinités appelées « lwa », les cérémonies se déroulant dans des temples (ounfò), sous la direction de prêtres (houngan) ou de prêtresses (mambo). Malgré la position privilégiée du catholicisme, imposée par le colonisateur, surtout à partir de 1860, date de la signature d’un concordat entre l’État haïtien et le Vatican, le vodou, qui joua un rôle offensif dans les luttes contre l’esclavage, s’est développé en compagnonnage avec le catholicisme. Mais de nombreux préjugés venant de la colonisation n’incitèrent guère les élites à assumer publiquement une reconnaissance du vodou, ni comme une religion, ni comme une source d’identité collective. Le développement du vodou dans une relative clandestinité donna lieu à un imaginaire de la magie et de la sorcellerie auquel on est souvent porté à assimiler le vodou. Il reste cependant un culte qui, en particulier dans les campagnes, remplit des tâches diverses : il favorise le lien social, mais offre aussi une série de pratiques comme des soins paramédicaux à partir de la connaissance des plantes médicinales ; bien plus, il est un système symbolique qui aide l’individu à surmonter ses troubles psychologiques et à affronter les difficultés de la vie quotidienne. Depuis ces 30 dernières années, l’ensemble des religions présentes en Haïti (y compris les nombreuses Églises protestantes et l’islam qui se développe depuis les années 2000) se trouve pris dans la tourmente des luttes ouvertes pour la démocratisation ; le pluralisme religieux devient la marque actuelle de la société haïtienne, perspective qui suppose la séparation entre l’État et les religions.

Le foisonnement culturel se marque également par l’existence d’une diversité culturelle régionale encore très vivante. C’est surtout la faiblesse des moyens de communication et donc des relations qui a progressivement entraîné un repliement des espaces sur eux-mêmes, préservant les particularismes ; ces derniers ont été renforcés au cours des épisodes de lutte régionale au XIXe siècle. Au-delà des marquages culturels de l’ensemble du monde rural (musique rara, combats de coqs, par exemple), ce dernier présente un large éventail de coutumes alimentaires, avec des nuances régionales : le maïs est consommé de manière importante dans le Sud, alors qu’il l’est très peu dans le Nord où il est perçu comme le repas du pauvre ; de même, le manioc, présent dans tout le pays, est surtout une culture du Nord. Quant au riz, c’est surtout une spécialité de l’Artibonite. Certains plats ou produits font la renommée de cuisines régionales, constituant ainsi des marqueurs culturels spécifiques. Dans l’Artibonite, le lalo (Corchorus olitorius) est l’un des éléments identitaires de la région ; Très comparable est l’importance du véritable dans le département de Grande Anse où l’arbre à pain est très répandu. D’autres spécialités connaissent un confinement géographique plus étroit : le vétiver (région des Cayes) ou le rapadou (Plateau Central), par exemple. Par ailleurs, il existe des pratiques sportives spécifiques à certaines régions, comme le pinge sorte de lutte gréco-romaine qui se déroule au son des tambours dans l’extrémité de la péninsule méridionale ou le tire baton (art martial présenté uniquement en démonstration, lors des fêtes, notamment les veillées mortuaires) dans l’Artibonite et le Plateau Central.

Cependant, depuis quelques décennies, sous l’effet de l’intensité de l’exode rural et du brassage de population consécutif, de la macrocéphalie excessive de Port-au-Prince et du développement des échanges entre la province et la capitale, on constate une atténuation des différences régionales et une uniformisation des modes de vie. La nette coupure ville/campagne s’est estompée à partir des années 1980, la ville s’étant paradoxalement ruralisée, les frontières des aires alimentaires tendent à s’atténuer, la principale évolution étant celle du riz qui s’impose progressivement comme aliment de base dans l’ensemble du pays.

4. Une organisation spatiale déséquilibrée : « La République de Port-au-Prince » versus « Le pays en dehors »

C’est au début du XXe sicle que commença la croissance rapide de la capitale, Port-au-Prince, en rapport avec l’occupation américaine. Le mouvement s’accéléra dans les années 1950, puis encore à partir des années 1980 et la région métropolitaine atteint aujourd’hui 2,5 millions d’habitants. Face à la macrocéphalie de Port-au-Prince, il reste peu de place pour les quelques pôles urbains, avoisinant ou dépassant 100 000 habitants, qui pourraient faire contrepoids à la capitale ; seule, la ville du Cap-Haïtien, capitale régionale du nord du pays, pourrait disposer des moyens de le faire. Haïti reste un pays rural et les campagnes profondes, bien que très diverses, l’emportent encore largement dans le paysage.

4.1. La macrocéphalie urbaine de Port-au-Prince

L’occupation du pays par les États-Unis, de 1915 à 1934, a marqué le début de la croissance rapide de la capitale. Les occupants ont réorganisé l’administration et favorisé la centralisation des activités pour des raisons politiques et économiques, au détriment des villes et des ports de province qui commencèrent à décliner. Pendant cette période, des améliorations furent apportées aux infrastructures et aux services urbains de Port-au-Prince. Les campagnes furent vidées de leur réservoir de main-d’œuvre paysanne au profit des plantations sucrières de Cuba et de République Dominicaine, tandis que l’attraction cumulative des services dans la capitale affirmait ainsi l’existence de la « République de Port-au-Prince ». Après 1934, la croissance se poursuivit et la métropole attirait en raison du divorce de plus en plus marqué entre l’archaïsme du milieu rural et des villes de province et le modernisme relatif de la capitale.

À partir de 1950, date à laquelle la population avait atteint 140 000 habitants, la centralisation et les migrations s’intensifièrent, désorganisant le milieu urbain avec la prolifération de zones d’habitat précaire. Depuis la fin des années 1970, la crise économique mondiale s’est ajoutée à la crise des campagnes haïtiennes et à la situation sociopolitique dont les paysans étaient souvent les principales victimes, pour déclencher un exode rural sans précédent et, par voie de conséquence, une explosion urbaine. La ville, qui avait déjà un demi-million d’habitants en 1971, passa à un million en 1982, puis à deux millions au début du XXIe siècle (IHSI). Mais déjà, la ville avait débordé ses limites administratives et s’était étalée sur les deux communes voisines de Delmas et Carrefour, ainsi que sur Pétion-Ville, Delmas ayant été par la suite amputée d’une partie de son territoire pour former deux nouvelles communes, Cité Soleil et Tabarre. Dans la décennie 2000, le mouvement s’est poursuivi et la région métropolitaine a atteint 2,4 millions au recensement estimatif de l’IHSI en 2009, dans le cadre d’une urbanisation incontrôlée et incontrôlable (doc. 5).

Document n°5 : Modélisation du "grand Port-au-Prince"

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Source : André Calmont.

Le poids démographique de l’aire métropolitaine est devenu actuellement écrasant, puisque celle-ci rassemble un quart de la population totale du pays et plus de 55 % de la population urbaine. Le phénomène risque de s’amplifier puisqu’à Port-au-Prince, le taux de croissance de la population est deux fois plus élevé que celui de la population globale et beaucoup plus fort que celui des autres centres urbains de plus de 10 000 habitants. Si la primauté de la capitale politique ou économique est un phénomène banal dans de nombreux pays du monde, la situation haïtienne est presque caricaturale. Certes, la faible superficie du pays ne favorise pas l'éclosion d'un réseau urbain équilibré mais, en Haïti, le rapport de population entre l'aire métropolitaine et Le Cap-Haïtien, la seconde ville du pays, est passé de 5,9 en 1950 à 9,6 en 2012 (IHSI). À titre de comparaison, le rapport entre la capitale de la République Dominicaine, Santo Domingo, et la seconde ville du pays, Santiago de los Caballeros, est passé de 4,3 en 1970 et à 5,3 en 2010. Malgré le séisme de 2010, qui a entraîné la disparition ou la fuite d’un tiers de la population, les habitants de la capitale étaient plus nombreux en 2012 qu'en 2009. La macrocéphalie de Port-au-Prince n’a donc jamais été contestable, ni contestée.

4.2. « Le pays en dehors »

En dépit d’une urbanisation très rapide, la moitié de la population est encore rurale. Dans les campagnes qui supportent des densités élevées, vit une petite paysannerie cultivant des lopins de terre morcelés, inférieurs à deux hectares, avec des systèmes de cultures variés et des techniques traditionnelles. Cette structure microfundiaire, pourtant matrice de la société haïtienne, constitue néanmoins le « pays en dehors », selon l’expression de Gérard Barthélemy, traduisant à la fois la dépréciation que subit le monde rural et une dynamique régressive. Il a existé, en effet, pendant très longtemps un préjugé défavorable à l’encontre du monde rural et tout ce qui était urbain était considéré comme supérieur au rural. Aujourd’hui, les rigueurs de cette discrimination tendent à s’estomper, face notamment à l’organisation des paysans, mais ces séquelles demeurent encore vivaces.

Dans ce pays resté très rural, les campagnes profondes, bien que très diverses, l’emportent encore largement dans le paysage.Le centre du pays comprend deux régions distinctes, le bassin de l’Artibonite et le Plateau Central, séparées approximativement par la chaîne des Montagnes Noires. La péninsule méridionale n’a guère connu de transformations, malgré la présence de la ville des Cayes (80 000 hab.) qui a du mal à jouer son rôle de capitale du Sud. Enfin, la chaîne septentrionale, ou Massifs du Nord, constitue un ensemble montagneux dont la mise en valeur agricole a été précoce et qui supporte encore de fortes densités rurales. Les périphéries éloignées, sortes de bouts du monde, sont constituées de zones qui sont éloignées de la région centrale, aussi bien sur le plan géographique qu’économique. Leurs niveaux de vie et d’équipement sont relativement bas et elles ont du mal à retenir leur population. Il s’agit de la péninsule du Nord-Ouest, région la plus sèche du pays (notamment la côte sud), du Sud-Est, à l’est de Jacmel, région également très sèche d’où émerge à peine la bourgade d’Anse-à-Pitres (8 000 hab.) en raison de sa position frontalière, « La Côte » de Grande Anse qui désigne l’extrémité de la péninsule méridionale, entre Jérémie et Tiburon, zone très enclavée où la pêche est la principale activité, le port d’Anse d’Hainault (11 000 hab.) étant le plus actif. Les montagnes les plus élevées du pays constituent des espaces en marge : le massif de la Hotte, en arrière de « La Côte » et qui culmine au pic Macaya (2 347 m) et le massif de la Selle, longue chaîne montagneuse qui sépare les départements de l’Ouest et du Sud-Est. Il culmine au Pic la Selle (2 674 m), le plus haut sommet du pays. Ces deux espaces montagneux constituent des zones marginalisées, mais aussi des réserves écologiques qui sont cependant menacées par l’exploitation forestière et les défrichements agricoles.

Face à l’importance de l’aire métropolitaine de Port-au-Prince, il reste peu de place pour des pôles urbains qui pourraient faire contrepoids à la capitale. Les centres urbains régionaux présentent en effet le paradoxe d’une croissance démographique et spatiale mais sans développement économique : disposant de faibles ressources et d’une base industrielle très limitée, ils possèdent des fonctions qui se limitent principalement au commerce de gros, de détail, de micro-détail et aux services de base à la personne. Six villes ou agglomérations approchent ou dépassent 100 000 habitants. En fonction de leur éloignement de la capitale et de l’état des axes routiers, ces centres urbains polarisent un espace régional relativement vaste (Le Cap-Haïtien, Port-de-Paix et Les Cayes) ou beaucoup plus réduit : Saint-Marc (120 000 hab.), Gonaïves (230 000 hab.), Ouanaminthe. Mais dans tous les cas, il s’agit d’une croissance sans réel développement : dans ces six centres urbains régionaux, c’est le marché principal qui joue un rôle central dans les activités économiques ; la situation de Ouanaminthe (60 000 hab.) est un peu particulière, en raison de sa localisation à la frontière dominicaine et de l’importance de son marché binational.

La ville du Cap-Haïtien pourrait-elle fonctionner comme métropole d’équilibre ? Capitale coloniale (Cap-Français) dont elle garde des vestiges architecturaux, la ville fut reléguée, en 1820, au second rang derrière Port-au-Prince, la capitale actuelle. Mais c’est seulement à la suite du séisme de 1842 qui détruisit une grande partie de la ville que Le Cap-Haïtien a perdu sa position de capitale économique face à Port-au-Prince. Actuellement troisième ville par sa population, elle reste le deuxième pôle du pays par son poids économique, ses infrastructures et son rôle administratif et politique. Distante de Port-au-Prince de plus de 250 km, ce qui l’empêche de tomber sous l’influence directe de la capitale, et peuplée de plus de 250 000 habitants, Le Cap-Haïtien étend son influence économique, politique et culturelle sur les trois départements septentrionaux, depuis Port-de-Paix (100 000 hab.) jusqu’à Ouanaminthe. C’est la capitale incontestée des deux millions d’habitants du nord du pays. En plus du marché que constitue sa population, le rôle du Cap-Haïtien s’appuie sur ses infrastructures portuaire et aéroportuaire, toutes deux internationales.

5. L’instabilité politique, reflet de l’histoire de la première république noire de la Caraïbe

Indépendante dès 1804, première nation noire de la Caraïbe, Haïti n’a jamais réussi à asseoir une vie démocratique dans une société apaisée. Le pays connut, pendant plus d’un siècle, une instabilité chronique, faite de coups d’État, de luttes paysannes, de conflits entre clans ou entre Noirs et Mulâtres, jusqu’à l’occupation du pays par les troupes américaines pendant près de 20 ans. La dictature des Duvalier, père et fils, mena une politique de répression à l’encontre de la population, pressurant les paysans et exploitant le pays à des fins personnelles. La fin des Duvalier ne signifia pas la fin de la dictature, puisque les coups d’État se multiplièrent ; depuis, on est entré dans une ère d’insécurité diffuse dans laquelle pouvoir et opposition s’opposent dans un climat permanent de violence. Il est vrai que le processus démocratique a du mal à s’enraciner face à la corruption, à l’absence de crédibilité des scrutins électoraux et au manque de confiance dans le personnel politique.

5.1. La construction du territoire, de l’occupation française à l’occupation américaine

Peuplée depuis très longtemps par les Amérindiens, l’île d’Ayti fut conquise par les Espagnols à la fin du XVe siècle et porta le nom d’Hispaniola. Un siècle plus tard, le tiers occidental de l’île devint la colonie française de Saint-Domingue, qui fut dès lors exploitée, par le système esclavagiste, principalement pour la production sucrière. À la fin du XVIIIe siècle, éclata une révolte des esclaves qui aboutit, en 1804, à l’indépendance du pays, redevenu Haïti. Les dirigeants issus de la guerre d’indépendance récupérèrent les propriétés des colons français ; ils constituèrent une oligarchie qui ne rompit pas avec le schéma économique traditionnel orienté vers la reconstitution de la grande propriété et la production des denrées d’exportation, dans des conditions coercitives pour les paysans. De plus, il fallut réactiver la production de denrées commerciales pour payer l’indemnité de 150 millions de francs imposée par la France en 1825 en échange de l’acceptation officielle de l’indépendance d’Haïti. La constitution d’un régime semi-féodal dans le pays entraîna, au cours du XIXe siècle, une série de troubles sociaux (notamment la révolte des Piquets dans le Sud en 1842) durement réprimés par le pouvoir. Cependant, le processus de parcellisation agraire s’accéléra et il se constitua une petite paysannerie qui développa une agriculture familiale destinée à la production vivrière. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le conflit racial entre les deux factions de la classe au pouvoir (Noirs et Mulâtres) alimenta le débat politique intérieur, tandis que le pays entreprit une insertion progressive dans le système mondial capitaliste, suite aux investissements étrangers dans l’agriculture et les infrastructures, pénétration économique qui ne se fit pas sans résistance nationale, notamment de la part des paysans.

La société haïtienne, subordonnée aux impératifs des nations impérialistes, déchirée intérieurement par des conflits de clans et des luttes paysannes, était en proie à une grave crise structurelle, d’autant plus que la population avait triplé depuis l’Indépendance. Devant cette instabilité politique intérieure, les troupes américaines débarquèrent le 28 juillet 1915 et occupèrent le pays pendant près de 20 ans, jusqu’en 1934. L’occupation américaine se heurta à la résistance, dans le Nord et le Plateau Central, du mouvement nationaliste « caco » et il fallut plusieurs années aux Nord-Américains pour venir à bout des insurgés, la « pacification » se soldant par la mort de plusieurs milliers de Cacos. De nombreuses entreprises américaines (produisant sucre, coton, café, sisal, bananes, ou élevant du bétail) s’installèrent alors sur des concessions, tandis que les masses rurales pratiquèrent une résistance passive pour les réquisitions et les corvées. Cette occupation fut à l’origine de la première vague d’émigration des Haïtiens vers Cuba et la République Dominicaine, mouvement encouragé par l’occupant.

5.2. La longue dictature des Duvalier

Une fois son indépendance formellement restaurée, le pays ne fonctionna guère mieux qu’auparavant, car il était toujours composé de deux « entités sociales distinctes », l’une regroupant moins de 5 % de la population, représentant la richesse et la culture, l’autre, plus de 95 % de la population constituant un monde rural complètement privé d’information et de pouvoir d’intervention dans les affaires nationales. Face à l’oligarchie mulâtre, francophile, catholique, réactionnaire qui présidait au destin du pays, on assista à la montée en puissance d’une nouvelle classe sociale, qui trouva dans la campagne anti-superstitieuse (1941) contre les vaudouisants, donc contre l’ensemble du peuple haïtien, l’occasion de développer une idéologie « noiriste » qui revendiqua le pouvoir « au nom du plus grand nombre ». Cette classe moyenne d’origine non mulâtre dont l’occupation américaine (par le renforcement de l’appareil de l’État, une certaine modernisation du pays et la création des conditions de l’exercice de professions libérales) avait favorisé la naissance, s’efforça de faire entrer les ruraux dans son jeu, par la mise en œuvre d’une stratégie politique de type populiste.

Médecin dans les régions rurales, François Duvalier s’était attiré les faveurs des populations pour sa lutte contre les maladies de la pauvreté, d’où son surnom de « Papa Doc ». Après la chute du président Magloire, il se porta candidat à la présidence de la République, dans un climat d’agitation sociale et d’instabilité politique. S’appuyant sur une stratégie « noiriste » opposée à l’élite mulâtre et ayant reçu le soutien financier des « Syriens », Duvalier fut élu en 1957. Mais une fois au pouvoir, il interdit les partis d’opposition et mena une politique de répression, notamment contre l’élite mulâtre qui trouva rapidement refuge à l’étranger. Se proclamant « président à vie », Duvalier asservit l’armée, entretint la corruption, supprima les libertés civiles et institutionnalisa la terreur à travers l’organisation d’une milice de Volontaires de la Sécurité Nationale, plus connus sous le nom de « tontons macoutes ». Éliminant l’opposition de l’Église catholique, il ranima, parallèlement, les traditions du vodou, les utilisant pour consolider son pouvoir. S’appuyant sur le climat de guerre froide et sur l’exemple de la révolution cubaine, il exploita la peur du communisme pour justifier la répression et obtenir le soutien des États-Unis. En fait, c’est une nouvelle classe sociale qui s’empara du contrôle de l’État : l’ancienne bourgeoisie, mise hors-jeu, fut remplacée par une petite bourgeoisie non mulâtre qui prit en main la conduite des affaires. Face à cette évolution, les masses populaires semblaient adhérer à ce discours nationaliste, anti-oligarchique et anti-libéral du populisme duvaliériste.

La solidité du régime s’affirma en 1971 avec la passation des pouvoirs au jeune fils (surnommé « Baby-Doc ») du dictateur, après le décès de celui-ci : avec Jean-Claude Duvalier, on assista à une libéralisation économique (investissements internationaux, notamment dans le cadre d’industries d’assemblage, aide internationale) avec l’appui de Washington. Le changement se marqua également par la fin des hostilités contre les Mulâtres, sorte de réconciliation nationale entre l’ancienne et la nouvelle bourgeoisie ; le rôle oppressif et occulte des tontons macoutes fut rogné au bénéfice de celui de l’armée qui se vit renforcée. Mais cette politique ne remit pas en cause les mécanismes de la répression, notamment dans les campagnes, où les paysans continuèrent à être pressurés et expropriés, ce qui contribua au développement des famines à la fin des années 1970 et au début des années 1980. À l’évidence, les liens existant entre les mécanismes politiques et économiques sont ainsi indubitablement démontrés. L’exploitation du pays à des fins personnelles par le clan familial du dictateur entraîna le mécontentement de nombreux secteurs de la société. Le 7 février 1986, le dictateur fut forcé de prendre la fuite devant une insurrection populaire et la foule s’en prit non seulement aux biens et aux symboles du régime déchu, mais également à ses partisans, manifestations qui firent plusieurs centaines de victimes, essentiellement des tontons macoutes. Depuis cette date, Haïti est entrée dans une nouvelle phase et l’identité territoriale décrite ne semble pas aussi immuable qu’elle paraît l’être. Comme tous les autres, le territoire haïtien s’est forgé et se forge à la suite d’un ensemble d’évolutions, plus ou moins longues ou brutales, plus ou moins superficielles ou profondes, laissant ainsi des empreintes différenciées dans le pays, au gré du rythme et de la vitesse des changements intervenus depuis 30 ans.

Auteur : André Calmont

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