ZOOMS
 
Trinidad-et-Tobago (2000-2005)
Hydrocarbures et recherche de leadership

 

La République de Trinidad-et-Tobago concentre la totalité de ses 1 262 000 habitants – dont la majeure partie de la population, soit 1 208 000 personnes, vit à Trinidad (Central Statistical Office, 2000) - dans les deux îles éponymes. D'un point de vue géomorphologique, Trinidad (4 828 km2) n'appartient pas, contrairement à Tobago (300 km2), à l'arc volcanique antillais, mais bien au continent sud-américain. A deux endroits, elle est située à environ quinze kilomètres du Venezuela, d'une part au nord-ouest à hauteur de la presqu'île de Chaguaramas qui fait face à la péninsule de Paria, et d'autre part à sa pointe sud-ouest qui se trouve en face de la région du delta de l'Orénoque.

 

Figure 1 : La situation de Trinidad au contact du continent sud-américain

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Dépendance de l'Empire espagnol, puis à partir de 1797 de l'Empire britannique, Trinidad forme à partir de 1889 une entité administrative commune avec Tobago. Les deux îles accèdent conjointement à l'indépendance en 1962, au même titre qu'un certain nombre de possessions britanniques de la région, après l'expérience avortée de l'éphémère West Indies Federation entre 1958 et 1962. La République de Trinidad-et-Tobago est une démocratie parlementaire. A sa tête se trouve un président élu par un collège électoral constitué des membres des deux assemblées, le Sénat et la Chambre des députés. Son rôle est limité et consiste essentiellement à nommer un Premier ministre au sein de la majorité issue des élections législatives. Si la capitale Port of Spain ne compte que 49 031 habitants (2000), son agglomération, qui s'étale essentiellement le long du corridor ouest-est vers Arima, peut être estimée à plus de 300 000 habitants. San Fernando, Chaguanas, Arima, Point Fortin viennent ensuite dans la hiérarchie urbaine.

La présence d'une forte population originaire du subcontinent indien constitue un élément marquant de la composition ethnique de Trinidad-et-Tobago. Le recensement publié en 2000 a montré qu'au cours de la dernière décennie du XXe siècle la population descendant des travailleurs venus d'Inde pour se substituer aux esclaves d'origine africaine libérés par les lois abolitionnistes anglaises de 1832, a constitué pour la première fois, avec 40 % de la population totale, le groupe ethnique le plus nombreux contre 37,5 % d'afro-américains et 20,5 % de métis. Les 2 % restants se partagent entre des personnes originaires d'Europe, du Proche et de l'Extrême-Orient. Cette composition, contrairement à ce qui se passe non loin de là sur le continent sud-américain au Guyana, n'engendre pas de tensions majeures d'un point de vue strictement ethnique. Cette bipolarité a cependant cristallisé la vie politique selon une tonalité parfois très conflictuelle autour des deux partis politiques qui la dominent au début du XXIe siècle. Issu de la lutte pour l'indépendance, le People's National Movement (PNM), dont la figure emblématique fut le Premier ministre (1958-1981) et historien Eric Williams, est soutenu par la composante afro-américaine de la population. L'Union National Congress (UNC), créé par des dissidents du PNM au cours des années 1980, est quant à lui le vecteur politique privilégié de la population d'origine indienne. En la personne de son leader Basdeo Panday, les élections de 1995 ont amené pour la première fois au pouvoir un membre de cette communauté.

Trinidad échappe, contrairement à Tobago, aux stéréotypes habituellement convoqués pour dresser un tableau socio-économique des îles de la région. Parmi les éléments qui corroborent ce propos, on peut en retenir deux principaux. Il s'agit d'abord du faible poids du tourisme dans l'économie. Trinidad ne connaît pas de fréquentation touristique, hormis les croisiéristes nord-américains les plus aventureux qui descendent pour quelques heures des bateaux de luxe parfois amarrés aux quais de Port of Spain. La tendance est à la réflexion autour de la notion d'écotourisme afin d'exploiter plutôt la forêt pluviale, qui recouvre la moitié de la surface de l'île, qu'un littoral que l'on peut estimer comme relativement peu attractif dans le contexte caraïbe. Mais surtout, le secteur intégré de l'énergie domine l'économie grâce aux abondantes ressources en hydrocarbures contenues dans son sous-sol et dans le sous-sol sous-marin de sa Zone Économique Exclusive. La filière des hydrocarbures combine désormais non seulement l'extraction de pétrole, mais également la liquéfaction du gaz naturel qui permet d'alimenter des unités de transformation pétrochimiques. Le pays est ainsi parmi les plus importants producteurs et exportateurs mondiaux d'ammoniaque, de méthanol et d'urée.

Trinidad-et-Tobago se caractérise à la fois par une conformité à certains éléments du modèle caraïbe à travers par exemple l'insularité et le caractère multiethnique donc multiculturel de sa population, tout en s'en éloignant de façon marquée si l'on se réfère à l'économie. La figure 2 montre l'écart important présenté par sa répartition sectorielle par rapport aux autres États de la CARICOM. Trinidad-et-Tobago est proportionnellement à la fois le pays le moins agricole, le plus industriel et, mis à part le Belize et Haïti, celui où les services représentent le plus faible pourcentage. Notons enfin que les atouts industriels dont le pays se prévaut soulèvent un certain nombre d'interrogations quant à la dangerosité de leur intrusion dans des milieux naturels réputés fragiles.

 

Figure 2 : Répartition en pourcentage des secteurs économiques dans les pays de la CARICOM


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L'avantage que procure sur les autres États le profil économique atypique de Trinidad-et-Tobago caractérisé par la prédominance d'un secteur énergétique intégré conduit le pays à prétendre à un rôle de leader dans un contexte régional caraïbe marqué par la juxtaposition d'États présentant un ensemble de handicaps. L'objectif de ce texte est de montrer comment s'organise une éminence économique inachevée.

Une éminence économique régionale grâce au secteur énergétique


« The story of the twentieth-century Trinidad economy would be, in large measure, the story of oil. »

Brereton, 1982

L'émergence dès la seconde moitié du XIXe siècle d'une importante activité d'exploitation des hydrocarbures à Trinidad est à plusieurs points de vue remarquable. Cette intrusion dans un espace insulaire de moins de 5 000 km² constitue une diversification singulière pour une île caraïbe uniquement vouée jusqu'alors aux productions agricoles définies dans un cadre colonial. Le développement de l'activité nouvelle ne va pas de soi, même si la genèse de l'industrie des hydrocarbures peut ici être considérée comme la plus ancienne du monde. Le premier épisode démarre avec le forage d'un puits en 1857 dans le secteur de La Brea par la compagnie américaine Merrimac Oil Company (Brereton, op. cit.) Cette région du sud-ouest de l'île est marquée par la présence d'un lac d'asphalte, Pitch Lake, curiosité géologique de laquelle on extrait un matériau dont Raleigh avait déjà reconnu la qualité pour calfater ses navires lors d'un raid sur Trinidad en 1587 (Giacottino, 1977). Pitch Lake s'avère être l'indice à ciel ouvert d'une forte présence d'hydrocarbures dans des sols alors recouverts par la forêt primitive. L'extraction de son asphalte1 est à distinguer des débuts balbutiants, à la même époque et dans le même secteur, de celle du pétrole. En effet, alors que la production d'asphalte, qui sert notamment à recouvrir la voirie de Washington et même deux artères parisiennes2, ne cesse d'augmenter jusqu'à culminer à 206 000 tonnes en 1913, celle du pétrole par forage connaît un développement plus heurté.

Sous l'impulsion de quelques précurseurs, une activité pionnière, contrariée par d'importants problèmes de salubrité et de logistique, se développe à Trinidad pendant une dizaine d'années. Du point de vue de la rentabilité économique, ces entrepreneurs se trouvent confrontés aux aléas d'une demande restreinte, essentiellement soutenue par les dispositifs urbains d'éclairage. Cet épisode originel, au cours duquel le pétrole est acheminé par bateaux aux États-Unis et en Angleterre, permet de prendre date. Il vient en effet trop tôt dans la mesure où le marché naissant est rapidement absorbé par les gisements découverts en 1859 par le capitaine Drake en Pennsylvanie. Le véritable envol de l'industrie pétrolière à Trinidad survient au cours des premières années du XXe siècle, alors que la demande liée au développement de la locomotion automobile par le principe du moteur à combustion interne s'accroît considérablement. Ce fait nouveau permet à des investisseurs d'entrapercevoir des possibilités d'expansion malgré la persistance des difficultés dues aux conditions sanitaires, aux contraintes du terrain et à l'étroitesse de l'assise capitalistique. L'impulsion définitive est donnée par les autorités coloniales lorsqu'elles se rendent compte de l'intérêt du pétrole trinidadien. Celui-ci devient une ressource stratégique dans le cadre de l'Empire britannique alors que l'orientation de la propulsion des unités de la Royal Navy conduit à son utilisation croissante. De 1909 à 1914, la production annuelle passe de 47 000 à un million de barils. L'île assure une bonne partie du ravitaillement de l'Angleterre en guerre. En 1916, est créée à Pointe-à-Pierre une première raffinerie vers laquelle converge un réseau de pipelines venant des différents champs d'extraction. Le raffinage s'applique alors à 80 % du pétrole brut et permet l'élaboration de produits diversifiés comme le fuel pour les navires de guerre, le kérosène, l'essence et différents types de lubrifiants. Progressivement les raffineries de Pointe-à-Pierre et de Point Fortin traitent du pétrole brut importé d'autres centres de production. Le boom pétrolier à Trinidad est facilité par le fait que le droit britannique reconnaît la propriété du sous-sol au propriétaire du sol. Des dizaines de sociétés sont alors créées essentiellement par des propriétaires terriens. En 1930, les concessions pétrolières représentent 11,3 % de la superficie totale de l'île, quasiment toutes concentrées dans les districts du sud. Trinidad constitue alors un foyer de développement inédit dans les Caraïbes, attirant de ce fait une population issue de petites îles qui ne peut plus compter sur une industrie sucrière en panne. En 1944, au plus fort de la Seconde Guerre mondiale, le poids de l'industrie pétrolière dans les exportations de l'île atteint 80 %, tout en n'employant cependant qu'un nombre de personnes - autour de 15 000 - beaucoup moins important que dans le secteur agricole.

L'épisode suivant de l'histoire de l'exploitation des hydrocarbures concerne le développement de structures en mer à partir des années 1950. Deux secteurs marins, dans le golfe de Paria au sud-ouest et dans l'Atlantique au sud-est, font l'objet de concessions dont les premières compagnies bénéficiaires sont Texaco, Shell et British Petroleum. Le pétrole offshore fournit une part croissante de la production totale jusqu'à s'élever à la fin des années soixante au niveau de la production de terre ferme avec une productivité par puits très nettement supérieure.

 

Figure 3 : Champs de pétrole et de gaz exploités à Trinidad-et-Tobago (2000)

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En 1974, Le pétrole offshore compte pour 71,5 % dans le total grâce au progrès des techniques qui permettent de prospecter plus loin au large et plus profondément dans le sous-sol sous-marin. La concession faite à Amoco à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Trinidad s'avère de la plus haute importance puisqu'elle permet alors non seulement d'atteindre une production de pétrole record, mais également de découvrir d'importants gisements de gaz naturel. Cette ressource nouvelle ne conduit pas dans un premier temps à une avancée économique significative dans la mesure où le gaz extrait est seulement, soit utilisé pour un usage domestique, soit réinjecté pour permettre l'extraction du pétrole, soit encore purement et simplement rejeté dans l'atmosphère. Cette déperdition cesse quand est lancé au début des années quatre-vingt-dix un ambitieux programme qui aboutit en 1999 à la mise en service de l'unité 1 de l'usine de liquéfaction de gaz LNG3 Atlantic à Point Fortin, suivie en 2002 par l'unité 2, en 2003 par l'unité 3 et en 2005 par l'unité 4. Le capital de cet imposant complexe est partagé entre cinq actionnaires, l'État de Trinidad-et-Tobago par l'intermédiaire de Natural Gas Company TT et des intérêts anglais, américains, belges et espagnols à travers des filiales des groupes Amoco, British Gas, Tractebel et Repsol. En aval de la phase extractive, le développement des industries chimiques met Trinidad-et-Tobago dans une position de leader mondial pour l'exportation d'ammoniac et de méthanol. Cette diversification à l'intérieur du secteur des hydrocarbures constitue une garantie contre une trop grande dépendance aux fluctuations des cours mondiaux des matières premières, pétrole brut et gaz naturel. Le secteur des hydrocarbures, qui contribue au PIB à hauteur d'un quart, aux exportations pour les trois-quarts et représente 20 % des revenus de l'État, assure pour une large part au pays une série d'indicateurs relativement enviables dans le contexte régional. L'effet d'entraînement sur le reste de l'économie est important, puisque Trinidad possède « le secteur manufacturier le plus développé et de loin de la Caraïbe4 ».

 

Figure 4 : Généralités sur les États membres de la CARICOM

  Superficie Population 1 PIB 1 (millions $) PIB par habitant
ANTIGUA-ET-BARBUDA 443 68 300 750 11 000 2
BAHAMAS 13 940 300 000 5 049 16 700 3
BARBADE 431 278 000 4 355 15 700 3
BELIZE 22 968 273 000 1 280 4 900 2
DOMINIQUE 754 69 000 380 5 400 2
GRENADE 344 89 000 440 5 000 2
GUYANA 215 000 706 000 2 797 4 000 3
HAÏTI 27 750 7 756 000 12 300 1 600
JAMAÏQUE 10 991 2 713 000 10 600 3 900 3
MONTSERRAT 102 9 200 29 3 400 2
SAINTE-LUCIE 616 164 000 866 5 400 2
SAINT-KITTS-ET-NEVIS 261 39 000 339 8 800 2
ST-VINCENT-ET-GRENADINES 389 117  000 342 2 900 2
SURINAME 163 270 437 000 1 752 4 000 3
TRINIDAD-ET-TOBAGO 5 5 128 1 096 000 10 520 9 500 3
TOTAL 462 387 14 114 500 51 779  
1. estimation 2004 ; 2. 2002 ; 3. 2003 - Source : CIA World Factbook - 2004.

 

L'apport du secteur de l'énergie est donc capital pour l'économie du pays. Son développement a entraîné une importante réorganisation foncière dans les régions concernées. La structuration des rapports sociaux, ce mot étant pris au sens du conflit lié à l'organisation du travail, constitue un autre point qui mérite d'être souligné. La crise mondiale des années trente en fournit l'illustration. Même si les salaires versés aux paysans travaillant sur les plantations de cacao sont « abysmally low » (Brereton, op. cit.), les protestations les plus virulentes émanent d'une classe ouvrière frustrée par le hiatus entre le niveau des bénéfices engrangés par les actionnaires des compagnies pétrolières et celui des salaires. La contraction du pouvoir d'achat liée à l'inflation galopante due à la crise mondiale attise le mécontentement des ouvriers du secteur pétrolier. Constituant « a modern industrial proletariat of skilled workers who were easier to organize and mobilize than the agricultural labourers » (Brereton, ibid.), ils ressentent en outre l'humiliation de la différence de traitement par rapport aux employés blancs des compagnies. Entraînés notamment par Uriah Butler, travailleur originaire comme beaucoup d'une autre île des Caraïbes, en l'occurrence Grenade, ils reprennent sur un mode ouvertement revendicatif les conclusions du Report of Commission on The Trinidad and Tobago Disturbances (1937) qui estime que :


« Among many other matters complained of were alleged unfair discrimination between white and coloured employees, inadequate ambulance provision, lack of a satisfactory apprenticeship system for young workers, excessive fines and so on: all matters making their contribution to the sum of discontent, but which in industry in Great Britain would, in so far as they had any substance, have found ready and early adjustment by friendly collaboration between the men's representatives and the management. »

Les désordres des années 1930 culminent lors des émeutes de 1937 qui conduisent à la mort de plusieurs personnes. Parfois exacerbés par les idées panafricaines développées par Marcus Garvey et Georges Padmore, ces événements précipitent Trinidad dans le concert des pays possédant une classe ouvrière revendicative et en voie d'organisation. Au-delà de l'aspect strictement économique du développement du secteur pétrolier, la fonction structurante jouée en matière de relations sociales par l'industrie pétrolière constitue un élément notable. De plus, même s'il ne faut pas en exagérer la portée, l'organisation de la classe ouvrière à Trinidad, permet aux mouvements revendicatifs locaux de s'inscrire dans un cadre plus global qui favorise les échanges et une ouverture au monde inédite dans la région. Alors que le transfert de travailleurs agricoles issus de lointaines contrées asiatiques organisé dans les réseaux internes à l'Empire britannique représente une forme passive d'intégration, Trinidad s'intègre de façon plus active par les actions à caractère revendicatif de ses travailleurs caribéens de l'industrie pétrolière.

Intégration régionale et question du leadership

On peut considérer que le reproche de discrimination entre la colonie et la métropole concernant les relations sociales exprimé à la fin de la citation ci-dessus sonne comme l'expression prémonitoire d'un processus menant à l'indépendance. En effet, après la Seconde Guerre mondiale, le temps de la décolonisation est venu. Pour Trinidad et les autres Crown Colonies de la région, elle se construit en deux temps, d'abord à travers la création en 1958 de la British West Indies Federation (BWIF) puis par son éclatement progressif à partir de 1962. À chaque fois on retrouve la figure d'Eric Williams, dont la double stature d'universitaire reconnu et d'homme politique éminent contribue fortement à l'activisme de Trinidad-et-Tobago. Dans sa thèse de doctorat soutenue en 1938 et publiée en 1944 sous le titre Capitalism and Slavery, Williams se livre à une réinterprétation des fondements de la politique coloniale, montrant à quel point le système esclavagiste représente la base du démarrage industriel de l'Angleterre à l'aube du XIXe siècle. Dans British Historians and the West Indies (1962), il critique le fait que l'historiographie de la Caraïbe soit avant tout l'œuvre d'historiens originaires de la puissance coloniale et enjoint les historiens caribéens de ne pas leur laisser le champ libre. Ses travaux et ceux d'autres intellectuels comme son compatriote C.L.R. James, le Jamaïcain W. Adolphe Roberts ou le Colombien German Arciniegas, comme le souligne Norman Girvan, secrétaire général de l'Association des États Caraïbes (AEC), lors d'une conférence donnée à Port of Spain en avril 2001 :


« ont été les premiers à suggérer la vision d'une Caraïbe transcendant les langues et les liens coloniaux et mettant l'accent sur une expérience historique commune : décimation des peuples indigènes, rivalité et guerres entre les peuples colonisateurs, système des plantations, esclavage et travailleurs sous contrat. »

En ce qui concerne Williams, il y a continuité et cohérence entre d'une part l'œuvre de l'universitaire, également auteur d'ouvrages de références sur Trinidad-et-Tobago et plus largement sur l'histoire de la Caraïbe, et d'autre part sa carrière politique. Après avoir fondé le People's National Movement (PNM) en 1956, il devient Chief Minister de la colonie et à ce titre s'investit activement dans la création de la BWIF en 1958. Cette entité s'appuyant sur une constitution fédérale regroupe, outre Trinidad-et-Tobago, la Jamaïque, la Barbade, la Dominique, Antigua-et-Barbuda, Saint-Lucie, Saint-Vincent-et-les-Grenadines et Saint-Kitts-et-Nevis. Lorsque Trinidad-et-Tobago et la Jamaïque décident de quitter la fédération en 1962, elles déclenchent le processus de son éclatement qui conduit certains de ses membres à l'indépendance, alors que les plus petites entités choisissent d'adapter leur statut en vertu des possibilités d'association offertes par le Royaume-Uni. A Trinidad, Williams devient Premier ministre jusqu'à sa mort en 1981. Sa pensée politique l'oriente vers le nationalisme et une pratique qui ne laisse pas apparaître beaucoup de goût pour le partage du pouvoir, comme en témoigne en 1979 un futur ministre des Affaires étrangères du pays qui estime que :


« While a believer and practitioner of democracy, Eric Williams was a paternalistic, authoritarian figure who dominated his country's political landscape until his death in 1981. Williams was very much a nationalist. He was very much the chief architect of his country's foreign policy, no matter who his foreign minister happened to be. »

Basdeo S. et Mount G., 2001

Il se démarque des revendications syndicales et du socialisme, contrairement à la situation qui prévaut à la Jamaïque où Norman Manley puis son fils Mickael les représentent au pouvoir dans le cadre d'alternances démocratiques. La politique régionale de Williams peut se définir comme une navigation subtile structurée par des relations ambivalentes avec les États-Unis. Son hostilité idéologique envers Cuba et l'ampleur des intérêts américains dans le secteur pétrolier à Trinidad plaident pour de bonnes relations. Mais sa posture sourcilleuse en matière d'indépendance ainsi que sa sensibilité à la cause noire, qui lui fait par exemple prendre en 1970 la défense du dictateur haïtien François Duvalier en butte à l'administration Nixon (Basdeo et Mount, op. cit.), en font un interlocuteur régional exigeant pour la grande puissance. Cette remarque peut être illustrée par le témoignage du secrétaire d'État américain Dean Rusk, qui, dans une note confidentielle adressée au président Johnson en 1964, qualifie Williams de « brilliant, unpredictable and difficult man ». Par rapport à la Caraïbe, Trinidad-et-Tobago participe activement sous l'impulsion de son Premier ministre à la mise en place d'une association alternative à l'échec de la BWIF. Williams attribue celui-ci aux divergences de vue entre la Jamaïque, partisan d'un pouvoir central faible et Trinidad-et-Tobago qui souhaitait au contraire une instance dirigeante dotée de pouvoirs étendus. D'autres voix soulignent les jalousies entre les îles et la faiblesse du pouvoir fédéral (Basdeo et Mount, op. cit.). Quoi qu'il en soit, l'épisode de la BWIF démontre le caractère inopérant de la démarche qui consiste à construire une instance politique supranationale a priori. Mais cet échec ne remet pas en cause l'obligation incontournable qui fait que les petites pièces du puzzle caraïbe ont besoin de s'assembler pour constituer une entité capable de se faire un tant soit peu entendre dans le concert international. La fin de la BWIF ne s'apparente en aucun cas à un divorce définitif dans la mesure où une réflexion sur la constitution d'une instance pancaraïbe viable s'impose aussitôt. De prioritairement politique, l'objectif devient d'abord commercial et économique. Dès 1962, Williams propose aux leaders caribéens de réfléchir à une association sur un modèle de coopération régionale du type de ceux qui se mettent alors en place, notamment en Europe. Une série de rencontres débouche en mai 1968 sur la création du Caribbean Free Trade Association (CARIFTA) qui concerne dans un premier temps Antigua, la Barbade, le Guyana et Trinidad-et-Tobago, pays rejoints quelques mois plus tard par la Dominique, la Grenade, Saint-Kitts-Nevis-et-Anguilla6, Sainte-Lucie, Saint-Vincent, la Jamaïque et Montserrat, puis en 1971 par le Belize. Cette première phase est jugée positivement à l'aune du développement du commerce intrarégional. Elle encourage les États à aller plus loin en 1973. Cet accord crée la Caribbean Economic Community (CARICOM). Les membres fondateurs sont rejoints en 1983 par les Bahamas7, puis en 1999 par Haïti et le Suriname qui sont les deux premiers membres de la CARICOM n'appartenant pas au Commonwealth. L'objectif de la nouvelle instance est triple. La référence au marché commun est confortée afin d'intensifier les relations commerciales à l'intérieur du bassin, dans la logique du CARIFTA. Mais le désir d'aller plus loin s'exprime dans les deux autres grands axes de coopération proclamés, à savoir l'harmonisation de la politique étrangère des États membres et la mise en place de liens fonctionnels dans les domaines du transport, de la santé, de l'éducation et de la culture.

Ces bonnes intentions n'empêchent pas les dissensions internes de se faire jour. Mais elles n'entament généralement pas la solidarité caraïbe. C'est ce que l'on peut notamment retenir à la lecture de l'ouvrage de Sahadeo Basdeo et Graeme Mount intitulé The Foreign Relations of Trinidad & Tobago (op. cit.). Ces auteurs accréditent également l'idée, apparemment contradictoire avec ce que nous venons de décrire, d'un Eric Williams qui place son pays dans un relatif isolement et qui considère le Venezuela avec la plus grande méfiance. Il serait de surcroît peu intéressé par les micro-États, impliqué dans de solides inimitiés personnelles et souvent en opposition avec la Jamaïque, autre poids lourd relatif de la région, plus d'ailleurs pour son niveau de population que pour ses performances économiques. Cependant, on peut constater que la République de Trinidad-et-Tobago a toujours été au cœur du processus de constructions supranationales pancaraïbes. Cela est vrai pour les deux premières décennies de l'indépendance. C'est également vrai pour les suivantes. Sa place et son action ont même tendance à gagner en lisibilité si l'on se réfère par exemple au rôle actif qu'elle joue au sein de l'Organization of American States (OAS), à travers notamment le poste de secrétaire-adjoint obtenu par son ambassadeur au Venezuela en 1989, et surtout par son rôle dans la fondation de l'Association des États Caraïbes (AEC). Dans l'esprit de ses promoteurs, cette institution a pour but de dépasser le cadre jugé trop étroit de la CARICOM en intégrant d'autres partenaires régionaux de plus grande envergure. Une fois encore, Trinidad-et-Tobago se place en situation éminente dans la mise en place de la nouvelle structure, à travers l'impulsion de départ donnée par A.N.R. Robinson, Premier ministre entre 1986 et 1991, puis par le fait que Port of Spain ait été choisie en 1995 comme siège du secrétariat général de l'organisation. L'AEC peut se comprendre comme une tentative de « conjurer le spectre d'une marginalisation économique et politique » en dépassant « les clivages habituels entre mondes anglophone et hispanophone notamment », en rappelant les principes parfois fragiles dans la région de « démocratie, d'État de droit et de Droits de l'Homme8 » et en promouvant la protection de l'environnement dans la région. L'extension du membership de la nouvelle institution s'est faite dans deux directions. D'une part elle accueille les territoires insulaires non membres de la CARICOM comme Cuba, la République dominicaine ou la Martinique et la Guadeloupe. D'autre part elle inclut les pays continentaux riverains du bassin caraïbe hormis les États-Unis, soit des interlocuteurs de poids comme la Colombie, le Mexique ou le Venezuela notamment. Il est bon de rappeler que ces pays font eux-mêmes partie d'ensembles économiques de taille continentale comme l'ALENA ou le MERCOSUR et que l'AEC se voudrait une instance de transition entre ces différents blocs. On pourrait ajouter l'Union européenne à la nomenclature des instances visées, dans la mesure où la polymorphie statutaire des territoires caribéens inclut des partenaires européens associés ou observateurs à travers leurs dépendances dans la région. Outre la France, c'est également le cas pour les Pays-Bas à propos des Antilles néerlandaises.

Cependant, l'intégration politique essaie de se construire par la CARICOM. Celle-ci constitue toujours le noyau dur de la coopération régionale dans la Caraïbe, eu égard à la relative homogénéité de ses membres qui, au-delà de différences notables de taille et de population, pourraient craindre la dilution de la Caraïbe insulaire9 dans un ensemble dominé par des pays continentaux d'un tout autre calibre économique. On voit à quel point la question des constructions supranationales et des champs de leurs compétences est particulièrement cruciale dans le contexte caraïbe. Dans l'ensemble des relations ambivalentes qui réunissent les États impliqués dans ce type de processus, la question du leadership se pose inévitablement. En ce qui concerne la CARICOM, elle se pose d'abord par défaut. Des marginalités de différentes natures frappent en effet les pays que le niveau de population et la taille pourraient conduire à se situer en position dominante. Point n'est besoin d'insister sur l'état dans lequel se trouve Haïti, pays le plus peuplé des membres de la CARICOM. Cuba et la République dominicaine, les deux autres relatifs poids lourds de la Caraïbe insulaire, n'en font pas partie pour différentes raisons. D'abord, ce sont deux pays hispanophones. Même s'il n'existe pas de dogme sur la question de la langue – la présence d'Haïti en témoigne10 -, cet aspect ne peut être négligé en ce qui concerne la République dominicaine, au sujet de laquelle la question de l'intégration ne s'est pas réellement posée, même si elle a signé en 2001 avec la plupart de ses membres des accords de libre-échange. Par ailleurs, malgré un certain niveau de sympathie qui transparaît périodiquement dans la chronique diplomatique régionale11, sa marginalité politique interdit à Cuba de jouer le rôle de leader dans la région que sa taille – 110 000 km2 – et son nombre d'habitants – environ 11 millions – pourraient lui permettre de jouer.

Trinidad-et-Tobago bénéficie donc de contextes économique et politique plutôt favorables pour aspirer à une position dominante. A l'origine de son ambition, le secteur énergétique est un élément capital dans son jeu. Il convient de dire que la politique menée dans ce domaine par rapport aux autres membres de la CARICOM n'est pas toujours d'une grande lisibilité. La presse fait périodiquement état de déclarations gouvernementales exprimant une volonté de largesse à cet égard, en offrant à ses partenaires régionaux des conditions favorables pour leurs approvisionnements. Mais ces bonnes intentions ne sont pas toujours suivies des faits comme le rapporte le représentant de l'Union européenne à Port of Spain qui rappelle le refus du gouvernement de Trinidad-et-Tobago de se conformer à ce principe dans le contexte troublé de l'après 11 septembre 200112. Par ailleurs, les relations avec les deux autres pays les plus influents ne sont pas au beau fixe. Les dissensions avec la Jamaïque sont nombreuses et anciennes. Les problèmes de zones de pêche avec la Barbade dans le secteur de Tobago empoisonnent depuis longtemps les relations entre les deux pays. La méfiance transparaît dans les divergences d'appréciation quant au rythme et à l'ampleur de l'intégration régionale. Premier ministre de Trinidad-et-Tobago depuis 2001, Patrick Manning se pose en promoteur d'une accélération du processus d'unité politique. L'argument à usage interne est le même que celui utilisé pour justifier l'aide en matière énergétique. La CARICOM constitue le principal client du pays en dehors des États-Unis. Si les économies de ses membres se portent mal, celle de Trinidad-et-Tobago souffrira, en particulier dans le secteur manufacturier. L'unité politique est considérée comme un moyen de raccourcir les délais de décision en matière économique, élément capital dans un monde où les dynamiques d'intégrations économique et politique constituent un phénomène apparemment irréversible. Considérée par Manning comme a « strategy for survival13 », cette proposition est loin de soulever l'enthousiasme des deux autres leaders de la CARICOM. C'est une fin de non-recevoir que P.J. Paterson, Premier ministre de la Jamaïque oppose à ces offres d'union en estimant que « Jamaica intends to remain a single sovereign state ». De son côté Owen Arthur, son homologue de la Barbade, relève le manque de clarté du projet en estimant que « Those who are seeking to put this new concept have the responsability to give us a concept paper » et que « what we have is a song that as an enchanting melody, but no lyrics ».

Trinidad-et-Tobago semble osciller, eu égard à ses performances économiques qui pourraient cependant être supérieures et mieux distribuées, entre d'une part la tentation de l'individualisme, penchant généralement exprimé par des observateurs étrangers consultés, et d'autre part la voie raisonnable de la solidarité, tonalité dominante du discours officiel. Les signes les plus concrets de la volonté de ses dirigeants de s'impliquer dans l'intégration régionale sont plus du registre du symbolique que de l'économique. Port of Spain émerge en tant que métropole caribéenne à travers sa qualité de siège d'institutions comme l'AEC, de délégation permanente de l'Union européenne et de la Caribbean Court of Justice. Mieux, la ville est une candidate sérieuse à l'obtention du siège de la représentation administrative permanente de la future Zone de Libre Échange des Amériques (ZLEA). Il s'agit d'un enjeu majeur qui l'oppose notamment à Panama City et surtout à Miami. Le changement d'attitude de l'administration Bush14, un temps ouvertement irritée d'une part par l'opposition du gouvernement de Manning à la guerre en Irak et d'autre part par son agrément aux dispositions du Tribunal Pénal International prévoyant l'extradition de citoyens américains, révèle probablement la relative importance stratégique de Trinidad-et-Tobago sur l'échiquier régional. La poursuite du développement intensif des industries du pétrole et du gaz, notamment à travers des projets de gazoducs sous-marins transcaraïbes, de construction d'une deuxième usine de liquéfaction du gaz et d'investissements croisés avec les États-Unis, est ainsi plus que jamais à l'ordre du jour.

 


1 Bitume, asphalte et goudron sont des mots synonymes. Ils s'appliquent à un produit naturel, issu d'un processus évolutif du pétrole sous certaines conditions, notamment l'exposition à l'air libre.

2 www.gov.tt

3 Pour Liquefied Natural Gas.

4 Entretien avec le professeur d'économie à l'University of West Indies Danayshar Mahabir le 28 avril 2003 à l'UWI.

5 Nous avons choisi de nous référer à une source commune, en l'occurrence le CIA World Factbook, afin d'uniformiser les éléments de comparaison entre les pays. Ceci explique le décalage concernant Trinidad-et-Tobago avec d'autres chiffres émanant du Central Statistical Office du pays.

6 Pour illustrer le caractère parfois provisoire des constructions territoriales dans la Caraïbe, Anguilla représente un cas d'école. Après avoir formé une entité politique avec Saint-Kitts-et-Nevis jusqu'en 1971, elle s'en sépare pour se constituer seule en république indépendante, avant de demander en 1980 - et d'obtenir en 1982 - un statut de colonie de la Couronne britannique.

7 Seules parmi les quinze membres, les Bahamas jouissent d'un statut particulier puisqu'elles n'adhèrent pas au marché commun. En outre, la CARICOM compte en qualité de membres associés les Îles Vierges britanniques (1991), les Iles Turks-et-Caïcos (1991), Anguilla (1999), les Îles Caïmans (2002) et les Bermudes (2003). A noter enfin la distinction établie au sein de l'organisation entre d'une part les « more developped countries » qui sont la Barbade, le Guyana, la Jamaïque, le Suriname et Trinidad-et-Tobago et d'autre part les « less developped countries » soit tous les autres sauf les Bahamas (www.caricom.org/).

8 Ces citations sont extraites du rapport n° 289 intitulé Association des États de la Caraïbe présenté à la Commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat français par Lucette Michaux-Chevry, Sénateur de la Guadeloupe (1996/1997).

9 Trois des membres de la CARICOM – le Belize, le Guyana et le Suriname – sont des pays continentaux. Mais si leur taille les distingue des autres, il n'en est pas de même de leur niveau de population ou de richesse.

10 Au Suriname, si la langue officielle est bien le hollandais, l'anglais est, selon le CIA World Factbook 2004, « widely spoken ».

11 Lire par exemple l'article intitulé « Fidel Castro achève une tournée triomphale dans les Caraïbes » paru dans Le Monde du 5 août 1998.

12 Entretien avec le représentant de l'UE à Port of Spain le 1er mai 2003.

13 Titre d'une interview de Patrick Manning parue le 7 mars 2003 dans le Trinidad and Tobago Express. Les deux citations suivantes, exprimant le point de vue des premiers ministres de la Jamaïque et de la Barbade, sont extraites du même article.

14 Voir l'article du 23 décembre 2003 intitulé « La conquête de l'ouest du Premier ministre Patrick Manning  » sur www.ecaraibes.com.

Auteur : Christian Fleury

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