GÉOPOLITIQUE
 
Le rapprochement Cuba - Etats-Unis : vers la fin d’un anachronisme

Après la Révolution cubaine de 1959, les relations entre les deux pays se sont rapidement dégradées. En deux ans la rupture diplomatique et économique a été consommée. Pendant plus de 50 ans, la situation va rester figée et fait figure au début du XXI ème siècle, d’étonnant vestige d’une époque révolue. Récemment elle s’est brusquement et spectaculairement débloquée mais beaucoup de chemin reste à accomplir, en particulier sur le plan économique, avant une réelle et totale normalisation.

1. Une interminable Guerre Froide tropicale (1961-2014)

1.1. L’engrenage de la rupture

Dans un premier temps les États-Unis ont accepté la Révolution cubaine, ne la percevant pas comme fondamentalement marxiste. Après la fuite de Batista le 31 Décembre 1958, Ils ont même été le 2ème pays, après l’URSS, à reconnaître, dès Janvier 1959 le gouvernement de Manuel Urrutia né de la « révolution ». Pourtant, rapidement la méfiance puis l’hostilité s’installent : à chaque initiative perçue comme agressive de l’un, répondent des « représailles » toujours plus dures de l’autre. La nomination de Fidel Castro, notoirement anti américain, comme premier ministre et le rapprochement qu’il opère avec l’URSS provoquent une première détérioration des relations entre les deux pays mais la rupture totale résulte de la loi de Réforme Agraire décrétée par le gouvernement cubain le 17 Mai 1959. Le régime nationalise sans indemnités les grands domaines sucriers, bananiers et les immenses fincas d’élevage, transformés en « fermes du peuple » ou en coopératives. Beaucoup appartenaient à des citoyens ou à des sociétés nord-américaines. En Avril 1960 les multinationales pétrolières Esso, Texaco et Shell, à la demande du gouvernement américain, limitent leurs livraisons de pétrole à Cuba et leurs raffineries cubaines refusent de traiter le pétrole soviétique (en Février 1960 Cuba a signé un traité commercial avec l’URSS). En riposte, Fidel Castro les nationalise à leur tour ainsi que 36 centrales sucrières et la compagnie des téléphones, propriétés américaines.

Ces nationalisations, considérées par les États-Unis comme des  spoliations, vont servir de premier prétexte à des mesures de rétorsion économiques et financières de plus en plus sévères, prises entre autres à l’instigation de la puissante United Fruit, multinationale bananière touchée par la Réforme Agraire. En 1960-1961 Dwight Eisenhower puis Kennedy réduisent et finalement suppriment les quotas d’importation de sucre cubain, vitaux pour l’île ; l’URSS s’en portera acquéreur. Dès Octobre 1960 les États-Unis interdisent les exportations vers Cuba sauf pour les produits alimentaires, les médicaments et le matériel médical.

C’est en Février 1962, par l’ordre exécutif présidentiel 3447 que John Fitzgerald Kennedy met en œuvre formellement « l’embargo total » du commerce avec Cuba et une forte restriction des voyages vers l’île. Qualifié de « bloquero » (« blocus ») par les cubains, l’embargo consiste dans l’interruption imposée par les États-Unis à Cuba de tous les échanges et transactions sur les plans économique, commercial et financier. Dès le mois de mars, le département du Trésor américain interdit totalement l’entrée sur le territoire américain de tout produit élaboré totalement ou partiellement avec des produits d’origine cubaine, même dans un pays tiers. Les conséquences sont très lourdes pour Cuba dont les États-Unis étaient, et de beaucoup, le premier partenaire commercial (2/3 des importations et des exportations en 1958). L’île n’a alors d’autre choix que de se tourner de plus en plus vers l’URSS et le bloc communiste. La « crise des fusées » (14 au 28 Octobre 1962) qui dépasse largement les relations entre les deux pays et met le monde au bord de la guerre nucléaire, va paradoxalement conforter le régime cubain car, en contrepartie du démantèlement des armements soviétiques offensifs, les États-Unis s’engagent à ne plus tenter d’envahir l’île.

Par la suite d’autres griefs vont servir de justifications à l’embargo : rapprochement avec Moscou, non-respect des  droits de l’homme ou encore soutien de Cuba à certaines guérillas sud-américaines et interventions militaires en Angola et au Mozambique. En réalité, l’objectif premier de cet étranglement économique reste le même tout au long de la période : déstabiliser le régime et provoquer sa chute, se débarrasser des frères Castro et parvenir à la mise en place d’un « régime démocratique ». Le 6 Avril 1960 Lester D Mallory sous secrétaire d’Etat adjoint aux Affaires Américaines affirme que « la majorité des cubains soutenait Castro » et que « tout moyen pour affaiblir la vie économique de Cuba doit être utilisé rapidement» dans le but de « provoquer la faim, le désespoir et le renversement du gouvernement ».

Entre temps, le 3 Janvier 1961 les États-Unis avaient aussi rompu leurs relations diplomatiques avec Cuba. Ils seront dès lors représentés par l’Ambassade de Suisse à la Havane et Cuba par celle de Tchécoslovaquie à Washington.Dans le contexte de la Guerre Froide, l’hostilité devient radicale voire hystérique après la tentative de débarquement à la Baie des Cochons en Avril 1961 de mercenaires cubains anticastristes, formés et soutenus par la CIA. Cet épisode, qui se termine par un fiasco, achève de convaincre les autorités cubaines de la détermination des États-Unis à les abattre, ce qui les pousse à se rapprocher davantage encore de Moscou. Le 1er Mai 1961, Ernesto « Che » Guevara proclame le caractère socialiste de la Révolution cubaine.

Sur le plan international, les États-Unis vont peser de toute leur influence pour isoler totalement Cuba : à leur instigation, le 25 Janvier 1962 Cuba est exclu de l’OEA par 14 voix contre 6 (Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Equateur Mexique). Toutes les relations commerciales, diplomatiques et aériennes sont rompues avec les autres pays du continent (sauf Canada et Mexique). Plus largement, les États-Unis convainquent leurs alliés occidentaux (sauf Canada, Mexique, France et Espagne) d’appliquer aussi l’embargo et de rompre leurs relations avec Cuba. En 1982 l’administration Reagan inscrit Cuba sur la liste des Etats soutenant le terrorisme (aux côtés du Soudan, de l’Iran et de la Syrie) en raison de son soutien à l’ETA basque et aux FARC colombiennes, ce qui la prive de la plupart des financements internationaux. Jusqu’à fin 2014 la situation reste bloquée et les relations entre les deux pays demeurent exécrables.

1.2. Un demi-siècle de statu quo

La fin de la Guerre froide, la chute de l’URSS et la disparition du bloc de l’Est n’y changeront rien. Les administrations américaines successives restent prisonnières d’un préalable intangible : aucune ouverture tant que les frères Castro et leur régime seront au pouvoir. La question cubaine reste un thème permanent et passionné de la politique intérieure américaine : impossible d’être élu à la présidence et même sénateur ou Représentant dans de nombreux Etats, sans afficher une ligne dure vis-à-vis de Cuba. Cette obsession va conduire les États-Unis, devant l’absence de résultats, à s’enferrer dans un durcissement de l’embargo, poussé parfois jusqu’à d’étonnantes extrémités. Quant à Fidel Castro la lutte acharnée contre l’impérialisme américain devient son fonds de commerce privilégié et le thème d’interminables diatribes ressassées au fil des années. David résistant à Goliath, il y trouve dans le monde un crédit de sympathie et de prestige et, sur le plan intérieur, la mise en avant de ce formidable et bien commode ennemi sert de justification au maintien d’un régime autoritaire.

En Juillet 1963 la « règlementation de contrôle sur les actifs cubains »décrète le gel total des avoirs cubains aux États-Unis et l’arrêt de toutes les transactions financières entre l’île et les États-Unis. Elle restreint aussi les voyages vers Cuba. Le tout est assorti de peines très lourdes en cas d’infraction : jusqu’à 10 ans de réclusion, des amendes de 1millions de dollars pour les entreprises et 250000 dollars pour les particuliers. En 1964, le département du commerce américain interdit totalement les exportations alimentaires à destination de Cuba (dans les faits, elles étaient déjà interrompues).

Durant la Guerre froide, les effets de l’embargo, bien que non négligeables  ils ont été estimés par les autorités cubaines à 1,2milliard de dollars par an ), n’avaient pas été dramatiques car l’île profitait de ses liens avec l’URSS et les pays du CAEM pour écouler son sucre et son nickel et se fournir en biens manufacturés. Les pénuries, souvent mises en avant (automobiles), résultaient pour une bonne part de choix politiques. C’est après la chute du bloc de l’Est que ses effets vont jouer à plein, affaiblissant le pays sans cependant, comme beaucoup pouvaient le penser, provoquer l’effondrement du régime. L’embargo atteint son paroxysme avec les lois Torricelli (1992) et Helms Burton (1996)….alors même que les États-Unis s’engageaient dans la normalisation de leurs relations avec la Chine et le Vietnam ! En 1992 sous George H Bush, le Congrès adopte la loi Torricelli dont le rapporteur républicain avoue qu’elle a pour but de « semer le désordre » dans l’île. Cette loi présente la caractéristique remarquable d’être de portée « extraterritoriale » : autrement dit elle s’applique aussi hors du territoire américain et à des entités (personnes et entreprises) non américaines, chose tout à fait illégale en droit international. Ainsi toutes les sociétés maritimes entretenant des relations avec Cuba se verront interdites temporairement d’activité aux États-Unis. En clair elles doivent choisir : commercer avec les États-Unis ou avec Cuba ! Ce moyen de pression très puissant rend les échanges commerciaux de Cuba plus difficiles et plus coûteux. En 1996 la Loi Helms Burton, de son véritable nom « Cuban Liberty and Démocratic Solidarity Act» (elle aussi extraterritoriale) interdit à toute personne ou entreprise, américaine ou non d’effectuer, sous peine de lourdes sanctions, toute opération financière commerciale ou autre concernant de près ou de loin des biens nationalisés. En Mai 2004 de nouvelles restrictions furent imposées aux déplacements humains et de capitaux mais aussi à la coopération scientifique  (visas pour les chercheurs très règlementés, etc.) Donc, en apparence, une barrière étanche s’est érigée dans tous les domaines entre les deux pays voisins…mais la réalité est moins simple..

1.3. Une rupture pas si totale

Les échanges intenses d’avant la Révolution se sont certes effondrés mais, à y regarder de plus près, les relations entre les deux pays n’ont jamais été totalement rompues. Tout au long de la période des rencontres bilatérales discrètes ont eu lieu entre diplomates pour traiter des sujets d’intérêt commun comme le suivi des accords migratoires de 1995, le courrier postal ou la lutte contre le trafic de stupéfiants. Des contacts réguliers ont eu lieu entre des militaires cubains et les officiers américains de Guantanamo pour éviter des incidents « frontaliers » éventuels ; il semble bien que, officieusement, d’autres sujets aient aussi été abordés. Des canaux de dialogue ont donc été maintenus. En 1973 les deux pays signent un Pacte sur les détournements d'avion. En 1977 ils officialisent quelque peu leurs relations diplomatiques en ouvrant, dans les locaux de leurs anciennes ambassades, des « sections d’intérêt » s’occupant des taches consulaires et gérées par leurs chargés d’affaires suisse et tchécoslovaque…tout au moins en principe, car, sur le Malecon, à la Section d’intérêt américaine, le personnel est exclusivement américain et les locaux sont gardés par des Marines en uniforme. Après 1992 et la dissolution de la Tchécoslovaquie, la Havane désigna également l’ambassade de Suisse à Washington pour défendre ses intérêts. Wikileaks a révélé récemment l’activité « diplomatique » intense de ces « sections ».

Malgré l’état des relations entre les deux pays, le statut de la base de Guantanamo n’a pas été vraiment remis en cause par les cubains. Elle constituait pourtant à l’évidence une séquelle néo coloniale : Les États-Unis avaient joué un rôle militaire décisif dans la guerre d’indépendance de Cuba (1895-1898), débarquant un corps expéditionnaire de 17000 hommes et menant d’importantes opérations navales contre l’Espagne. Après le Traité de Paris (10 Décembre 1898) qui accorde l’indépendance à Cuba, Ils y maintiennent une présence (occupation ? ) militaire durant 5 ans. Ils retirent leurs troupes en 1902 mais l’amendement Platt leur accorde le droit d’intervenir dans les affaires de l’île en cas « d’effondrement constitutionnel ». Pour remplir cette mission, le premier Président cubain Tomas Estrada Palma (par ailleurs citoyen américain), leur accorde la concession de deux enclaves (Guantanamo et Bahia Honda) destinées à accueillir des bases militaires. Bahia Honda a été abandonnée en 1912 en échange de l’extension du périmètre de Guantanamo. En 1934 un nouveau Traité confirme le bail et le rend permanent « sauf accord entre les 2 pays ou abandon de la base par les États-Unis ».

De temps à autres de brefs et très partiels assouplissements ont été apportés par les États-Unis, concernant en général les voyages à Cuba des cubains-américains et leurs transferts d’argent vers Cuba (remesas). Sous la présidence démocrate de Jimmy Carter, ils sont autorisés à aller à Cuba (de sept 1977 à Avril 1982). En 1998, Bill Clinton déclare que « Cuba n’est plus une menace pour les États-Unis » : il libéralise voyages et transferts de fonds, en 2000 il autorise à nouveau les ventes alimentaires à Cuba. En 2002 et 2006 le gouvernement américain fait des propositions pour mettre fin à l’embargo en échange d’une transition démocratique dans l’île. Cette exigence a été jugée provocatrice par les autorités cubaines qui considéraient George W Bush « mal placé pour donner des leçons de démocratie ». Barack Obama, dès son élection en 2009 prit quelques mesures « techniques » modestes d’allègement de l’embargo, assez semblables à celles adoptées par Bill Clinton en 1998 : le million et demi de citoyens américains d’origine cubaine est autorisé à se rendre à Cuba une fois par an (600 000 s’y rendent chaque année), les plafonds autorisés des transferts d’argent des américano cubains vers l’île (les Remesas) sont supprimés (on les évalue à 3 milliards en 2013 contre 1 en 2008).

Les échanges économiques également, malgré l’embargo n’ont jamais complètement cessé. Les américains, souvent attaqués sur les conséquences alimentaires et sanitaires de leur politique pour la population cubaine, soutenaient que leur embargo est sélectif. Il ne l’a pas toujours été mais il est vrai que depuis 2001, des produits alimentaires et des médicaments peuvent de nouveau être vendus à Cuba. Depuis lors, les États-Unis sont redevenus, et de loin, les premiers fournisseurs de produits alimentaires de Cuba (entre un tiers et la moitié du total)  : riz, haricots, maïs, céréales, œufs, poulets. Ils sont aussi le principal pourvoyeur d’aide humanitaire privée ( 240 millions de dollars en 2007)et, lors de l’ouragan Ike, ont proposé leur aide, refusée par Cuba. Plus généralement, en 2006-2007, ils étaient le troisième fournisseur de Cuba et le commerce américano cubain atteignait 2.4 milliards de dollars. Deux vaccins élaborés à Cuba (l’île est devenue un grand exportateur de génériques) sont autorisés à la vente aux États-Unis.

2. Le 2ème mandat de Barack Obama et le déblocage de la situation

L’arrivée à la Maison Blanche du premier Président afro-américain a constitué un tournant et marqué les cubains, prenant à contrepied la propagande officielle. Le nouveau Président a ainsi bénéficié à Cuba d’un crédit de sympathie et d’un préjugé favorable. Dès 2004, alors qu’il n’était encore que sénateur de l’Illinois, Barack Obama avait eu le courage de déclarer que le temps était venu « d’une nouvelle approche » et d’une « révision nécessaire » de la politique américaine vis-à-vis de Cuba. Les premières mesures, pourtant limitées, qu’il prend dans ce sens au lendemain de son élection se heurtent immédiatement à l’opposition traditionnelle du lobby cubain, mais le coup de grâce (provisoire) vient de Cuba avec l’arrestation, sans doute pas innocente, de Alan Gross. Cet ancien contractuel de l’Agence américaine de développement (USAID), qui dépend du Département d’Etat est condamné à 15 ans de prison pour avoir fourni du matériel de communication satellitaire prohibé à un groupe de la communauté juive de la Havane. L’ « Affaire Gross » a été considérée aux États-Unis comme une véritable « prise d’otage », une provocation, un sabotage délibéré des velléités de rapprochement qu’effectivement elle interrompt pour plusieurs années. La libération de l’emblématique prisonnier devient pour les États-Unis un nouveau préalable absolu à toute discussion. Après sa réélection puis les élections de mi-mandat de 2014, Obama est dégagé de toute échéance électorale et a les mains plus libres

2.1.  Une conjonction d’éléments favorables

L’action de Barack Obama est dictée d’abord par sa volonté de soigner son image personnelle et son héritage à l’international en reprenant la main sur le Congrès. Il veut également mettre fin à une situation qui porte préjudice aux États-Unis sur le plan internationalet les handicape sur le plan diplomatique, en particulier vis-à-vis de l’Amérique latine mais aussi à l’ONU ou de nombreuses résolutions condamnent l’embargo à la quasi unanimité (en 2013 ils se retrouvent seuls à voter contre..en compagnie d’ Israël !). Ils font l’objet des critiques convergentes de nombreux intellectuels et personnalités, de grandes ONG, de Reporters sans Frontières (2010), d’une bonne partie des opinions publiques qui comprennent de moins en moins leur acharnement. Barack Obama, enfin, prend acte de l’échec de la politique menée jusqu’alors « Les sanctions ont eu relativement peu d’effet, les frères Castro sont toujours au pouvoir ». Il a la conviction que l’ouverture peut être un meilleur levier pour parvenir à une évolution démocratique du régime cubain. Pour débloquer la situation il va faire une concession décisive en acceptant de renoncer à un véritable tabou : l’exigence du changement de régime…ce qui permettra aux cubains de crier victoire et lui sera vivement reproché par certains comme « une concession à la tyrannie ». Les initiatives d’Obama s’inscrivent dans une période où plusieurs autres événements et tendances convergent dans le sens d’une inflexion des relations entre les deux pays.

L’arrivée au pouvoir de Raul Castro fin 2006 marque un progressif mais net changement de style : moins rigide que son frère, il met un frein aux excès verbaux antiaméricains, ce qui contribue à rétablir un peu de sérénité. Le nouvel homme fort se trouve d’ailleurs confronté à une situation délicate avec l’effondrement de l’allié vénézuélien dont l’économie trop pétro-dépendante, rongée de longue date par les effets conjugués de la récession, de l’hyperinflation, de l’endettement, de la gabégie et de la corruption, a été frappée de plein fouet par la chute des prix des hydrocarbures. Les dirigeants cubains craignent que se reproduise le scénario catastrophe de la chute de l’URSS qui avait plongé le pays dans une crise terrible (chute de 35 % du PIB) et laissé un profond traumatisme. Ils sont conscients de leur dépendance vis-à-vis du pétrole vénézuelien et des rentrées de devises procurées par la revente d’une partie du brut. Les tentatives menées depuis quelques temps pour diversifier les approvisionnements et les investissements avaient montré leurs limites. Certes ce sont les Brésiliens qui avaient financé la modernisation du port de Mariel, projet stratégique du régime, mais le seul véritable intérêt de cet équipement est de favoriser l’acheminement des produits asiatiques…… vers la côte Est des États-Unis ! Pour Cuba, il n’y a donc guère d’autre alternative qu’une normalisation urgente des relations avec le grand voisin. Les hauts gradés cubains, à la tête des principaux secteurs économiques, sont parmi les plus chauds partisans de l’ouverture dont ils perçoivent la nécessité impérieuse pour pallier l’insuffisance des investissements. Ils ont l’oreille de Raul Castro, ministre des forces armées durant un demi siècle

La communauté cubaine des États-Unis a aussi évolué : les anciennes générations de l’émigration « historique » restent farouchement hostiles à tout rapprochement, mais les jeunes générations nées aux États-Unis aspirent à des relations moins mauvaises avec le pays d’origine de leurs familles. Les milieux d’affaires cubains de Floride sont sensibles aux opportunités d’investissements dans l’île proche. La « question cubaine » a aussi perdu beaucoup de son acuité dans la vie politique américaine, de multiples forces militent en faveur d’une évolution : grands organes de presse, milieux d’affaires américains qui craignent de prendre du retard sur leurs concurrents sur ce marché (la Chambre de Commerce des États-Unis s’est prononcée pour la fin de l’embargo). La détérioration rapide de l’état de santé de Gross va sûrement jouer un rôle de déclencheur. Les cubains sont conscients que sa mort en prison bloquerait tout pour longtemps…il faut donc faire vite.

 2.2. 18 mois de négociations : le temps du secret.

De Juin 2013 à Novembre 2014, véritable tour de force, le secret a pu être préservé grâce à des précautions draconiennes. Pour éviter les fuites, les réunions se sont déroulées au Canada et au Vatican.Les délégations de négociateurs, très resserrées, étaient composées de proches des deux présidents. La délégation américaine était conduite par Ben Rhodes, homme de confiance et ancien « speechwriter» du Président alors que le Département d’Etat (Ministère des Affaires Etrangères) était soigneusement tenu à l’écart. Du côté cubain, les tractations ont aussi été menées en marge des canaux habituels, pour l’essentiel par Raul Castro lui-même et semble t il son propre fils le colonel Alejandro Castro Espin qui aurait joué un rôle essentiel. Officier du ministère de l’intérieur chargé de la coordination avec les forces armées, il est aussi considéré comme le conseiller de sécurité nationale du chef de l’état et serait en possession de dossiers compromettants sur de nombreux membres de la nomenklatura cubaine. Même le vénézuélien Maduro, ami privilégié, considéré comme « l’homme des cubains » n’a pas été informé. Les deux parties avaient de bonnes raisons de maintenir une rigoureuse discrétion.

2.3. un impératif de discrétion : le fruit de l’expérience

De puissantes oppositions internes à toute évolution existaient dans les deux pays. Aux États-Unis s’était constitué dès les années 60 un « lobby cubain » capable d’influencer la politique du pays. Son noyau dur d’élus républicains influents, originaires surtout de Floride a trouvé de puissants relais au Congrés à Washington. Il a fait du maintien intransigeant de l’embargo un important argument électoral. Ses idées ont été longtemps partagées par une bonne part de l’opinion publique américaine. A Cuba aussi, malgré l’unanimisme affiché, les obstacles aux changements mis en œuvre par Raul Castro depuis 2006 sont importants : Fidel Castro, même à l’écart du pouvoir, ne cache pas ses réticences, une partie de l’appareil d’Etat ne voyait pas que des inconvénients à l’embargo et craignait l’ouverture aux capitaux privés d’une économie presque entièrement étatisée. La puissante police politique, la Sécuritas, est franchement hostile à toute évolution : elle voit dans une éventuelle ouverture et démocratisation des dangers pour ses prérogatives et son influence et craint, en cas de libéralisation, les règlements de comptes, la vengeance des victimes ou de leurs proches. Beaucoup de responsables et l’appareil de propagande se refusaient aussi à admettre la moindre remise encause de l’antiamércanisme radical dont ils avaient été si longtemps nourris. Depuis 1962,ces forces avaient fait rapidement avorter toutes les amorces de rapprochement.

Ainsi lorsque Bill Clinton avait tenté en 1998  une timide ouverture à l’égard de Cuba, Il s’était heurté immédiatement à une réaction virulente du Congrès …et à la réponse brutale des cubains qui avaient abattu deux avions de l’Association cubaine américaine « Hermanos al Rescate » qui portait secours aux « balseros » (boat people cubains). Véritable sabotage de l’ébauche de rapprochement. Cuba qui était alors en graves difficultés économiques après la chute du Mur de Berlin, n’était sans doute pas disposée à aborder de quelconques négociations en position de faiblesse. il en résulta paradoxalement un nouveau raidissement américain et le vote de la Loi Helms-Burton. Comme nous l’avons vu, le même schéma se reproduit en 2009 sous le premier mandat d’Obama.

Une conclusion s’imposait donc : seul le secret absolu pouvait permettre aux négociations de progresser ; la complicité bienveillante de partenaires extérieurs, neutres et fiables, contribua pour beaucoup à la réussite.

2.4. Canada et Vatican : deux précieux et discrets facilitateurs

Le Vatican et le Pape François à titre personnel vont fortement s’impliquer dans le processus et jouer un rôle d’intermédiaire décisif. Malgré l’encadrement par l’Etat des Eglises, le Vatican n’a jamais rompu avec le régime castriste. Fidel Castro s’est rendu à Rome en 1996, Jean Paul II en 1998 puis Benoit XVI en 2012 sont allés à Cuba. Dès 2012 la diplomatie vaticane est saisie par des parlementaires américains du cas Gross et suit le dossier. La nomination de François va renforcer la position du Vatican car Raul Castro ne va pas hésiter, pour faire accepter son changement de cap, à s’appuyer sur le prestige et le charisme du premier Pape latino-américain. En 2014 le Pape reçoit John Kerry puis Obama et aborde avec eux les tractations avec Cuba. Les bons connaisseurs de la situation cubaine ne manquent pas au Vatican : le cardinal Piero Parolin, numéro deux de la Curie romaine depuis l’automne 2013 a été nonce au Vénézuela de 2009 à 2013, son adjoint Angelo Becciu l’a été à Cuba de 2009 à 2011. Il avait même contribué à la libération en 2011 de 75 opposants condamnés à de lourdes peines de prison en 2003. Au début de l’été François stimule le processus en demandant par lettre personnelle à chacun des présidents de procéder à un échange de prisonniers. Le Vatican reçoit plusieurs fois John Kerry et accueille même une séance de négociations. Dès l’annonce des deux chefs d’Etat, le Vatican fera part de la « grande satisfaction du Pape » concernant une « décision historique ».

Le Canada va fournir la « logistique » des négociations : c’est sur son sol que vont se tenir la plupart des rencontres. De fait, sa position diplomatique en faisait un partenaire tout désigné de ce rapprochement. Après la Révolution cubaine de 1959, malgré les pressions très fortes des États-Unis, il avait été, avec le Mexique, le seul Etat des Amériques à maintenir ses relations avec Cuba. Durant les années 1970-1980, le Premier ministre canadien Pierre Elliot Trudeau avait établi des liens cordiaux avec Cuba et noué une solide amitié avec Fidel Castro. Il fut en 1976 le premier dirigeant occidental à mettre le pied sur l’île, apportant une aide financière canadienne et souhaitant « longue vie au commandant en chef Fidel Castro et à l’amitié canado-cubaine ». Après son retrait du pouvoir Pierre Elliott Trudeau dans les années 80-90 fit de nombreux séjours privés sur l’île. Fidel Castro se rendit à ses funérailles en 2000 à Montréal et y porta même son cercueil. Après 18 mois de secret bien gardé (entre Juin 2013 et Novembre 2014), de nombreuses réunions et un entretien téléphonique de près d’une heure entre les deux présidents pour régler les derniers détails, pouvait alors venir le temps de la médiatisation.

3. Un rapprochement à grand spectacle : le temps de la médiatisation.

L’animosité est tellement grande, la situation tellement bloquée depuis des décennies, que le moindre geste est alors considéré comme « historique ».

3.1. Le coup de théâtre du 17 Décembre 2014

Des observateurs très attentifs auraient pu remarquer quelques signes annonciateurs. Aux obsèques de Mandéla, le 15 Décembre 2013 en Afrique du sud, la poignée de mains entre les deux dirigeants, imprévue semble t il, est abondamment commentée, mais personne n’imaginait que, derrière ce geste de courtoisie, se dissimulaient des négociations en cours depuis plus de 6 mois. Lors de l’opération internationale de lutte contre le virus Ebola en Afrique, les deux pays, chose très inhabituelle, s’étaient ostensiblement et mutuellement congratulés. Fin 2014 des rumeurs insistantes d’allègement des sanctions contre Cuba circulaient dans de grands organes de presse américains. Pourtant le 17 Décembre 2014 Barack Obama et son homologue cubain Raul Castro prennent tout le monde de court en annonçant dans deux discours télévisés, séparément mais exactement à la même heure, la reprise de leurs relations diplomatiques. Obama déclare « étant donné que nous avons des relations avec la Chine, un pays communiste, et avec le Vietnam, j’ai souhaité avoir des relations avec Cuba », avant de lancer en fin de discours « Todos somos americanos ». Il annonce aussi, sans fixer de date, la réouverture d’une ambassade à la Havane. Raul Castro de son côté déclare sobrement « Nous avons décidé de rétablir les relations avec les États-Unis » et prône « des mesures mutuelles pour aller vers la normalisation » tout en ajoutant « cela ne veut pas dire que le principal est résolu : l’embargo doit cesser ».

L’événement s’accompagne de gestes réciproques forts et immédiats destinés à en marquer l’importance, à frapper les esprits et l’opinion mondiale. Le plus spectaculaire est un échange de prisonniers. Dans l’après-midi même du 17 Décembre les cubains libérent « pour raisons humanitaires » Alan Gross, en prison sur l’île depuis 5 ans pour espionnage. Dans la foulée, Cuba libère aussi Rolando Sarraff, un informateur cubain de la CIA emprisonné depuis 20 ans dans le plus grand secret et 53 prisonniers considérés comme « politiques » par Washington. Les États-Unis font de même pour trois agents cubains (« les 3 héros de Cuba ») condamnés aux États-Unis pour complot en 1998.

La Havane réclame aussi que s’engage le processus de levée de l’embargo (ce que fait Obama…..mais tout ne dépend pas de lui) et exige d’être retirée de la liste des Etats terroristes (c’est chose faite le 29 Mai 2015). Il est vrai que la situation paraissait particulièrement absurde à l’heure où Cuba accueillait des négociations de paix entre les FARC et le gouvernement colombien. Dès l’annonce historique, Marco Rubio, sénateur de Floride et candidat à la Primaire républicaine accuse le Président d’avoir « laissé tomber les cubains ». Il affiche sa volonté de s’opposer à la nomination d’un ambassadeur à Cuba et à toute tentative pour lever l’embargo, dont il est un fervent défenseur avec d’autres élus d’origine cubaine comme Ted Cruz (sénateur républicain du Texas) ou Mario Diaz Balart représentant républicain et neveu de la première épouse de Fidel Castro.

3.2. Gestes et moments « historiques » 

Le 10-11 Avril 2015, au sommet des Amériques à Panama, a lieu le premier tête à tête entre les deux hommes, officiellement « en marge des réunions des 35 chefs d’Etat » …mais il éclipsa tout le reste et fut l’événement principal et le clou médiatique de cette réunion. Pour la 1ère fois les deux hommes prennent le temps d’évoquer directement les aspects des négociations en vue du rétablissement de leurs relations diplomatiques. Le lundi 20 Juillet 2015 à 00h01 heure locale les bâtiments qui abritaient les anciennes « sections d’intérêt » dans chaque capitale ont retrouvé automatiquement leur statut d’Ambassades, conséquence directe d’un accord annoncé le 30 Juin. Le jour même les couleurs cubaines sont hissées à Washington ; il faudra attendre le 14 Août et la visite de John Kerry à la Havane pour que le drapeau américain flotte à nouveau sur le Malecon.

La visite à La Havane de la famille Obama le 21 et 22 Mars 2016 couronne ce rapprochement. C’est la première visite à Cuba d’un Président américain depuis Calvin Coolidge …en 1928. Ce voyage s’est déroulé dans un climat ambigu, oscillant entre honneurs et petits camouflets pour le Président des États-Unis. Raul Castro délivre des signaux contradictoires : il ne s’est pas déplacé à l’aéroport accueillir ses hôtes, ne les a pas accompagnés au mémorial José Marti, les média cubains n’ont assuré, selon les observateurs, qu’une couverture minimale de l’événement, la météo détestable mais aussi la police n’ont pas permis le contact direct avec la population que souhaitait Obama. A côté de cela, Raul Castro multiplie sourires et amabilités envers son visiteur et se prête même à une Conférence de presse, exercice dont il n’est pas du tout familier.

La double face de cet accueil reflète bien l’ambivalence de la position cubaine pour qui l’ouverture est une nécessité mais aussi porteuse de dangers potentiels pour le régime. Les autorités cubaines veulent par-dessus tout « maitriser » le processus, ses modalités et son rythme, et montrer que le rapprochement n’est pas une reddition, qu’il se fait sur un pied d’égalité, voire même est une victoire pour Cuba : l’initiative ne vient-elle pas des États-Unis ? N’ont-ils pas renoncé à leur préalable de toujours  la chute du régime cubain ? A la veille du séjour d’Obama et même pendant ce séjour se manifeste cette volonté de ne rien céder : la police politique sévit dans tout le pays contre les opposants politiques et multiplie les arrestations. Parmi les interpelés figurait Berta Soler, porte parole des Dames en blanc, l’Association des épouses de prisonniers politiques, invitée à rencontrer M Obama.

3.3. De multiples signes d’ouverture

Ils sont visibles dans de nombreux domaines. A partir de Janvier 2015 l’administration Obama, comme promis en Décembre 2014, prend de nouvelles mesures d’allègement des sanctions : les américains peuvent plus facilement se rendre à Cuba, ils peuvent désormais acheter et consommer des produits d’origine cubaine comme les cigares ou le rhum quand ils sont dans des pays tiers (ce qui était prohibé jusqu’alors). Un accord de Février 2016 permet la réouverture de leur espace aérien commun et la reprise des liaisons aériennes, interrompues depuis 1962 : 110 vols par jour sont prévus dès l’été. Le trafic maritime lui aussi devrait se rétablir prochainement avec la réouverture d’une ligne de ferries. Le premier paquebot de croisière parti de Miami est arrivé à la Havane début Mai 2016. Le flux touristique explose et les capacités d’hébergement de Cuba sont déjà saturées. Pêle-mêle, Master Card a commencé en 2015 ses transactions par carte bancaire avec Cuba, le site de réservation en ligne Airbnb annonce en Avril 2015 un catalogue de 1000 adresses à Cuba. Des partenariats se nouent dans le domaine d’Internet et des Télécoms, Netflix a annoncé son arrivée prochaine…mais le contrôle étatique sur ces activités constitue un frein. Le 2 Juin 2015 les footballeurs du New York Cosmos sont venus à Cuba affronter l’équipe nationale en match amical et en Octobre 2015, le Buena Vista Social Club s’est produit aux États-Unis, donnant même un concert à la Maison Blanche dans le cadre du mois de l’héritage hispanique. Une première depuis 50 ans. Plus remarquable, Les États-Unis viennent d’autoriser une entreprise américaine de fabrication de tracteurs à s’installer à Cuba, avec le plein accord des autorités cubaines. Plus anecdotique, ces derniers mois Rihanna ou Paris Hilton parmi bien d’autres célébrités américaines ont déambulé dans les rues de la Havane. Ces nombreux signes de réchauffement ne peuvent occulter les questions épineuses qui restent en suspens.

Conclusion : de graves contentieux subsistent

La levée de l’embargo reste le point crucial pour Cuba. Le problème est que la politique d’embargo repose en partie sur des décisions exécutives qui peuvent être annulées par le Président mais a fait aussi l’objet de lois votées par le Congrès qui ne peuvent donc être abrogées que par lui. Majoritairement républicain aujourd’hui, il y est en principe hostile. Les mesures d’application extra territoriales telles que le Helms Burton Act de 1996 ou encore la section 211 de l’Omnibus Appropriations Act de 1998 restent donc en vigueur. Barack Obama s’est déclaré publiquement en faveur de cette levée, souhaitant même qu’elle soit effective avant la fin de son mandat. Il a demandé au Congrès de se saisir de la question…mais la partie est loin d’être gagnée

Le problème de l’enclave de Guantanamo est à nouveau sur la table. Les autorités cubaines par la voix de leur ministre des Affaires étrangères Bruno Rodriguez, réclament avec insistance « la restitution du territoire occupé illégalement ». John Kerry, pour les États-Unis, leur oppose pour l’instant une fin de non recevoir : « il n’y a pas d’intention de notre part d’altérer le Traité de location ». D’autres sujets délicats devront aussi être abordés et réglés, ainsi l’indemnisation des propriétaires américains spoliées lors des nationalisations (qui se chiffrerait en milliards de dollars) ou encore la question de l’extradition des fugitifs réfugiés à Cuba et recherchés par la justice américaine. La marche vers une totale normalisation reste un chemin semé d’embûches et prendra des années.

Auteur : Patrice Roth

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