GÉOPOLITIQUE
Avatars du pan-caribéisme d'Eric Williams
En 1966, Sidney Mintz a écrit : « Les leaders politiques de la Caraïbe n'ont que très rarement travaillé avec sérieux en direction d'une prise de conscience Pan-caraïbe ou identitaire. Des hommes comme Williams à Trinidad, Castro à Cuba, et le défunt Manley de la Jamaïque ont perçu cette identité, mais elle demeure pour une grand part un rêve pour demain ». A l'époque où Mintz développait cet exposé, la vision d'une conscience ou d'une identité pan-caribéenne était, dans le cas de Williams, un projet en devenir pour lequel il se battait avec ardeur et sérieux. Suite à ce constat, le propos de cet article est d'analyser la manière dont Williams a transcendé ce que Mintz laissait entendre par « rêve pour demain ». Au cours de cette recherche, nous avons consulté plusieurs sources comme, par exemple, les documents gouvernementaux aux Archives Nationales des États-Unis et de Grande-Bretagne et à la Fondation Luis Muñoz Marín de Porto Rico. Cependant, ce sont les propres textes de Williams, ses articles dans les revues universitaires, ses livres, ses discours, sa correspondance personnelle et officielle et ses agendas de plusieurs années entreposés dans la Eric Williams Collection de l'Université de West Indies sur le campus de Ste-Augustine à Trinidad-et-Tobago, qui constituent le principal fond documentaire1. OriginesEric Williams, l'aîné de sept filles et cinq fils, appartenait à une famille de la petite classe moyenne de couleur catholique et urbaine de Port of Spain. Dans son autobiographie Williams est peu bavard sur sa filiation politique, mais dans l'un des brouillons qu'il avait ébauché pour cette œuvre, il écrivit que T.A. Marryshow (1887-1958), originaire de l'île voisine de Grenade était son protecteur, sans le mentionner dans la version publiée. Pour le moment, rien ne prouve que dans ses écrits Williams ait fait référence à Marryshow, brillant orateur, bibliophile, journaliste et éditeur du journal The West Indian. Son pamphlet Cycles of Civilisations, dans lequel il incorpora en 1917 plusieurs de ses articles parus dans The West Indian pour réfuter la vulgate raciste de la suprématie blanche du General Jan Smuts d'Afrique du Sud, n'est même pas mentionné dans les oeuvres de Williams. Pourquoi Williams a-t-il éliminé toute mention relative à un personnage d'une telle importance ? Une explication possible réside dans le fait que les différences de style et de contenu entre les deux hommes sont abyssales. Bien que critique, au moment de sa vieillesse Marryshow était respectueux et complaisant, et peu contestataire dans ses relations et ses écrits en direction de la Métropole impériale. Jusque dans son omission, l'empreinte de Marryshow peut s'interpréter comme ayant eu une influence modérée sur l'intérêt que portait Williams à l'histoire, à son amour des livres, et dans le développement de sa pensée politique intégrationniste. Comme il nous le raconte dans son autobiographie, l'ambition de son père l'a forcé à se servir de l'éducation comme voie de mobilité sociale. Dès l'enfance, il gagna plusieurs bourses qui lui permirent d'étudier dans la meilleure école secondaire publique du pays, le Queen's Royal College, et plus tard à Oxford University. Au Queen's College, il suivit les cours de l'illustre homme de lettres, marxiste et trotskiste, C.L.R. James qui fut un peu plus tard son tuteur pour remporter la très convoitée Bourse Insulaire afin d'étudier en Grande-Bretagne, et peut-être même, fit-il office de conseiller universitaire et politique avant leur rupture en 1960. Université d'Oxford et Université HowardWilliams acheva en 1937 un doctorat d'histoire à l'université d'Oxford, premier caribéen à obtenir ce grade suprême dans cette discipline. Sa thèse, intitulée « The Economic Aspect of the Abolition of the West Indian Trade and Slavery », heurtait l'orthodoxie en vigueur dans l'historiographie britannique qui attribuait à l'humanisme la campagne qui devait mettre fin à la traite et à l'esclavage en Angleterre. Dans cette étude il s'attacha à deux thèmes - la plantation de canne à sucre et l'esclavage africain - qui deviendraient constants dans sa recherche historique et déterminants dans sa conception de la Caraïbe. En 1939, Williams obtint un emploi à l'université Howard, qu'il appela « l'Oxford Noir », à Washington D.C. À son arrivée, les milieux gouvernementaux des États-Unis étaient en ébullition devant l'entrée imminente de leur pays dans la Seconde Guerre mondiale. Comme nous le verrons plus loin, durant les 10 années suivantes, jusqu'en 1948, Williams s'immergea dans le mouvement politico-universitaire d'échanges sur la Caraïbe par le biais de ses publications sur l'histoire et sur l'actualité de la région, et par son travail dans les organisations régionales de la Caraïbe : la Commission Anglo-Américaine des Caraïbes (1942-1945) et sa remplaçante, la Commission de la Caraïbe (1946-1961). La Caraïbe hispanique et HaïtiLa force principale de Williams résidait dans une connaissance approfondie de l'histoire européenne et de la Caraïbe britannique, résultat à ce moment là, de ses recherches dans les archives métropolitaines et de son existence londonienne pendant la décennie politiquement critique de la dépression des années 1930. En 1940, il fit avec succès son premier voyage de recherches historiques à Cuba, Porto Rico, Haïti et la République dominicaine, grâce en grande partie à sa maîtrise de l'espagnol et du français. Il s'arrêta d'abord à Cuba, où il rencontra la vie intellectuelle la plus féconde de la région. Là-bas, il retrouva son « indéfectible ami » le « monumental » Fernando Ortiz (1881-1969). Williams qui était peu enthousiaste à accepter des dettes intellectuelles, reconnaît celle qu'il doit à Ortiz dont « les vastes recherches sur l'histoire et la société de Cuba ont été pendant longtemps pour moi un des grands stimulants et une aide des plus importantes dans mon propre développement intellectuel et mes propres recherches universitaires ». Il dépeint Porto Rico comme étant « déprimante » à cause de la pauvreté, de la prostitution, « étasunienne en tous points », la langue espagnole subordonnée à l'anglais et « un colonialisme étasunien sans ambiguïté aucune ». A l'université de Porto Rico, il fit la connaissance de Jaime Benitez, qui fut nommé Recteur un an plus tard. En République dominicaine, alors sous la sanglante dictature de fer de Rafael L. Trujillo, il resta peu de jours car « le silence de la tombe régnait partout – seulement troublé par les bruits de bottes de l'armée – ; il n'y avait personne à qui parler, peu de données à recueillir, aucun livre à acheter ». Quatre ans après le massacre de milliers de Haïtiens, le silence de la terreur, et qui sait, peut-être aussi le traditionnel racisme dominicain, l'empêcha d'écouter personnellement les intellectuels du pays. Cette absence de communication, et par conséquent de connaissances, déboucha naturellement sur la relative absence de la République dominicaine dans son œuvre et dans son action politique intégrationniste2. En Haïti, le manque de temps et d'argent limitèrent sa présence à la visite de la capitale Port-au-Prince. Il rechercha et fit la connaissance du « fameux sociologue, Jean Price-Mars, auteur de Ainsi Parla l'Oncle »3. Là-bas, il apprit par le Représentant Fiscal des États-Unis que le Premier ministre britannique Churchill avait accepté de concéder à Roosevelt des bases militaires à Trinidad4. Cette concession, contre laquelle Williams se battrait férocement presque deux décennies plus tard, le rendit plus conscient de l'importance stratégique de la région Caraïbe pour les États-Unis5. Selon Williams, ce voyage dans la région établit « les bases de mon apparition comme porte-parole académique de la Caraïbe » et élargit sa perspective de la Caraïbe au-delà de son île natale et de la sous-région britannique, vu que « en 1940, plus que tout autre, j'étais le caribéen qui avait le contact le plus direct et le plus proche avec la totalité du territoire de la Caraïbe, tant du point de vue historique que contemporain ». La fédération antillaiseDans The journal of Negro Education en 1941, Williams présenta pour la première fois sa conception d'une future « fédération ou union pan-antillaise ». En expliquant son projet, il employa le terme « Caraïbe » dans son sens britannique, c'est-à-dire, les îles de la Caraïbe ou les Antilles et non dans son sens étasunien qui incluait les républiques indépendantes de la Terre Ferme qui bordaient la mer des Caraïbes. En outre, il débattit de trois aspects dont certains – comme nous le verrons plus loin – seront repris, modifiés ou éliminés dans les années suivantes, jusqu'à ses ultimes contributions en 1981. Le premier thème fut celui de la base historico-sociale des Antilles, laquelle se trouve au sein d'une population laborieuse en majorité noire partageant l'héritage commun de l'esclavage, ce qui facilite certaines formes de coopération. Pour Williams, « avec un contexte, une histoire, des origines raciales et des regroupements similaires à la base, pénalisés par la même malédiction économique, les dynamiques de ces territoires artificiellement différenciés sont les mêmes, et il est temps de prêter attention aux identités fondamentales en lieu et place des différences incidentes ». Le second aspect était celui relatif aux différents « vernis culturels » français, britanniques et espagnols – il laissa les Hollandais en dehors, probablement par omission – qui peuvent rendre la réconciliation impossible ; il nota cependant que l'on doit se souvenir que les attitudes des « races latines » envers le nègre sont, pour diverses raisons, fondamentalement différentes de celles des Anglo-Saxons. Le troisième aspect était celui du rôle de leader de Cuba, lequel était « inévitable non seulement en raison de son étendue, mais aussi grâce à ses contributions intellectuelles qui sont une oasis intellectuelle dans le désert de stérilité intellectuelle créée par le sucre et que l'on nomme civilisation de peuples attardés ». Williams publia en 1942 The Negro in the Caribbean, oeuvre de dénonciation du colonialisme, de l'absence de démocratie et de la monoculture de la canne à sucre dans la région, et qui selon l'auteur « établit sa réputation ». Sa définition de la Caraïbe s'enrichit par l'introduction de toutes les îles de l'archipel et des Guyanes (aujourd'hui Guyana, Guyane française et Suriname) et de l'Honduras britannique (aujourd'hui Belize) car « ils sont similaires dans leurs économies comme dans les caractères raciaux de leurs populations »6. Dans cet ouvrage, Williams, en tant qu'historien, devant l'imminence de la création de la commission anglo-américaine de la Caraïbe, ébaucha une conception de la Caraïbe destinée à influencer les hommes politiques et les fonctionnaires gouvernementaux, les decision makers des métropoles, et les futurs leaders politiques caribéens en affirmant que « le chemin à suivre par l'homme politique de demain repose non seulement sur une fédération politique dans le respect des nationalités, mais aussi sur une fédération économique ». Devant une possible objection due à la difficulté d'appliquer un tel schéma, sa réponse fut empreinte de catastrophisme : « La Caraïbe, comme partout dans le monde, s'unira ou s'effondrera ». Dans l'atmosphère de l'époque, la proposition de Williams était une parmi les nombreuses qui circulaient pour peser sur l'élaboration du monde de l'après-guerre. La Commission anglo-américaine des CaraïbesEn mars de cette année-là, fut annoncée la création de la Commission anglo-américaine des Caraïbes (CAC) organisme formé de la Grande-Bretagne et des États-Unis, dont l'objectif était la mise en place de plusieurs programmes économiques et sociaux dans leurs territoires coloniaux. Aussitôt Williams intrigua en vue d'une nomination, mais obtint seulement un poste de consultant au Bureau des Affaires Stratégiques, l'ancêtre de la CIA, vu que le fait de ne pas être citoyen américain rendait impossible l'exercice de responsabilités plus grandes. En parallèle de ces démarches, Williams – comme professeur à l'université Howard – organisa une conférence sur le futur économique de la Caraïbe. Williams y fit une communication sur le thème de la conférence dans laquelle il passait en revue neuf aspects des économies de la Caraïbe. Dans le dernier d'entre eux, il présenta un diagnostic du présent et du futur de la Caraïbe, en soulignant la nécessité d'une coopération économique fondée sur l'interdépendance pour être compétitif dans l'économie mondiale. « La Caraïbe est une expression géographique... une collection d'unités isolées, chacune vivant isolée des autres… la fédération rendra possible un développement économique aujourd'hui impossible, et donnera à la Caraïbe un pouvoir de négociation dans le monde que n'ont pas les entités isolées… les peuples de la Caraïbe reconnaissent depuis quelques années le principe de l'indépendance, il est temps qu'ils reconnaissent le privilège que constitue l'interdépendance ». Ce projet de fédération de Williams était en harmonie avec la politique du CAC qui visait à encourager des relations économiques et commerciales plus proches entre les îles de la Caraïbe dans le cadre d'une meilleure participation politique. Trois mois après la conférence, Williams fut nommé à un poste sans importance à la CAC, mais en 1944, il fut chargé de la recherche au sein du Comité de l'Agriculture du Conseil de recherche des Caraïbes de l'organisation sub-régionale. Cette même année, il publia son classique Capitalism and Slavery, substantielle révision de sa thèse doctorale, qui lui valut une très importante reconnaissance du monde universitaire. À ce moment là, l'historien réputé, promoteur d'une conception de la Caraïbe et d'un projet fédératif, devint un acteur au sein de la CAC dont il pensait qu'elle serait déterminante pour le devenir de l'ensemble de la zone. Les années suivantes, Williams, pour des raisons liées à son travail, visita pratiquement toutes les colonies britanniques, françaises et hollandaises. Dans son autobiographie, il précisa : « Voyager a élargi ma vision des Indes Occidentales, approfondi mes recherches historiques et augmenté mes contacts politiques ». La Commission des CaraïbesL'engagement et le succès de Williams augmentèrent au point qu'il accepta le poste de directeur-adjoint de la recherche au Conseil de recherche de la Caraïbe à Port of Spain où on déplaça le siège de l'organisation, maintenant nommée Commission des Caraïbes avec l'apport de la France et de la Hollande. Ce poste fut une expérience capitale dans le développement de sa pensée et dans ses actions ultérieures, bien que, selon ce qu'il écrit dans ses mémoires, il fut constamment victime du préjugé de race et de l'apathie métropolitaine envers la région. Il eut à sa charge l'étude des problèmes économiques, commerciaux et agricoles de la région, entre autres, la propriété de la terre, la production de tubercules et de viandes, le trafic commercial intra-caribéen, l'industrie du sucre et le tourisme. Bien que Williams s'efforça de considérer toute recherche au travers du cadre régional, la tendance de la métropole changea de cap et son intérêt était, dans le monde de l'après-guerre, de renforcer les relations bilatérales avec ses colonies. En 1952, après plusieurs années d'études historiques et contemporaines sur les différentes réalités des îles de la Caraïbe, Williams prit conscience de certaines difficultés pour aller vers une meilleure coopération entre les pays de la Caraïbe. Parmi ces difficultés, il cita l'isolement créé par les distances et l'absence de moyens de communication appropriés, les rivalités internationales dans la région et les jalousies intra-insulaires. Mais, il mit en avant les barrières linguistiques et l'absence d'un corpus commun de connaissances comme étant les obstacles les plus importants. Pour faire face à cette absence d'un corpus historique régional, Williams réalisa son travail universitaire et éducatif en dehors de la Commission des Caraïbes. En tant que président de la Trinidad and Tobago historical Society, il fonda la première revue historique de la Caraïbe, la Caribbean Historical Review, dont la publication dura de 1950 à 1954. Williams tenta, avec peu de succès, de faire participer à ses projets des institutions et des personnages de Trinidad-et-Tobago et de la région. Un des projets restés en suspens fut une compilation de documents, en trois volumes, sur l'histoire de la Caraïbe destinée à être achevée par Williams et publiée par l'université de Porto Rico. Le titre de l'œuvre devait être Readings in the Caribbean History et Williams proposa de lui adjoindre le sous-titre « From Colombus to Muñoz Marín » en expliquant que : « Bien que ma grande admiration personnelle pour lui [Luis Muñoz Marín] en tant qu'un des plus grands enfants de la terre caribéenne n'est pas absente de ma proposition, le facteur principal est qu'il symbolise le mouvement populaire dans la Caraïbe et il est, de plus, représentatif de la période la plus récente de l'histoire de la Caraïbe comme le furent en leur temps Colomb, Colbert, Toussaint Louverture, parmi d'autres »7. Le Recteur Jaime Benitez, sans avoir consulté le Gouverneur Muñoz Marín, refusa le titre proposé si l'ouvrage devait se réaliser sous les auspices de l'université et avec l'apport de fonds publics. L'attitude de Williams envers Porto Rico mérite une étude à part, car elle eut une influence sur ses futures positions dans le domaine économique et politique. Nous n'avons pas trouvé de soutien de Williams au nationalisme de Pedro Albizu Campos, ni à l'indépendantisme électoraliste de Gilberto Concepción de Gracia, mais un soutien en avril 1952 à ce qu'il nomma « La relation cordiale avec les États-Unis sur la base de l'autonomie locale » obtenue sous la direction du Gouverneur Luis Muñoz Marín. Démotivé par l'inaction de la Commission des Caraïbes, il écrivit une lettre à Muñoz Marín dans laquelle il proposait la création d'un Institut des Affaires caribéennes à l'université de Porto Rico afin de fournir les connaissances et les informations nécessaires aux hommes d'État et aux planificateurs de toute la Caraïbe dans le but de préparer un fond commun pour faciliter la coopération caribéenne8. Dans l'arène politiqueIl n'est dons pas surprenant qu'en 1955, ayant été renvoyé de la Commission des Caraïbes, au cours d'un discours historique sur la place principale de Port of Spain, Woodford Square, devant une assistance de 10 000 personnes, « Mr Caribbean » comme on l'appelait déjà, se lance dans l'arène politique. En peu de temps, avec le soutien de la classe moyenne et des professionnels afro-trinitairiens (médecins, professeurs et avocats) et dans une moindre mesure des indo-trinitairiens des mêmes professions, la charte constitutive du nouveau parti, le Mouvement National du Peuple (MNP) fut rédigée. En diapason avec la pensée de Williams, le document donnait son aval à la fédération des territoires britanniques, condition requise pour un développement économique rapide. Mais le document ajoutait aussi que « l'on doit prendre en compte dès le début le renforcement des liens économiques avec les territoires non britanniques de la Caraïbe ». Porto Rico et son modèle d'industrialisation sur invitation jouèrent un rôle dans les débuts de sa vie politique. Lors de son discours le plus important sur l'économie de Trinidad-et-Tobago, William plaida pour que l'on suive « l'exemple de Porto Rico » pour produire à destination du petit marché intérieur et pour l'exportation, tout en remarquant que le pays avait l'avantage d'avoir du pétrole. Williams et le MNP gagnèrent les élections de façon inespérée et l'ère des partis politiques se mit en place à Trinidad-et-Tobago. Dans cette conjoncture, il pouvait difficilement y avoir un homme mieux préparé – au vu de ses recherches historiques et contemporaines dans le pays et dans la région, de ses expériences personnelles et professionnelles dans le cadre régional et métropolitain – pour occuper le poste de leader des ministres et ensuite de Premier ministre de Trinidad-et-Tobago. La Fédération des Indes OccidentalesAu cours de cette étape, en tant que leader nationaliste et anticolonialiste, juste au moment de la conférence de Bandung, Williams se retrouva immergé immédiatement dans le processus d'intégration politique de la Fédération des Indes Occidentales, une initiative de la Grande-Bretagne. Dès le début, en janvier 1956, il contesta la mainmise du Gouverneur General, un fonctionnaire britannique, sur l'imposition de tarifs douaniers différenciés et sur les obligations internationales de la Fédération. Mais les problèmes les plus importants naquirent de la réalité politique des territoires fédérés, en particulier le sien et la Jamaïque. À Trinidad-et-Tobago le MNP perdit les élections fédérales face à une coalition emmenée par Bhadese Mahraj. Sa réaction inattendue consistant à traiter les indo-trinitairiens de « minorité hostile et récalcitrante » le poursuivit pour le reste de sa vie politique. La Fédération des Indes Occidentales était née avec des problèmes structurels, mais en fin de compte, le coup de grâce fut donné par l'électorat de la Jamaïque. L'insularisme jamaïcain, qui s'expliquait par son isolement géographique et la rareté des relations avec le reste de la Caraïbe britannique, obligea Norman Manley à favoriser la création d'un gouvernement central affaibli, alors que Williams au contraire en développait un centralisé et fort. La décision de l'électorat jamaïcain fut d'abandonner la fédération lors d'un référendum. Williams, avec son habileté à faire jaillir la phrase juste au bon moment, déclara : « dix moins un égal zéro » et refusa de continuer la fédération avec les huit autres îles de la Caraïbe orientale ou de constituer un gouvernement unitaire avec Grenade. Il est possible que Williams n'ait favorisé aucune alternative par peur d'aviver les tensions ethniques à Trinidad-et-Tobago qui jouèrent un rôle décisif dans sa décision. Cependant, l'œil avisé de Gordon K. Lewis nota que « Trinidad fait un pas en arrière pour faire plus tard deux pas en avant... La Caraïbe, prise en son entier, manque clairement d'un leadership audacieux qui serait prêt à tout risquer au service d'une grande cause ». La Communauté économique des CaraïbesAu début de la décennie des années 1960, Williams, comme unique leader survivant de la Fédération des Indes Occidentales, prit le risque de faire deux pas en avant et de lutter pour le principe Pan-Caraïbe. Premièrement, à sa requête, le MNP approuva en janvier 1962 une résolution pour mettre en place l'indépendance – ce qui fut fait le 31 août de la même année – et que Williams célébra avec la publication de la première histoire nationale. En second lieu, il se déclara partisan de « s'associer avec tous les peuples de la Caraïbe au sein d'une Communauté économique de la Caraïbe et de mener toute action nécessaire pour parvenir à cet objectif »9. Williams ne perdit pas de temps pour essayer de devenir le « leader structurel » du Pan-caribéisme10. Il se servit de son pouvoir de convocation pour entamer la procédure de mise en place de Conférence des Chefs de Gouvernement caribéens du Commonwealth et lors de la première réunion de juillet 1963, il présenta son projet de Communauté économique de la Caraïbe, lequel prenait comme modèle le Marché Commun Européen. Nonobstant l'ampleur de son appel public pour une communauté économique caribéenne dépassant les confins de la sous-région, Williams comprenait que le veto géopolitique des États-Unis interdisait l'entrée de Cuba. Pour cette raison, en août de cette année-là, Williams dévoila dans Le Monde diplomatique ses différences avec Cuba, en notant que « Trinidad-et-Tobago font face à la Caraïbe, alors que Cuba lui tourne le dos et se dirige vers une intégration dans le grand complexe communiste ». Il proposa son propre modèle de développement « comme le moyen terme entre la nationalisation sans détours de Castro et l'organisation capitaliste démodée appuyée par les Marines et les dollars des États-Unis ». Cette voie centriste se voulait être « une société active avec d'un côté le Gouvernement et de l'autre les principaux investisseurs étrangers » afin de formuler et d'atteindre les objectifs de développement économiques et sociaux promus par l'administration étatique. L'ouverture pan-caribéenne de la Communauté économique des Caraïbes ne se fit pas devant le refus de la Barbade et de la Jamaïque d'inclure les territoires caribéens non britanniques, tout particulièrement les pays non démocratiques comme Cuba, Haïti et la République dominicaine. Alors, Williams décida de rejoindre l'Association de Libre-Échange de la Caraïbe (CARIFTA), une initiative d'Antigua, de la Barbade et du Guyana qui était dans l'air depuis 1964. Lors de sa fondation en 1968, le CARIFTA comptait ces trois pays, plus Trinidad-et-Tobago, la Jamaïque, Belize, la Dominique, Grenade, Montserrat, Sainte-Lucie, Saint-Vincent et Saint-Kitts-et-Nevis–Anguilla ; William Demas (qui fut pendant plusieurs années le conseiller économique de Williams) étant son Secrétaire Général. Sur ce point particulier, Williams dut être confiant car Demas avait à l'époque une conception pan-caraïbe identique à la sienne. Eric Williams et Porto RicoPour autant, il ne renonça pas à se rapprocher du reste de la Caraïbe non anglophone. Parallèlement au processus d'intégration économique du CARIFTA, Trinidad-et-Tobago continua ses discussions avec Porto Rico, les Antilles hollandaises, le Suriname et les Antilles françaises sur deux points – la ligne aérienne Bristish West India Airways et les deux navires offerts par le Canada qui à l'origine appartenaient à la Fédération – dans le but d'offrir des services de transport à l'échelle régionale. L'année 1964 à peine commencée, on parvint à plusieurs accords informels avec Porto Rico et les Antilles hollandaises pour mettre en œuvre des politiques communes dans les secteurs du tourisme, du commerce, des transports maritimes et des communications. Au milieu du mois de juillet de cette année-là à Londres, Williams déclara que les quatre « piliers » d'une Caraïbe nouvelle étaient Trinidad-et-Tobago, Porto Rico, les Antilles hollandaises et Cuba11. Un peu plus d'un mois plus tard, le Gouverneur Muñoz Marín lui signifia le retrait de Porto Rico, en alléguant que l'accord stipulait que l'on n'inclurait que des pays démocratiques, si bien que la Cuba communiste, la République dominicaine alors gouvernée par un Conseil d'État et le Guyana britannique du communiste Cheddi Jagan n'étaient pas acceptables12. Williams ne rendit pas ce désaccord public. Cependant, au cours de la même année il montra que les principales difficultés de ce débat étaient politiques pour deux raisons : premièrement la rivalité entre deux métropoles et leurs sphères d'influence respectives, et deuxièmement le manque de pouvoirs constitutionnels de Porto Rico pour intervenir dans ces problèmes. La rivalité entre métropoles concernait les États-Unis et la France, alors que pour la seconde raison, il fit une comparaison entre le statut de Porto Rico et celui des Antilles hollandaises, en montrant que pour celles-ci, à la différence de Borinquen, il n'y avait aucun doute qu'elles fussent libres de la domination coloniale13. En 1965, Williams se rendit compte de son incapacité à stimuler le processus d'intégration. Il sollicita alors en vain de la Grande-Bretagne la convocation d'une conférence entre les États-Unis, la France, la Hollande et les Antilles hollandaises et le Suriname, le Canada, la Jamaïque et Trinidad-et-Tobago pour débattre de la question du régionalisme et de la promotion de la Communauté économique des Caraïbes. Il convient de s'interroger sur la désillusion de Williams dans le cas de Porto Rico. D'abord, Williams, comme beaucoup, s'est trompé en pensant que le statut d'État Libre Associé approuvé en 1952 et confirmé par la Résolution 748 (XV) de l'ONU en 1953, conférait à l'île l'autonomie. Ensuite, les difficultés de l'industrialisation portoricaine – et la faillite de sa propre expérience à Trinidad-et-Tobago – lui firent perdre foi dans ce modèle de développement. Enfin, l'image qu'il avait de Muñoz Marín comme leader doté d'une vison de la Caraïbe ne correspondait pas à la réalité, pour autant que son intérêt se limitait aux relations entre Porto Rico et les États-Unis et au développement de la démocratie libérale en Amérique latine. A la suite de la victoire électorale du parti annexionniste en 1968, dans son livre From Colombus to Castro: The history of the Caribbean 1492-1969, Williams exclut Porto Rico de son projet Pan-Caraïbe car « Porto Rico avait réussi son développement économique mais perdu son identité nationale. Quel gain possible pour un pays s'il surpasse tout le monde et perd son âme ? ». Cependant, avec les Antilles françaises, dont le statut de Départements d'Outre-mer de la France était très semblable à celui d'État fédéré aux États-Unis, Williams ne fut pas si catégorique, même quand en 1969 en interrogeant personnellement le Président Pompidou sur le point de savoir si la Martinique et la Guadeloupe pourraient faire partie d'une Fédération Caraïbe, il s'attira la réponse suivante : « Monsieur le Premier ministre, n'oubliez pas qu'elles sont parties intégrantes de la France ». Cette même interrogation sur les Antilles hollandaises et le Suriname eut le même sort, ce qui rendait transparent le fait que « ces îles avaient une relation particulière avec la Hollande ». Dans son histoire de la Caraïbe, le politicien-historien Williams ne fit aucune référence à ces entretiens, mais reconnut que les populations de Guadeloupe et Martinique approuvaient majoritairement ces liens et que la fin ou du moins le relâchement des liens avec la France étaient une condition préalable à de meilleures relations économiques avec le reste de la Caraïbe. Williams soutint, sans aucune preuve, que « on peut raisonnablement être sûr que le temps démontrera que les dispositions actuelles ne sont pas la solution finale du problème de ces territoires ». Malgré tout ce bruit et cette fureur, William réitéra son projet Pan-Caraïbe, duquel il écarta seulement Porto Rico. « Une fois que le mouvement vers l'intégration économique et l'indépendance politique de toutes les entités aura commencé à prendre force dans les îles du Commonwealth, il deviendra nécessaire d'établir des relations économiques de proximité avec les pays hors Commonwealth – les territoires français et hollandais et les pays indépendants comme la République dominicaine, Haïti et Cuba qui devra être réincorporé dans la famille interaméricaine. (Porto Rico… semble s'acheminer lentement mais surement vers le statut d'État, membre de l'Union américaine ». Il ne donna plus au projet le caractère catégorique de l'historien fonctionnaire de la sous-région des décennies 1940 et 1950 en affirmant que « au cours de cette étape, il n'est pas possible d'ébaucher le type de relation qui pourrait s'établir entre la Caraïbe du Commonwealth et les autres pays caribéens »14. Même ainsi, il suggéra des propositions de collaboration fonctionnelle pour la production, le traitement et la commercialisation de produits (sucre et bauxite), l'échange de technologies et de connaissances scientifiques, et l'intégration industrielle de secteurs spécifiques, avec des matières premières régionales ou extra-régionales pour fournir le marché régional ou extra-régional. Bien que l'on note une sophistication plus grande dans les mesures proposées afin d'être en phase avec sa conception de la Caraïbe – sous l'influence des économistes de l'université des West Indies – aucune d'entre elles ne suscitaient d'intérêt à cette époque. D'un autre côté, Williams renouvela bien sûr sa grande confiance dans son modèle de développement implanté à Trinidad-et-Tobago, combinaison d'investissement étranger et de contrôle plus strict de l'économie par le gouvernement et les nationaux, ce qui contrastait avec l'indépendance de Porto Rico et le totalitarisme cubain. La publication de son histoire de la Caraïbe passa quasiment inaperçue à Trinidad-et-Tobago, à cause de l'énorme soubresaut de la dite « Révolution de Février » en 1970, autrement dit les marches et démonstrations du Pouvoir Noir et la mutinerie avortée de la minuscule armée qui manqua de peu de faire capoter son gouvernement. Pour une partie de la société « le Docteur » comme on l'appelait partout, cessa d'être le père libérateur de la Patrie pour se transformer en une marionnette néocoloniale15. Bien que son leadership fut en baisse, Williams gagna les élections de 1971 et retrouva le pouvoir. Durant cette campagne, le MNP renouvela son engagement de « continuer son programme de coopération de proximité avec les autres pays de la Caraïbe pour les affaires économiques et commerciales ». La Communauté des CaraïbesAu début de la décennie des années 1970, de tous les gouvernants de la Caraïbe de langue anglaise, Williams était la mémoire historique et l'unique acteur d'importance ayant participé au précédent processus d'intégration. En 1972, la Conférence des Chefs d'État sous sa « présidence magistrale » décida de transformer le CARIFTA en Communauté des Caraïbes (CARICOM)16. Ainsi le reconnut-on au moment de signer le traité à Chaguaramas, lieu où se trouvait une base navale des États-Unis à Trinidad dont Williams, après une lutte acharnée, obtint l'éventuelle fermeture. En ce 4 juillet 1973, Williams définit la CaraÏbe comme étant « cette aire qui comprend toutes les îles et les territoires de terre ferme dont le développement économique nous permet de les considérer comme partie du théâtre caribéen ». Cette année-là, l'objectif de Williams était une nouvelle Fédération politique de la Caraïbe membre du Commonwealth, suivie « d'une intégration économique de toute la Caraïbe nonobstant les origines nationales ou les affiliations linguistiques ». Il fit ressortir aussi que la Jamaïque, avec l'émergence du nouveau leadership du Premier ministre Michael Manley, faisait montre d'un esprit de coopération pratique contrastant avec les peurs et les doutes des années 1960. Contre toute attente, en septembre 1973, Williams en état de frustration à cause d'une économie faible avec une réserve de devises au plus bas et un climat politique chaque jour plus difficile, annonça qu'il se retirait de la politique. La première raison alléguée fut « la question de l'intégration de la Caraïbe qui ne sera pas atteinte dans un futur proche, la cause réelle étant un manque d'unité constante, et peut-être même la réaffirmation du colonialisme ». Parmi les causes évidentes de cette situation, il mentionna deux nouvelles. Premièrement, l'identification de Cuba comme pays latino-américain et non caribéen, et « cela a été ainsi avant Castro et est peut-être plus accentué avec Castro ». Puis, en se référant au Venezuela et à d'autres pays latino-américains, il déclara que « ils nous ont toujours considéré comme une poignée de nègres coloniaux dans des colonies de la couronne britannique »17. Le conflit avec la JamaïqueEn décembre de la même année, Williams revint sur son renoncement, vu que la prospérité due aux pétrodollars issus de la crise du pétrole lui donna un nouvel entrain. En 1974, il favorisa deux projets de production utilisant de la matière première de la région. Celui qui nous intéresse, l'installation de deux fonderies d'aluminium, une à Trinidad et l'autre au Guyana par les gouvernements de ces deux pays et celui de la Jamaïque, obtint son appui car il suivait les grandes lignes prônées par des « intellectuels universitaires caribéens à propos des industries intégrées et en symbiose, alliées à un meilleur usage des ressources locales ». Tout cela disparut quand Trinidad-et-Tobago se retira à cause de l'accord bilatéral signé par la Jamaïque de Michael Manley, s'engageant à fournir au Venezuela, véritable puissance pétrolière, des quantités considérables de bauxite et d'aluminium afin d'augmenter les capacités de fonderie de cette dernière18. Le 4 mai 1975, Williams accusa le Venezuela d'essayer de recoloniser la Caraïbe et refusa le terme « bassin caraïbe », une nouvelle conception géopolitique qui commençait à avoir du poids, développée aussi par les États-Unis. Mais le vrai conflit fut entre la « doctrine latino-américaine » de Manley et la conception de la Caraïbe de Williams qui excluait clairement les pays latino-américains du continent, comme nous le verrons ci-après : « Normalement, la Caraïbe se définit, et c'est ainsi qu'en particulier nous l'avons défini, comme le territoire insulaire et les territoires de terre ferme dans lesquels l'économie de plantation s'est développé en premier sous le contrôle des pouvoirs des métropoles européennes, marquée par l'introduction en masse de travailleurs étrangers, travailleurs peu couteux, travailleurs forcés d'Afrique, de Chine et d'autres lieux. Il s'agit d'une unité distincte. Il y a eu de l'esclavage au Venezuela et au Mexique mais pas au même niveau. C'est un territoire particulier qui ne relève pas de l'Amérique du Nord traditionnelle ni de l'Amérique latine »19. Ce refus de l'initiative latino-américaine de la Jamaïque se basait principalement sur la conception qu'avait Williams de la Caraïbe. On peut aussi ajouter que la politique de rapprochement dynamique du Venezuela avec la Caraïbe orientale eut une influence. Les nouvelles forces commerciales et politiques qui touchaient la région rendaient à l'évidence son projet fédératif non viable dans cette conjoncture. À partir de ce moment, Williams boycotta le principal mécanisme de consultation et de décision du CARICOM – les conférences des Chefs d'États – et en décembre 1977, il assura que « nous avons vu le quasi effondrement final du Traité de la Communauté des Caraïbes cette année ». Son commentaire sur le CARICOM fut foudroyant : « Premièrement et avant tout, le CARICOM n'a jamais été et n'est pas caribéen. C'est une communauté de la Caraïbe qui exclut la plus grande part de la Caraïbe » et « il est profondément divisé entre ses membres et le Traité qui l'a créé a plus été mis en exergue par ses violations que par son exécution ». En dépit de la déception de Williams avec le CARICOM, le Traité de Chaguaramas de 1974 ajouta une clause disposant que la Conférence des Chefs de Gouvernement pourrait accepter comme membre « tout autre État de la région Caraïbe ». C'est ce qui s'est passé avec l'intégration du Suriname en 1995 et de Haïti en 2002. Selon moi, cela n'a pas encore été étudié, je me risque à avancer que cette clause était une initiative de Trinidad-et-Tobago.
Pour conclure, l'ultime déclaration de Williams – « Ce que Dieu a séparé, ne peut être uni par aucun homme. C'est là la loi de la société caribéenne » – reflétait sa totale déception après plusieurs tentatives formelles et informelles de promouvoir l'intégration de la Caraïbe. Quelques semaines après, il décédait, presque totalement isolé de son peuple et des autres gouvernants de la Caraïbe de langue anglaise ou non. Eric Williams, comme historien, avait théorisé le fait que la base sociale de la plantation sucrière et l'esclavage des noirs étaient suffisants pour l'intégration de la région dans une Fédération Pan-Caraïbe. De plus, en tant que fonctionnaire régional, il suscita des études concrètes avec un point de vue régional sur les problèmes réels de la Caraïbe. Bien que conscient des différences de taille et de ressources, des processus culturels distincts (y compris les langues), des différences démographiques et ethniques, et des développements politiques divergents sous l'emprise de métropoles différentes, son volontarisme comme Premier ministre de Trinidad-et-Tobago fut à un tel niveau qu'il tenta d'arriver à une intégration économique voire politique comprenant la Caraïbe anglophone et non anglophone. Même s'il échoua dans cette perspective, sa persévérance fut fondamentale dans la création d'une intégration économique, fonctionnelle et, dans une certaine mesure, politique de la Caraïbe anglophone dans le CARICOM. D'autre part, ses initiatives pour incorporer les territoires français et hollandais butèrent contre le mur des intérêts métropolitains et contre ces territoires eux-mêmes. Il écarta Porto Rico et Cuba pour des raisons distinctes : l'un pour son intégration chaque jour plus grande aux États-Unis et l'autre pour son intégration au bloc socialiste et pour son regard tourné vers l'Amérique latine et non vers la Caraïbe. Bien qu'ils furent inclus dans son schéma d'intégration, nous n'avons pas trouvé d'initiatives venant de lui concernant Haïti et la République dominicaine. On peut présumer que le va-et-vient de régimes autoritaires et l'instabilité politique, alliés au désintérêt régional exprimé par les leaders politiques dominicains et haïtiens, lui firent éviter un quelconque rapprochement. Dans le cas de Juan Bosch, le seul leader politique d'importance à Hispaniola avec la sensibilité nécessaire pour appuyer un projet de caractère régional, l'historique fragmentation régionale, tant dénoncée par Williams, fut la cause du manque de connaissance mutuelle et de contacts entre eux. Comme elle s'écarte du panorama actuel de la région, la conception Pan-Caraïbe de Williams ne s'est pas imposée. Cependant, l'intégration du Suriname et d'Haïti dans le CARICOM est un pas dans cette direction. Le CARICOM souffre de sérieux problèmes, mais l'intégration d'autres pays de la Caraïbe est un de ses objectifs et l'adhésion ne requiert pas de participer au Marché Commun de la Caraïbe. D'autre part, la création de l'Association des États de la Caraïbe, une initiative du CARICOM qui regroupe tous les pays indépendants du bassin caraïbe, est dans un certain sens une reconnaissance des différences entre la Caraïbe de Williams et les pays latino-américains du centre, du nord et du sud de l'Amérique. Jamais auparavant – ni après Williams jusqu'à présent – aucun intellectuel, fonctionnaire régional ou homme d'État caribéen n'a défini la région et tenté de mener à bien le projet de fonder une fédération Pan-Caraïbe conforme à ce qu'elle est. Le résultat, partiel aujourd'hui encore, doit être un motif de débats pour les études actuelles et futures sur la Caraïbe. 1 Une partie de la documentation privée et publique, de même que la bibliothèque personnelle de Williams est déposée dans cette collection (voir “Eric Williams Memorial Collection”, http://www.mainlib.uwi.tt/eric.html. Désormais EWMC). 2 Sa connaissance de Cuba et Porto Rico fut toujours plus grande que celle de la République dominicaine, vu que la provocation précoce de Pedro F. Bonó (1895) disant que “le cacao c'est l'oligarchie et le tabac la démocratie” aura attiré son attention. 3 Il n'y a pas de traduction espagnole de Ainsi parla l'Oncle… ; essais d'ethnographie, Port-au-Prince, Imprimerie de Compiègne, 1928. 4 Il se réfère à la remise des bases dans les colonies d'Antigua, des Bahamas, des Bermudes, de la Guyane britannique, de la Jamaïque, de Ste-Lucie et de Trinidad. 5 Il conclut une conférence dans la bibliothèque publique de Port of Spain de cette manière : “Il y a deux cents ans nous étions des plantations de canne à sucre. Aujourd'hui nous sommes des bases navales”. 6 Cette définition de la Caraïbe fut jusqu'à il y a quelques années la plus commune et elle est utilisée aujourd'hui encore. 7 À l'origine, William pensa utiliser le sous-titre pour l'histoire de la Caraïbe qu'il rédigeait. 8 Cette proposition prit naissance en 1948 quand il soutint une conversation avec des professeurs de l'Université de Porto Rico et, à mon sens, c'est l'origine intellectuelle de l'Institut d'Études de la Caraïbe, fondé au sein de la Faculté des Sciences Sociales de l'Université de Porto Rico en 1958. 9 La Communauté Économique des Caraïbes comprendrait non seulement les 10 membres de la Fédération, mais aussi les trois Guyanes et toutes les îles indépendantes et non indépendantes de la mer Caraïbe. 10 Le “leadership structurel” renvoie à celui qui agit dans les sphères du pouvoir d'État en faveur de la réalisation de négociations formelles avec les institutions de même niveau. A cet effet, il manage les modes d'utilisation du pouvoir structurel (c'est-à-dire, le pouvoir basé sur les ressources matérielles) pour influer sur les pratiques interactives en liaison avec les affaires soumises à la discussion. 11 “The ‘Four Pillars' of a Future Caribbean”, London Daily Mirror, 20 July 1964, p. 10. 12 Le 4 décembre 1964, Muñoz Marín refusa une invitation de Williams à le rencontrer le 15 du mois lors d'une réunion de “coopération régionale”, en expliquant son désistement par son retrait du gouvernement. 13 Williams était dans le vrai. L'accord constitutionnel de Porto Rico avec les États-Unis ne prévoyait pas la pleine autonomie et ne l'autorisait pas à se charger de ses relations internationales. Il se passait le contraire aux Antilles hollandaises quant aux affaires intérieures. 14 Il semble que Williams lui-même ait pensé qu'il avait vu trop juste puisque à un moment de 1970 il envoya à Deutsch l'ébauche d'un livre qui devait s'appeler La búsqueda de la identidad del Caribe (The Search for Caribbean Identity). Nous n'avons pas trouvé cette ébauche et il semble que l'affaire tomba à l'eau quand Williams ne répondit pas à l'offre de Deutsch de signer contrat. 15 Une publication de l'organisation la plus importante du Pouvoir Noir, National Joint Action Committee, déclarait : ”Le contrôle économique des blancs leur permet le contrôle politique. Nos hommes politiques se transforment en véritables marionnettes. Tous les cinq ans les noirs obtiennent un peu le pouvoir de marchander durant le temps des élections. Nous en avons assez des programmes d'urgence et des promesses. Le fait est que le reste du temps est perdu avec des politiques qui lèchent les bottes de la Structure de Pouvoir des blancs" (Slavery to Slavery: NJAC on the Economic System, multicopia, 1970, p. 7). 16 L'acronyme “CARICOM” renvoie à la Communauté des Caraïbes et au Marché Commun de la Caraïbe. 17 La référence au Venezuela n'était pas surprenante vu que les relations entre les deux pays étaient cordialement froides à cause de la méfiance de Williams, ancrée dans ses études historiques. 18 Dans son livre Manley ne mentionne pas l'accord avec le Guyana et Trinidad-et-Tobago, il mentionne seulement l'accord avec le Venezuela (voir Michael Manley, Jamaica: The Struggle in the Periphery, 1982). 19 Manley rechercha un rapprochement et une coopération plus importante avec les pays latino-américains pour créer un nouvel ordre économique international qui favoriserait les pays en développement.
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