TRANSPORTS ET RÉSEAUX
 
Kingston Freeport, port jamaïcain ou port chinois ?

Kingston Freeport Terminal Link (KFTL), port jamaïcain ou port chinois ? La question se pose en effet aux regards des récents développements concernant les opérateurs du transport maritime dans ce pays.

On le sait, le nouveau terrain de jeu de la Chine est depuis quelques années, celui de la Caraïbe. En multipliant les investissements et les prêts contre des ressources indispensables au bon fonctionnement de son économie, la Chine construit pas à pas son collier de perles et poursuit le développement de sa « Route de la Soie » (BRI). Dans ce but, et au delà des investissements dans les secteurs de l’énergie, de la santé, de la construction, il est un secteur d’activité qui reste vital pour parvenir à tisser ce vaste réseau chinois, celui des transports maritimes.

La plupart des grandes compagnies maritimes chinoises, telle COSCO, 4ème armateur mondial, (très proche du parti populaire chinois et du gouvernement de Xi Jinping ) est déjà membre des alliances qui se partagent le trafic de marchandises sur les grandes routes maritimes jalonnant le globe.

Maîtriser les trafics est une chose mais pouvoir aisément déverser le contenu de ses navires en est une autre. La logistique portuaire est fondamentale. Accéder à des longueurs de quais de déchargement sans entrave et surtout sans temps d’attente pour irriguer le reste des hinterlands et des proches marchés à partir de ces portes d’entrée que sont les grands ports mondiaux est un atout réel pour n’importe quelle puissance commerciale dans un monde globalisé.

Dans la Caraïbe, et plus particulièrement dans les Antilles, les ports sont de taille limitée, la géographie des îles pousse à cela, mais il existe quelques ports qui néanmoins sortent du lot. Beaucoup sont situés sur le continent. On pense tout naturellement aux grands ports à chaque extrémité du canal de Panama (Balboa et Colon), aux ports américains de la Floride et du golfe du Mexique, aux ports pétroliers vénézuéliens ou colombiens. Dans les îles, les grands ports de commerce pouvant accueillir des porte-conteneurs dont les tailles ne cessent de croître sont peu nombreux. Seul un nombre très limité de ports répondent à ces attentes. Au centre de la mer des Caraïbes, un port s’illustre particulièrement par sa position exceptionnelle de carrefour entre Amérique du Nord, Amérique du Sud, Europe et Asie, celui de Kingston en Jamaïque.

 

1.  Kingston Freeport, un carrefour du commerce maritime caribéen

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 Photo n°1 : Vue du port de Kingston Freeport.
Photo libre de droit. 2024.

 

Le port de Kingston est le septième plus grand port naturel maritime au monde. Ce port est situé sur la côte sud de l’île. Sur une vaste zone, ce sont en réalité plusieurs ports qui se succèdent : celui de Kingston Freeport Terminal et celui de Kingston Wharwes Limited. Faisant face à ces équipements portuaires, la péninsule de Port Royal ferme l’entrée du port et accueille le terminal croisière.

Le Kingston Freeport Terminal Link ou KFTL s’étend sur les 2/3 de l’espace portuaire commercial. 1 600 mètres de quais sont accessibles aux navires à fort tonnage et tirant d’eau (plus de 15,5 mètres), donc adapté aux navires en provenance du nouveau Canal de Panama. 22 hectares de stockage à l’air libre et plus de 30 000 m² d’entrepôts couverts ou de stockage au froid sont également proposés aux armateurs. Cela fait de ce port, l’un des plus grands ports des Antilles en terme d’équipement.

En 2019, le trafic conteneurs du port atteignait 1,6 millions d’EVP et se situait en cinquième position de l’ensemble des ports de la zone caraïbe, juste derrière les ports du canal, le port mexicain de Manzanillo et celui de Carthagène en Colombie.

Ce trafic conteneur a atteint 1,9 millions en 2021 selon les données de la Banque mondiale. Ces quelques chiffres illustrent le rôle majeur de hub de transit et de redistribution qu’a su prendre le port jamaïcain au fil du temps dans l’organisation du trafic maritime international et caribéen.

 

Figure n°1 : Terminaux du port de commerce de Kingston (Jamaïque)

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Source : Fond-Google map 2024. F. Turbout, MRSH Université de Caen Normandie 2024.

 

2. Poursuivre la «  Belt Road Initiative  »

 

Les grands opérateurs du commerce maritime ont anticipé cette prise de position montante du port jamaïcain. Le transporteur français CMA-CGM a signé en 2013 un accord avec le gouvernement jamaïcain pour financer, étendre et maintenir le port de Kingston en échange d’une concession exploitable pendant 30 ans.

CMA-CGM s’est associé dans cette entreprise à un opérateur hongkongais « China Merchants Port Holding », lui-même filiale du conglomérat chinois « China Merchants » spécialisé dans les activités de la finance, de l’immobilier et du transport maritime.

CMA-CGM détenait dans cette joint-venture qui porte le nom de « Terminal Link », 51 % des parts, China Merchants Port Holding détenant les 49 % restants.

Mais en 2019, CMA-CGM met fin à cet accord. La compagnie marseillaise à besoin de liquidités et décide de vendre 8 de ces terminaux répartis dans les grands ports du monde. Pour la majorité de ces ventes de terminaux, CMA-CGM conserve une part de l’actif, mais pour deux d’entre-eux, la cession est totale. Le premier de ces terminaux est celui exploité en Iraq, et le second celui de Kingston en Jamaïque.

CMA-CGM rompt l’accord qui la liait à Terminal Link et lui revend ses 8 terminaux. Terminal Link n’étant plus détenu que par China Merchants, c’est en réalité la holding chinoise qui acquiert les terminaux à travers le monde, dont 100 % du Kingston Freeport Terminal Link. En cédant ainsi contre près de 968 millions de dollars US ses anciens terminaux, CMA-CGM cède également ses droits d’usage.

Terminal Link devient donc l’unique propriétaire des terminaux de Kingston Freeport et du droit d’exploitation de 30 ans accordé précédemment par le gouvernement jamaïcain à CMA-CGM.

Pour la Chine, c’est là un formidable atout, elle parvient à prendre pied dans la durée dans l’un des plus important hub maritime de la zone, à quelques kilomètres seulement des côtes américaines, marché convoité par le gouvernement chinois.

3. Inquiétudes du voisin américain

Par cette transaction, la Chine s’installe un peu plus longuement et durement dans le paysage caribéen. Les États-Unis ne s’y sont pas trompés ; l’ambassadeur américain en Jamaïque a fait part de ses craintes de voir ainsi s’implanter l’opérateur maritime chinois, à proximité immédiate de ses frontières. Plus que cette proximité, c’est la stratégie même de contrôle des ports et infrastructures portuaires qui inquiète nombre d’experts en géopolitique. Ces prises de contrôle, ces investissements dans les ports de la zone sont-ils l’expression d’une volonté de développement des relations commerciales ou bien ne sont-ils que la partie visible de l’iceberg, lequel masquerait des volontés de prendre position plus fermement dans la zone, voire de se servir de ces ports comme de potentielles bases militaires ?

Le risque est bien présent. La République populaire de Chine a investi dans près de 40 ports en Amérique latine et dans les Caraïbes. Ce réseau maritime construit sans bruit inquiète. Des experts pensent que derrière ces investissements, la vocation attendue à terme des ces ports est bien sûr commerciale, mais aussi militaire. Les ports deviendraient des portes d’entrée possibles en cas de conflit. De plus, la présence proche d’entreprises chinoises ayant accès plus facilement à des informations sensibles ou stratégiques inquiète fortement le gouvernement américain, les agences de renseignements intérieures et les autorités militaires. Le récent projet de construction du port péruvien de Chacay avec des capitaux chinois vient renforcer cette crainte. En construisant un nouveau port sur la rive Pacifique, au sud de la côte péruvienne, la Chine s’assure de prendre place durablement dans la zone et affiche une volonté affirmée de venir « jouer » dans l’arrière-cours des États-Unis.

Auteur : Frederique Turbout

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