TRANSPORTS ET RÉSEAUX
 
Une longue histoire aérienne

 

Évoquer le transport aérien dans cette région, c'est une conversation de tous les jours qui évoquera les difficultés d'obtenir un vol pour telle île, ou bien la complexité des correspondances avec changement d'appareil ou la nécessité de retenir une chambre d'hôtel parce que vous ne pouvez repartir que le lendemain. La liste est interminable des sujets de conversation sur les déplacements aériens dans cette région d'Amérique médiane, entre États-Unis et Brésil, cadre de l'AEC dont un des objectifs est de rationaliser la vie aérienne pour les visiteurs et les résidents de cet espace.

1. Une région peu maritime

Avant l'arrivée de l'avion, le monde caribéen avait une mobilité fort limitée, si ce n'est cadenassée. Pourtant la géographie semblait la favoriser, une guirlande d'îles, proches les unes des autres, s'étirant de la Floride à l'Orénoque sur le flanc oriental, un isthme se rétrécissant du Mexique au Panamá sur le flanc occidental, la côte caraïbe de l'Amérique du Sud reliant les deux ensembles au Sud comme les États du Golfe aux États-Unis les réunissant au Nord. Ce vaste espace marin entouré de terres connut, avant la colonisation, une intense mobilité maritime. Les Caraïbes, excellents piroguiers circulaient le long de l'arc des Antilles, tandis que les populations amérindiennes de l'isthme pratiquaient la navigation côtière. La richesse hydrographique de la côte caraïbe de l'Amérique du Sud privilégiait la circulation fluviale et côtière.

Mais la longue et terrible colonisation esclavagiste européenne qui s'abat sur la région de la fin du XVe siècle jusqu'à la fin du XIXe siècle semble avoir stérilisé cette mobilité fluvio-maritime. Désormais, l'espace maritime devient l'apanage et le monopole des métropoles ; le système d'exploitation mis en place accorde au segment maritime entre métropole et colonie une valeur stratégique telle que tout espace marin est d'autant plus militarisé qu'il fut le lieu privilégié de batailles navales incessantes culminant tout au long du XVIIIe siècle qui vit s'affronter deux à deux les quatre métropoles caribéennes (France et Espagne contre Royaume-Uni et Pays-Bas). Les nombreuses révoltes d'esclaves ne peuvent trouver d'issue maritime : c'est vers la montagne ou la forêt que finit l'esclave marron.

La révolution de la vapeur puis du moteur permirent des déplacements d'Antillais, désormais libres, vers les grands chantiers continentaux (Canal de Panamá, bananeraies et chemin de fer d'Amérique centrale). Toutefois, au début du XXe siècle, le Bassin Caraïbe connaît toujours des échanges limités entre voisins par des cloisonnements impériaux contrastant ainsi avec d'autres espaces insulaires tropicaux colonisés à la vie maritime beaucoup plus intense.

L'arrivée de l'avion ne va t-il pas bouleverser cette situation ?

2. L'entre-deux-guerres : la mainmise aérienne de la Pan Am sur la région

La Première Guerre mondiale a démontré la flexibilité de l'avion pour transporter un fret précieux et pressé : le courrier. L'avion va ainsi devenir l'outil de transmission du courrier. Le fait majeur de cette période pionnière est la conquête du Bassin Caraïbe par la Pan Am. Elle résulte d'un choix délibéré du patron de la Poste des États-Unis (W.F.Brown) qui choisit quelques transporteurs pour la desserte postale de l'Amérique du Sud où règne la concurrence européenne (Aéropostale, Lufthansa). Pour atteindre cet objectif, la région Caraïbe peut servir d'espace-relais en s'appuyant sur quelques pionniers comme Juan Trippe. Sa compagnie devient la Pan American Airways qui le 14 mars 1927, établit le premier service aérien régulier entre Key West et la Havane. Une de ces filiales, la Panagra (Pan American-Grace Airways) obtient la ligne postale vers l'Amérique du Sud. Se construit ainsi à partir de Cuba, une double ligne : ligne insulaire de Miami à Paramaribo et ligne isthmique de Cuba à Panamá. De 1929 à 1939, la Pan Am complète son réseau caribéen en prenant des parts du capital d'autres compagnies, en les filialisant ou les éliminant. À la vieille de la Seconde Guerre mondiale, le réseau de la Pan Am enserre le Bassin qui est devenu un lac américain, l'arrière-cour des États-Unis. Le réseau KLM au Sud du Bassin est bloqué par l'absence d'escale à Miami. La concurrence européenne est handicapée par la traversée transatlantique. La compagnie Pan Am devient alors un des symboles forts de la puissance américaine.

3. 1940-1960 : le désenclavement aérien des Antilles

La Seconde Guerre mondiale a vu le triomphe de l'aviation dans les tactiques militaires ; désormais, l'avion est plus sûr, plus puissant, vole plus haut, plus loin et peut transporter hommes et matériels. Face à l'Europe dévastée, les États-Unis sont les véritables vainqueurs disposant d'une énorme quantité d'avions à reconvertir et de nombreux pilotes à démilitariser. De plus, l'accord de Prêt-Bail signé avec le Royaume-Uni en février 1941 a donné aux États-Unis la maîtrise stratégique des Antilles avec l'établissement de bases aéronavales aux Bahamas, à Antigua, à Barbade, à Trinidad et en Guyane française.

En 1946, l'accord des Bermudes entre les États-Unis et le Royaume-Uni établit un modèle d'accord aérien bilatéral qui servit de base juridique à la vie aérienne internationale jusqu'à la déréglementation des années 1980. Cet accord précise les partenaires, les modalités de desserte, leur fréquence et les compagnies autorisées.

L'après-guerre voit la conquête aérienne de l'Atlantique central, ce qui permet aux métropoles européennes de prendre en mains la vie aérienne de leurs colonies. Chacune d'entre-elles crée des filiales de compagnie nationale. Ainsi se met en place le désenclavement aérien des Antilles avec deux niveaux de réseau : le segment transatlantique impérial et un réseau local desservant les colonies ; s'y ajoutent, sur l'Atlantique central, des compagnies caraïbes comme la Cubana qui, filiales de la Pan Am, cherchent à s'émanciper de celle-ci afin de s'ouvrir le marché aérien européen.

La vie aérienne caribéenne reste dominée par les États-Unis et Cuba en est le pivot principal. De plus la liaison New York – San Juan devient un véritable pont aérien pour l'exode portoricain vers le nord-est des États-Unis ; c'est la première utilisation massive de l'avion comme véhicule des migrations extra-caribéennes.

 

4. 1960-1980 : vingt ans d'émancipation et de croissance. L'avion, outil majeur de la mobilité caribéenne

4.1. La mise en quarantaine de Cuba et la décolonisation des Antilles

La rupture aérienne entre Cuba et les États-Unis a lieu en 1961. Cuba est désormais isolée et cherche à se raccorder à l'URSS et à l'Europe de l'Est avec escales intermédiaires.

C'est un bouleversement total pour l'île coupée de son environnement régional et de son mentor étasunien ; c'est aussi un profond changement pour les visiteurs de la Caraïbe ; au lieu d'aller à Cuba, ils se dirigent vers Porto Rico, les îles Vierges américaines, les Bahamas.

Les métropoles européennes décolonisent leurs possessions antillaises selon des modalités diverses allant du DOM pour les Antilles françaises jusqu'à l'indépendance pour Trinidad, la Jamaïque, Guyana et Barbade. Ces derniers sont désormais maîtres de leur législation aérienne et s'efforcent de « montrer leur pavillon » en se dotant d'une compagnie nationale. Naissent ainsi Air Jamaica, Guyana Airways, BWIA. La fédération des Petites Antilles crée le Liat tandis que Windward Airways, filiale de KLM, dessert les Antilles néerlandaises.

4.2. La révolution de la propulsion à réaction

L'arrivée des avions à réaction bouleverse les données du transport aérien. Plus grands, plus puissants, plus sûrs, ces nouveaux avions permettent d'abaisser le prix du transport aérien et attirent une double clientèle :

  • les touristes, majoritairement d'Amérique du Nord mais aussi d'Europe occidentale ;

  • les Caribéens qui émigrent massivement soit vers leur ancienne métropole, soit vers les États-Unis.

S'établit ainsi la double base de la clientèle aérienne de la Caraïbe avec des rythmes saisonniers différents. Les flux extra-régionaux l'emportent sur les flux intra-régionaux. Les premiers ont une double polarité vers l'Amérique du Nord et l'Europe de l'Ouest. Quant aux seconds, ils sont longitudinaux, monde insulaire et monde isthmique ayant fort peu de liaisons. Le monde aérien ne fait que reproduire, si ce n'est accentué, l'extraversion fondamentale de la région.

Les flux sont croissants et exigent de nouveaux aéroports, de nouveaux avions, autant d'investissements qui vont fragiliser les finances des jeunes États régionaux et partout, celles de leur compagnie publique. L'avion à réaction renforce la hiérarchie entre vols extra-régionaux en jet et vols régionaux où les jets sont rares ou d'occasion, côtoyant avions à hélices et turbopropulseurs.

5. 1980-2010 : Trente ans de mutations, de crises, de dérégulation, privatisation, globalisation de la desserte aérienne caraïbe

Les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 ont bouleversé les conditions d'exploitation des avions. Gourmand en carburant pour voler alors qu'il est plus lourd que l'air, l'avion est fortement touché par la hausse des coûts ; leurs exploitants recherchent alors des aéronefs neufs, moins gourmands mais chers. Or les compagnies caribéennes ont des finances fragiles ; il y a contradiction entre le désir légitime de posséder sa propre compagnie et le désir d'accueillir le plus possible de visiteurs à des coûts de transport bas, le tourisme étant le seul secteur susceptible de compenser l'inéluctable déclin de la vieille économie de plantation. De plus, les parcours locaux ne sont guère rentables. Courts, ils exigent de nombreux atterrissages et décollages, des escales coûteuses alors que les parcours aériens les plus rentables sont ceux d'altitude. Or ces derniers, long-courriers, sont réservés aux compagnies extra-caribéennes qui détiennent les avions de grande capacité et les plus neufs.

5.1. La déréglementation, nouvelle arme des États-Unis

Elle est partie des États-Unis au milieu des années 1970 pour contrer le système des accords aériens bilatéraux établis sur le modèle bermudien. Les États-Unis se sont sentis menacés dans leur supériorité aérienne par le système de tarification devenu de plus en plus complexe si ce n'est confus. Ils ont décidé de changer les règles du jeu au nom de la libéralisation des dessertes ; rate for route : nous vous offrons des tarifs intéressants moyennant une multiplication des accès et des compagnies. Dans cette optique libérale, les compagnies régionales ne pouvaient résister. Elles s'appuyèrent sur leurs confrères latino-américains beaucoup plus protectionnistes et offrant un marché intérieur plus vaste.

La dégradation financière des compagnies régionales se traduisit par des faillites ou par des privatisations. Celles-ci touchèrent d'ailleurs l'ensemble des infrastructures de transport aérien, maritime et parfois terrestre (chemin de fer). Qu'il s'agisse des compagnies continentales (Mexique, Colombie, Venezuela) ou antillaises (Air Jamaica, BWIA), beaucoup connurent des vicissitudes qui font émerger, de nos jours, de nouvelles compagnies, portant parfois le même sigle mais qui ont dû s'adapter à ce qui bouleverse l'économie mondiale depuis deux décennies : la globalisation.

5.2. La globalisation du monde aérien banalise l'espace caraïbe

Comme dans le domaine maritime, le monde aérien connaît une concentration des compagnies au sein de quelques alliances qui regroupent des firmes du monde entier. Les transporteurs les plus puissants ont des réseaux mondiaux au sein desquels la zone caraïbe n'est qu'un élément. L'émergence de nouveaux compétiteurs comme les transporteurs des pétromonarchies du Golfe ou ceux des BRICS ont renforcé le glissement du centre de gravité mondial de l'Occident vers l'Orient.

Auteur : Jean-Pierre Chardon

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