TRANSPORTS ET RÉSEAUX
 
La desserte aérienne du Bassin caraïbe : permanences et changements

Malgré une apparente évidence cartographique, la Caraïbe est un espace difficile à cerner tant son périmètre peut varier selon les approches géographiques, historiques, géopolitiques ou culturelles (Fig. 1). Pour les caribéens francophones, elle se limite généralement à l’archipel des Antilles. Les anglophones y adjoignent les trois Guyanes et le Belize, territoires qui partagent les héritages de la colonisation européenne et de l'esclavage (Williams, 1970). Les hispaniques la perçoivent comme l'ensemble des pays insulaires et continentaux qui bordent la mer Caraïbe. Une définition géographique plus large l'étend aussi aux terres qui enserrent le Golfe du Mexique, donc aux rivages mexicains et du sud des États-Unis (Mappemonde, n°72, 2003-4). Avec la naissance en 1994 de l’Association des États de la Caraïbe (AEC), les Caribéens sont parvenus à s'entendre pour définir et délimiter leur espace régional en y ajoutant le Salvador et les Bahamas (par proximité géographique) et les trois Guyanes (pour des raisons historiques). Les États-Unis, en revanche, en ont été tenus à l’écart, car ils restent davantage perçus comme la puissance dominante que comme un partenaire partageant les mêmes problèmes et intérêts (Bégot et al., 2009). Ils sont pourtant bien présents physiquement par les littoraux de cinq de leurs États, par leur influence multiforme et les puissants flux de toute nature qu’ils génèrent au sein de cette « Grande Caraïbe ». Même si nous avons adopté dans ce travail le périmètre territorial de l’AEC, il est donc difficile de les oublier. L'AEC est ainsi la première concrétisation institutionnelle du vieux rêve pancaraïbe, même si elle n’a qu’un rôle consultatif et de concertation (CRPLC, 1996-1997 ; Crusol, 2014).

Fig. 1 : La mosaïque caraïbe
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Réalisation : Bernard Gandrille

 

Le Bassin caraïbe est donc un espace géographiquement et politiquement émietté, disparate sur les plans démographique, ethnique, culturel, économique, etc. C'est aussi une interface américaine et mondiale, façonnée pendant des siècles par des tutelles et influences extérieures (européennes puis états-unienne) qui ont érigé des cloisonnements entre différents sous-ensembles historiques et géopolitiques. Le secteur du transport aérien n’échappe pas à ces problématiques et ce n’est pas un hasard si l’AEC, dès l’origine, a fait de l’amélioration des relations aériennes internes l’un de ses objectifs prioritaires. L'avion joue en effet un rôle exceptionnel dans l'ensemble du bassin pour de multiples raisons : l’insularité antillaise, la taille des grands États continentaux, la médiocrité des autres modes de transport, le boom touristique depuis 1950, l’importance des diasporas, l’intégration à des centres extrarégionaux (proches dans le cas des États-Unis, lointains pour les pays d'Europe de l'Ouest), etc. L'orientation des trafics et des réseaux, les flottes utilisées, le poids des compagnies en présence reflètent largement la géopolitique de cet espace extraverti. La mondialisation tend à complexifier ce cadre général, par l'apparition de nouveaux acteurs et une réorientation des échanges vers d'autres lieux.

Objectifs et méthodologie

L'objectif de ce travail est d'évaluer si l’organisation et les mutations du transport aérien, les évolutions des conjonctures internationales et régionales ont apporté de réels changements à la donne historique et géographique. L'avion a t-il renforcé l’extraversion ou, au contraire, favorisé une meilleure cohésion au sein de l'espace caraïbe ? Comment se pose ici l'articulation entre le proche et le lointain ? L'étude s'appuie notamment sur l'analyse des réseaux de desserte et sur la littérature scientifique et professionnelle. En l’absence de toute base de données régionale, un recensement des lignes au départ des principaux aéroports du Bassin caraïbe a été effectué sur Internet auprès des aéroports, des compagnies aériennes, ou certains sites spécialisés. N’ont été retenues que les dessertes directes sans escales car elles sont considérées par le passager comme le meilleur service aérien et donnent une idée assez fidèle des relations « préférentielles » entre les divers territoires. Elles sont également synonymes de connexité dans un réseau et permettent d’évaluer la capacité de polarisation et d’attraction des espaces.

Alors que les rares travaux privilégient une approche monographique et partielle, la problématique est élargie à l'ensemble du bassin, approche qui semble davantage intéresser la sphère francophone (Chardon, 1987 ; Ranély Vergé-Dépré et Roth, 2010, 2015). L'activité aérienne est donc une des clés de lecture permettant de contribuer à la vaste réflexion sur la cohérence et, finalement, l’existence même d’une grande région caraïbe (Gatzambide-Geigel, 1996 ; Girvan, 2013). Elle souligne l'originalité de cette « Méditerranée américaine » par rapport à d'autres bassins dans le monde. 

1. Une ouverture vers l'extérieur toujours prépondérante mais encore partielle

1.1. Une double polarisation ancienne des flux vers l'Amérique du Nord et l'Europe

Les réseaux des aéroports montrent deux grandes constantes : d'abord, l'écrasante suprématie, en volume de trafic, des liaisons extrarégionales sur les liaisons internes ; ensuite, l'orientation de ces réseaux vers l'Amérique du Nord et l'Europe (Ranély Vergé-Dépré et Roth, 2015). La proximité géographique et les héritages historiques expliquent ces tendances fortes.

L’attraction des États-Unis se manifeste par le nombre de lignes et l’ampleur de leur contribution aux trafics des aéroports régionaux. Presque tous les pays ont, en effet, au moins une ligne régulière directe avec ce puissant voisin. Aux escales historiques de Miami et New York se sont ajoutées au fil du temps de nombreuses autres destinations, en fonction des stratégies des compagnies et des besoins des clientèles. Le Mexique, pays membre de l'ALENA (Accord de libre-échange nord-américain), constitue un cas extrême car l'ensemble des aéroports mexicains réalisent 70 % de leur trafic international avec les États-Unis (soit 27,4 millions de passagers en 2016) et 8 % avec le Canada (Dirección General de Aeronáutica Civil, 2017). L’aéroport de Mexico est ainsi relié à plus d'une vingtaine de villes aux États-Unis, Los Angeles, Houston et Miami étant les liaisons les plus fréquentées. La desserte du Canada est partout secondaire et concentrée sur Toronto pour les territoires anglophones, Montréal pour les francophones.

Les héritages restent prégnants à travers les relations avec la lointaine Europe. De manière générale, les composantes de chaque sous-ensemble historique restent en relations préférentielles, voire exclusives, avec la capitale de l’ancienne métropole : ainsi, la polarisation sur Paris, Londres, Amsterdam ou Madrid est nette selon que l’on se trouve, respectivement, dans les territoires français, anglophones, néerlandais ou hispanophones. Parmi les exceptions, Cuba, pour rompre son isolement, et les grands pays hispanophones ont un réseau vers l’Europe plus diversifié. La ligne La Havane/Moscou est une survivance d’un contexte politique et historique aujourd’hui révolu ; les liaisons régulières proposées vers Francfort par certains pays traduisent la puissance économique de l’Allemagne et l’importance de son potentiel touristique ; quelques rares lignes charters saisonnières existent aussi avec Munich ou Rome.

Hormis ces marchés privilégiés, la Caraïbe apparaît bien marginalisée au niveau mondial. Une tendance récente est cependant le renforcement rapide des relations avec l'Amérique du Sud hors AEC. Le rapprochement économique entre les pays latino-américains et la montée en puissance du Brésil favorisent une meilleure intégration des réseaux et une intensification de ces flux, à partir d'une dizaine d’aéroports de l’isthme et des Grandes Antilles. L'aéroport de Panama City sort du lot : en 2016, avec 18 lignes (dont 7 vers le Brésil), il concentre la moitié de l’offre au départ du bassin et s’impose aujourd'hui comme le hub incontournable pour les liaisons avec le Brésil, l’Argentine, l’Équateur, etc. (Fig. 2).

Fig. 2 : L’aéroport de Panama City : répartition géographique du trafic de passagers en 2016
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Réalisation : Bernard Gandrille

 

Les relations du Bassin caraïbe avec le reste du monde apparaissent très limitées. L’offre de liaisons directes reste inexistante vers l’Afrique. Par le passé, la Cubana de Aviación a assuré des vols vers des pays « frères » africains, notamment l’Angola et l’Éthiopie en 1975-1976 pour transporter des troupes et du matériel de guerre.Vers l’Asie, seule Mexico et Panama City proposent depuis peu des vols à destination de Tokyo, Guangzhou, Séoul et Pékin. Cette évolution, encore modeste, est cependant significative du poids croissant du pôle est-asiatique dans les échanges mondiaux et de la volonté de ces aéroports de diversifier leurs marchés. 

1.2. Une activité aérienne portée par deux types de clientèles extrarégionales

Se substituant à l'économie de plantation, le tourisme international est devenu un secteur clé de l'économie de nombreux territoires de la Caraïbe. L’avion a mis le bassin à portée des foyers émetteurs, parfois lointains. Il n’est certes pas le seul facteur d’une mise en tourisme, mais son rôle s’avère primordial (Gay, 2000, Bernardie, 2005). Dès les années 1960-1970, la région est devenue une destination tropicale majeure et le principal bassin de croisière au monde. Cette activité s'est développée au début du XXe siècle dans les territoires les plus proches des États-Unis (Mexique, Bahamas, Cuba et Jamaïque), qui profitèrent de l'essor touristique de la Floride et de l'instauration des lois américaines sur la prohibition pour devenir des lieux de villégiature hivernale et de croisière (Desse, 2013). Mais ce sont surtout les progrès de l'aviation (mise en service des jets et des gros porteurs) qui encouragèrent la diffusion spatiale de cette activité à l'ensemble du bassin et qui l'ouvrirent à la clientèle européenne, plus lointaine. La fréquentation est globalement en hausse, malgré les récentes épidémies transmises par le moustique-tigre (dengue, chickungunya et zika) et les dégâts occasionnés par de violents ouragans sur certaines destinations très touristiques (Sint Maarten, Puerto Rico en 2017).

En 2016, les pays de l'AEC ont reçu 75,7 millions de touristes internationaux (UNWTO, 2017). La première destination est le Mexique (34,9 millions), suivie des îles antillaises (25,2 millions), des pays de l'isthme (10,7 millions) et de la bordure sud-américaine de l'AEC (4,8 millions). La proximité des États-Unis, aujourd'hui deuxième foyer mondial émetteur de touristes, après la Chine, explique leur prépondérance. Aux Antilles, ce marché fournit plus de la moitié de la clientèle touristique (Fig. 3) et oriente l'offre des dessertes aériennes. Il représente de 80 à 90 % des touristes aux Bahamas et dans les territoires sous tutelle américaine comme Puerto Rico et les îles Vierges. Cette présence est cependant moins marquée dans les îles du sud de l'archipel, en raison d’un plus grand éloignement et d'affinités culturelles plus fortes avec l'Europe.

Fig. 3 : L’origine géographique des touristes de séjour dans l’archipel des Antilles en 2016
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Réalisation : Bernard Gandrille

 

Quelques territoires se singularisent toutefois. Cuba, qui avait été la destination préférée des Américains avant la rupture avec les États-Unis, a une clientèle plus diversifiée, majoritairement composée de Canadiens et d'Européens ; l'assouplissement, depuis 2011, des conditions de voyage (augmentation du nombre des aéroports états-uniens autorisés à proposer des vols directs, etc.) génère cependant de nouveaux flux. Les îles françaises (Guadeloupe, Martinique) se distinguent par leurs difficultés à accéder au marché nord-américain, notamment parce qu'elles sont plus chères que leurs voisines anglophones ; leur clientèle est composée à plus de 80 % de touristes en provenance de la France métropolitaine. Le nombre de visiteurs européens est croissant dans l'ensemble du bassin, pour des raisons multiples : la baisse des tarifs consécutive à l'arrivée des compagnies charters et à bas coûts, la multiplication des offres incluant le transport aérien et l'hébergement, la diminution de l'attraction de destinations ensoleillées plus proches du fait de l'insécurité dans certains pays méditerranéens.

Le lien entre l'avion et le tourisme de croisière est également étroit. La clientèle est acheminée par avion jusqu'aux grands ports floridiens pour les circuits très fréquentés dans le nord du bassin (Miami fait figure de capitale mondiale de la croisière malgré la montée de ports voisins comme Port Canaveral, Fort Lauderdale, etc.) et les hubs secondaires insulaires tels San Juan (Puerto Rico) et Bridgetown (Barbade) pour les circuits plus méridionaux.

Le tourisme est une activité saisonnière, ce qui a un impact sur l'activité des aéroports, sur l'offre de liaisons et sur la santé financière des compagnies. Certains aéroports ont été spécialement construits pour acheminer les touristes au plus près des stations balnéaires : Cancun (Mexique), Punta Cana, La Romana (République Dominicaine), Montego Bay (Jamaïque), Varadero (Cuba), etc. En haute saison, les vols à la demande s’ajoutent à l’activité régulière sur quelques destinations. Les compagnies à bas coûts ont récemment contribué à enrichir l’offre, mais pour pérenniser leurs activités tout au long de l’année, elles cherchent aussi à attirer les voyageurs d’affaires et ceux qui visitent parents ou amis. À ces flux majeurs d’origine extrarégionale, se sont ajoutés récemment des flux touristiques intra-régionaux, liés notamment aux différentiels de niveaux de vie (entre les îles françaises et la République Dominicaine ou Sainte-Lucie, etc.). Ils contribuent à alimenter certaines lignes régionales, mais restent secondaires. La souplesse et la réactivité du transport aérien rendent cette manne touristique potentiellement très volatile. Elles instaurent entre les destinations un climat de concurrence exacerbée qui rend difficiles les tentatives de coopération (packs « multi-destinations »).

Les flux générés par les diasporas caraïbes constituent une autre source de clientèle pour l'avion. Depuis 1945, l'ensemble du bassin a été touché par une émigration massive orientée surtout vers les capitales des anciennes puissances coloniales et vers les États-Unis. Des motifs économiques et politiques (exilés cubains) sont à l'origine de ces mobilités qui ont coïncidé avec la massification du transport aérien. Hormis les migrants les plus pauvres originaires des îles proches (Haïti) qui tentent de gagner les États-Unis par bateau, et ceux de la bordure continentale qui ont aussi recours aux transports terrestres, les candidats au départ utilisent l'avion et alimentent d'abondants flux « affinitaires1 » de voyageurs qui, périodiquement, « reviennent au pays ». Difficiles à distinguer précisément dans les statistiques des aéroports, ces flux sont marqués par une forte saisonnalité (vacances d’été pour les Antilles françaises). Malgré une conjoncture économique défavorable et des législations plus restrictives dans les pays d'accueil, environ 561 000 Antillais2 (surtout des Dominicains, Cubains, etc.) et 749 400 migrants originaires du Mexique et de l'isthme ont migré vers les pays de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) durant la période 2008-2010. Ils se sont dirigés respectivement à 75,5 % et 85 % vers les États-Unis (surtout le Nord-Est, la Floride et les autres États du sud) et à 17 % et 9 % vers les pays européens (OIM, 2015). La proximité et la puissance économique du voisin américain ont donc considérablement renforcé son attractivité au cours des dernières décennies. Les flux les plus massifs sont entre le Mexique et les États-Unis (494 000 départs en 2008-2010), où vivent plus de 12 millions de Mexicains. Ces chiffres ne comptabilisent pas les nombreux migrants clandestins, mais ceux-ci ne constituent pas la clientèle de l'avion compte tenu des contrôles policiers dans les aéroports. À ces flux s'ajoutent les mobilités migratoires à l'intérieur du bassin, qui sont fonction des différentiels de niveaux de vie et qui représentent une source majeure de la clientèle des compagnies aériennes locales.

2. Une vie aérienne régionale toujours sous contrôle extérieur

2.1. Des acteurs extrarégionaux prédominants

Lorsque naît l’aviation, les États-Unis sont déjà, de longue date, la puissance dominante du Bassin caraïbe qu’ils considèrent comme leur « arrière-cour » et sur lequel ils exercent une influence multiforme. L’essor de l’aviation commerciale a été l’occasion pour eux de renforcer encore leur emprise à travers leurs compagnies aériennes.

Dès 1927, la Pan Am ouvre la première ligne aéropostale entre Key West et La Havane. C’est le début d’une longue période où elle va exercer une domination presque exclusive qui atteint son apogée dans les deux décennies d’après-guerre. Cependant, ce géant est durement touché par le premier choc pétrolier, au moment même où il lance sa flotte de Boeing 747. L'acquisition, en 1980, de National Airlines, qui lui permettait de s'ouvrir au marché domestique américain grâce à la déréglementation, aggrave ses difficultés financières et l'oblige à réduire son réseau antillais. Sa disparition, en 1991, a été vécue comme un cataclysme aux États-Unis et dans le paysage aérien mondial. Pour la Caraïbe, une page se tourne…mais les choses vont-elles réellement changer ?

Le vide crée par la disparition de la Pan Am sera vite comblé par divers transporteursaméricains, tels United Airlines, American Airlines, qui reprennent ses lignes, ses structures (hub de San Juan) et sa clientèle. Plus récemment, l’irruption dans la région des compagnies américaines à bas coûts (JetBlue, Southwest, Westjet, etc.) a constitué un nouveau tournant, en instaurant une concurrence accrue et de nouvelles stratégies.

La vie aérienne régionale resta donc dominée par les compagnies états-uniennes qui desservent l’ensemble du bassin à partir d’aéroports répartis sur tout leur territoire. En 2016, elles ont par exemple réalisé 71,7 % du trafic entre le Mexique et les États-Unis, contre 28,3 % pour les compagnies mexicaines (Dirección General de Aeronáutica Civil, 2017). À quelques exceptions près (Antilles françaises, Panama), elles assurent la majorité du trafic de la plupart des aéroports.

La stratégie de ces compagnies influence aussi beaucoup la vie aérienne régionale. Les choix qu’elles opèrent dans la localisation de leurs hubs et dans les destinations qu’elles desservent peuvent avoir de lourdes conséquences. Ainsi, le recul marqué du trafic de San Juan reflète certes, en partie, les graves difficultés économiques de Puerto Rico, mais est aussi la conséquence du départ d’American Eagle, dont San Juan était depuis 1984 le hub unique aux Antilles. Concurrencée par d’autres transporteurs américains depuis leurs bases continentales, elle a quitté San Juan en 2013, sa maison mère American Airlines ayant redéployé son réseau caraïbe à partir de Miami. La politique menée depuis 2002 par Jetblue a aussi mis à mal son activité. Le réseau dense de lignes directes que cette compagnie a construit dans la Caraïbe depuis ses hubs de New York JFK et de Fort Lauderdale (Fig. 4) a réduit le rôle des hubs régionaux. Jetblue dessert, en 2018, 20 îles (dont Cuba depuis 2016), le Mexique, le Costa Rica et la Colombie. Elle est devenue le principal transporteur desservant Puerto Rico, la République Dominicaine et propose aussi diverses liaisons inter-îles (Jetblue Airways Corporation, 2017). 

Fig. 4 : Le réseau de JetBlue Airways dans le Bassin caraïbe en 2018 (liaisons directes)
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Réalisation : Bernard Gandrille
 

L’État Fédéral américain joua un rôle central dans la mise en œuvre des cadres juridiques régissant la vie aérienne internationale. L’Accord des Bermudes de 1946 entre les États-Unis et le Royaume-Uni servit pendant plusieurs décennies de modèle. Il précisait les modalités d'accès au marché (compagnies et itinéraires autorisés) et de contrôle des capacités et tarifs. C'était un compromis entre la doctrine libérale des États-Unis, dont la supériorité aéronautique était alors écrasante, et l'attitude plus protectrice du Royaume-Uni, ruiné par la guerre (OCDE, 1988). Les États-Unis surent pourtant user de leur influence et obtenir des droits de trafic avantageux pour leurs compagnies.

Dans les années 1970, sentant leur suprématie aérienne menacée, ils imposèrent de nouvelles règles du jeu. Le contexte ne leur était en effet pas favorable : crise économique, excès de capacité aérienne mondiale, système de tarification de plus en plus complexe. Initiée sur le trafic de fret (1976), la dérèglementation est mise en place en 1978 sur le marché domestique américain, puis s'est diffusée sur d'autres continents.

Dans les premiers temps de l’aviation commerciale, la lointaine Europe n’est que très faiblement présente, techniquement handicapée par la traversée transatlantique, qui ne peut alors se faire sans escale. En 1950, il faut encore 26 heures de vol pour relier Paris aux Antilles françaises (via New York), voyage pourtant bien plus rapide que la traversée en paquebot (sept jours). Mais l'arrivée, à la fin des années 1950, des avions commerciaux à réaction (jets) long courrier, évoluant à une vitesse proche des 1 000 km/h, met la Caraïbe insulaire à huit ou dix heures de l'Europe. Les grandes compagnies nationales historiques européennes (Air France, KLM, BOAC, Iberia) ouvrent des lignes vers leurs possessions antillaises mais aussi (Lufthansa) vers les capitales des grands États continentaux et vers quelques destinations touristiques (République Dominicaine, Cuba). Dix ans plus tard, avec la mise en service des gros porteurs, débute l’ère du transport aérien de masse (le Boeing 747 transporte jusqu’à 490 passagers) qui permet la baisse des tarifs et l’accès au tourisme à de nouvelles clientèles, plus lointaines et moins fortunées. Alors que les infrastructures aéroportuaires étaient peu à peu agrandies et adaptées, les paquebots transatlantiques ont été retirés ou reconvertis pour la croisière. Après la libéralisation du ciel européen, à partir de 1987, de nouveaux transporteurs privés ont pu se positionner sur ces marchés, avec plus ou moins de longévité (Corsair, AOM, Air Liberté). Les compagnies charter et, plus récemment, les transporteurs européens à bas coûts (Norwegian, Level, etc.) jouent dans la Caraïbe un rôle bien plus limité que dans d’autres régions touristiques du monde.

2.2. Des acteurs régionaux fragiles

Les premières compagnies aériennes régionales sont nées sur la bordure continentale dès les années 1930 (la TACA, Transportes Aéreos Centro-Americanos, au Honduras, Aeronaves de Mexico, etc.). Elles seront rejointes par une nouvelle vague de créations lors de la décolonisation des Antilles britanniques3 à partir des années 1960. En effet, les nouveaux États voient dans le transport aérien un instrument de visibilité, un signe de souveraineté, un outil de désenclavement, de sécurisation de leurs relations extérieures et de développement. Ces jeunes compagnies nationales à capitaux publics (Air Jamaica, BWIA, Air Guyana, etc.) disposaient de moyens financiers limités, de bases économiques et démographiques souvent restreintes. Elles occupèrent les créneaux délaissés par les acteurs majeurs, les petites lignes locales peu rentables, exploitées avec des avions de faible capacité et d’âge très variable. Cependant, grâce à elles, de nombreuses lignes intérieures furent ouvertes ou renforcées. Certaines se sont pourtant aventurées à l’extérieur du bassin, vers l’Amérique du Nord, pas trop éloignée, avec des succès variables. Par contre, les quelques tentatives de dessertes transatlantiques se soldèrentinvariablement par des échecs (Air Jamaica, Air Martinique, etc.).

La Cubana apparaît comme un cas particulier. La rupture de 1961 avec les États-Unis met fin aux relations aériennes entre les deux pays, les plus intenses de la région. Coupée par le blocus de son environnement, Cuba et sa compagnie nationale n’eurent d’autre choix que d’établir des liaisons à longue distance avec les « pays frères » d’Europe de l’Est (surtout l’URSS) et quelques pays acceptant d’entretenir des relations avec elle (Canada, Mexique, Espagne, etc.).

Malgré les tarifs élevés pratiqués, la plupart des compagnies régionales survivent difficilement. Elles sont très sensibles à la conjoncture et ont beaucoup de mal à s’adapter aux mutations de toute nature qui touchent régulièrement le secteur. La dérèglementation des années 1970 leur a ainsi porté un coup très dur. La relative ouverture du ciel de la Caraïbe a eu des effets positifs. Elle a permis de multiplier les lignes et les fréquences, de baisser les prix en attisant la concurrence, mais les États et compagnies de la région y étaient hostiles, conscients qu’ils ne pouvaient faire le poids face aux puissants transporteurs états-uniens, et notamment aux nouveaux acteurs (compagnies charter et à bas coûts).

L’arrivée de nouvelles générations d’avions, jets long-courriers et gros porteurs, leur a aussi posé de graves problèmes, car elle a favorisé et renforcé les compagnies les plus puissantes. Les chocs pétroliers de 1973 et 1979 ont placé les compagnies régionales devant un grave dilemme : devaient-elles acquérir des appareils récents (moins gourmands en carburant, mais chers) au risque de compromettre leur équilibre financier ou y renoncer et perdre en compétitivité ?

Dans ce contexte difficile, l’histoire, souvent tourmentée, des compagnies régionales, est faite de nationalisations, de privatisations, de fusions et de faillites. Ainsi, Aeronaves de México, sera dès 1934 absorbée par la Pan Am, puis nationalisée en 1959, pour devenir en 1972 Aeroméxico. L’histoire de la COPA (Compañia Panameña de Aviación) compte aussi parmi les plus chaotiques. Fondée en 1947 par des investisseurs panaméens avec une participation de Pan American Airways, elle concluten 1992 une alliance stratégique avec TACA Airlines (devenue depuis Avianca El Salvador). En 1998, Continental Airlines acquiert 49 % du capital puis devient majoritaire l’année suivante avant de réduire progressivement sa participation (10 % en 2006). La compagnie a donc su se dégager de l’emprise étrangère et (re)devenir le transporteur national du Panama. Elle a réalisé en 2016 71 % du trafic de passagers de l'aéroport de Tocumen (Panama City) et est un des fers de lance du dynamisme actuel du Panama. Membre de l'alliance mondiale Star Alliance, elle mène méthodiquement depuis plus d’une décennie, une politique d’extension rapide de son réseau (Fig. 5). La priorité reste aux liaisons méridiennes entre les trois Amériques continentales mais, récemment, elle a sensiblement étoffé ses liaisons avec les Grandes Antilles. Elle dessert en 2018 près de 80 destinations et domine tout l’isthme. Dans le contexte instable du secteur aérien régional, la COPA est devenue la première compagnie régionale et apparaît comme une remarquable success story. 

Fig. 5 : Le réseau de COPA Airlines en 2018 
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Réalisation : Bernard Gandrille
 

3. Un espace aérien toujours disparate et parcouru de multiples fractures

3.1. Des cloisonnements internes tenaces

Les déplacements régionaux sont confrontés à de nombreuses entraves. Ils sont pénalisés par la faible connexité des réseaux et leurs inégales performances, à l’origine de considérables disparités d’accessibilité. Beaucoup de trajets internes ne peuvent être effectués qu’au prix d’une ou plusieurs escales, longues et fastidieuses. Les turbopropulseurs de faible capacité utilisés sur de nombreuses lignes intérieures offrent un confort et des services inférieurs à ceux des moyens et gros porteurs utilisés sur les lignes long courrier ; leur vitesse commerciale est aussi beaucoup plus faible (400 à 500 Km/h contre 900). Depuis bien des points du bassin, il est donc plus rapide de se rendre aux États-Unis ou en Europe que dans certains pays voisins.

La faiblesse et l’irrégularité de nombreux flux, les distances modestes qui multiplient les décollages coûteux en carburant, les obligations de service public imposées sur certaines lignes et le poids des diverses taxes (jusqu’à la moitié du prix du billet), expliquent des coûts d’exploitation élevés et donc la cherté des tarifs kilométriques : 62 €/100 km/passager dans les îles, contre 12 €/100 km/passager pour les lignes extrarégionales (Crusol, 2014). Au gré des promotions, un vol transatlantique de 6 000 à 8 000 km peut parfois coûter moins cher qu'un vol régional de 100 à 300 km. En outre, dans une région où le moindre trajet est « international », il faut aussi composer avec les règles juridiques spécifiques à chaque territoire, les contrôles et formalités à répétition, l’exigence parfois de visas. Tous ces obstacles contribuent à la fragmentation de marchés déjà étroits et ne permettent pas d’économies d’échelle. La desserte intra-régionale reste donc très inégale et peu performante, tant en termes d’espace-temps que d’espace-coût.

Des fractures persistantes parcourent la région. La plus spectaculaire sépare l’archipel et la bordure continentale, dont les faisceaux aériens parallèles sont peu interconnectés. Seul le Panamatend depuis peu à atténuer cette barrière : il dessert dorénavant 11 îles et dispose d’une quasi exclusivité pour ce type de relations. À une autre échelle, la relative homogénéité de l’isthme, cimentée par l’hispanité, s’oppose à la plus grande complexité de l’archipel. Malgré les faibles distances, l’« effet barrière » est manifeste entre les sous-ensembles historiques des Petites Antilles. De la Martinique par exemple, l’on peut rejoindre les Grandes Antilles (sauf la Jamaïque) en deux ou trois heures, mais il en faut davantage, et une à trois escales, pour se rendre dans les petites îles anglophones (à l’exception de Sainte-Lucie) et hollandaises pourtant plus proches. Les trafics sur ces lignes sont faibles : la liaison la plus fréquentée, entre la Guadeloupe et la Martinique, n’atteint que 350 000 passagers annuels.

Le contexte régional est très défavorable à la prise de conscience des intérêts communs des différents territoires et de leurs nécessaires solidarités. L’objectif affiché par l’AEC dans son programme de 1999 « Unir la Caraïbe par voie aérienne et maritime », est loin d’être atteint. Les réalisations concrètes sont limitées et le chacun pour soi prévaut, dans un climat de vive concurrence, en particulier touristique. Un accord a pourtant été conclu en 2004 entre les États membres et associés de l’AEC, sur la base notamment de concessions de droits de trafic aérien (AEC, 2012). Entré en vigueur en 2008, il n’a jusqu’ici été ratifié que par une douzaine de pays ; mais il a, par exemple, permis à la COPA l'accès à de nouveaux marchés. Au sein de la Caricom (Caribbean Community), un accord multilatéral sur les services de transport aérien (traduction Brigitte : Multilateral Air Service Agreement), visant à mettre en œuvre une politique de « ciel ouvert » au niveau régional, est entré en vigueur en 1998, mais pour seulement neuf des quinze États membres, avec les absences notables de la Jamaïque, les Bahamas, etc. (OMC, 2007). Dans le domaine aérien, une véritable coopération nécessiterait, par exemple, que davantage d’États renoncent au principe des accords bilatéraux et arrivent à gérer « un ciel commun », qu’ils définissent une politique de taxation sur les billets et les aéroports, qu’ils procèdent à un partage des codes, qu’ils fusionnent les services nationaux.

Par nécessité, États et compagnies régionales sont parfois parvenus à s’unir et à mutualiser leurs moyens. La LIAT (Leeward Islands Air Transport) acquise en 1974 par 11 États de la Caricom (Barbade, Antigua-et-Barbuda, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, etc.), et Caribbean Airlines issue du rachat, en 2010, d’Air Jamaica par la Caribbean Airlines (compagnie nationale de Trinidad-et-Tobago), sont de rares exemples de rapprochements dans la Caraïbe insulaire. Dans les Petites Antilles, un pas vient d'être franchi avec la signature en avril 2018 d'une alliance dénommée Caribsky, entre Air Antilles, WinAir et la LIAT, qui desservent respectivement des îles françaises, néerlandaises et les territoires anglophones. Son objectif principal est de proposer des interconnexions simplifiées entre les réseaux des trois compagnies. Sur la bordure continentale, le groupe panaméen Avianca Holdings S.A. est né, en 2010, de la fusion d’une dizaine de compagnies aériennes régionales, dont TACA International Airlines (El Salvador) et Avianca (Colombie). Avianca Holdings S.A., filiale du conglomérat privé brésilien Synergy Group, a élargi son réseau : en 2018, elle dessert en vols directs plus de 100 destinations sur les continents américain et européen, à partir notamment de ses hubs de San Salvador, Bogota et Lima. Elle est devenue l’un des plus puissants transporteurs d’Amérique latine, mais sa logique d’intégration n’est pas caraïbe, elle dépasse même la sphère du Marché commun centre-américain (MCCA) et devient continentale, voire mondiale. L’élargissement des marchés et la recherche d’économies d’échelle sont, en effet, devenus des éléments clés pour assurer la survie des compagnies sur un marché international de plus en plus ouvert et concurrentiel.

En dépit des freins aux mobilités internes, la relative démocratisation du transport aérien, le développement du tourisme et des loisirs ont cependant contribué à banaliser le voyage aérien. Celui-ci est bien plus présent que dans d'autres bassins dans le monde, notamment en Asie. L'avion est un réel outil du rapprochement entre les populations. Il a profondément transformé les représentations de l'éloignement et de l'accessibilité, les modes de vie et les mentalités. L'amélioration des dessertes (fréquences, confort, distances-temps et coûts) est une revendication récurrente des populations et des acteurs politiques, notamment dans les îles, qui se font l'écho de discours conditionnant le développement au niveau de désenclavement. Une offre plus étendue de liaisons contribue à resserrer les liens en interne et avec l'extérieur. 

3.2. Des aéroports de toutes tailles et aux fonctions hiérarchisées

Le bassin compte une myriade d'aéroports qui se différencient par l’importance de leurs trafics, leur rôle organisateur régional, leurs infrastructures, leurs types de clientèles, etc. Cela va du gros hub multimillionnaire en passagers aux minuscules aéroports de certaines îles qui, dans des cas extrêmes, ne sont reliés qu'à une île principale (Tobago, Barbuda, Nevis, etc.). En 2016, à l'échelle de la Grande Caraïbe, une cinquantaine d'entre eux ont enregistré un trafic de plus d’un million de passagers (Fig. 6). Les plates-formes du sud des États-Unis et des trois grands États continentaux (Mexique, Colombie, Venezuela) sont les plus fréquentées, mais, à l'exception de Miami, leurs réseaux sont peu tournés vers la Caraïbe.

Fig. 6 : Les trafics des principaux aéroports du Bassin caraïbe en 2016
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Réalisation : Bernard Gandrille
 

La fonction de hub régional reste concentrée sur deux nœuds aériens historiques, Miami et San Juan, auxquels s'ajoute désormais le nouveau hub de Panama City. L'aéroport de Miami (44,6 millions de passagers en 2016) est de longue date la porte principale des flux entre les États-Unis et la Caraïbe. Sa situation stratégique à l’extrémité de la Floride, la présence de nombreuses minorités antillaises (Cubains, Haïtiens, etc.), l’importante clientèle des croisiéristes, ont contribué à en faire le grand hub et une métropole régionale majeure (Girault, 2003). Son réseau caraïbe, qui couvre à la fois l’isthme et l’archipel, est le plus complet mais il est surtout le reflet et le relais de la puissance états-unienne. Le rôle de Miami s'est même renforcé au cours des dernières années en raison du déclin de l'aéroport de San Juan, dont le trafic n'a atteint que 9 millions de passagers en 2016, soit 1,6 million de moins que 10 ans auparavant. San Juan reste cependant l'aéroport le plus fréquenté des Antilles, même s'il est de nos jours talonné par Punta Cana (près de 7 millions de passagers) qui dessert cette célèbre station balnéaire ; il est de moins en moins une escale obligée pour les Antillais voyageant vers les États-Unis. L'évolution récente la plus spectaculaire au sein de la hiérarchie régionale est toutefois la percée fulgurante de Panama City, dont le trafic (14,7 millions en 2016) a été multiplié par 4,5 en 10 ans.Outre Miami, les lignes les plus fréquentées (plus de 500 000 passagers annuels) desservent des villes de la région : Bogota, Caracas (Maiquetía), La Havane et Cancun. Le réseau extrarégional (plus d'une quarantaine de liaisons vers l’Amérique du Nord, du Sud et l’Europe), est également plus riche et plus diversifié que ses voisins. Autour de l'aéroport est prévu un ambitieux projet visant à la création d'un espace d’activité d’envergure mondiale et une vaste région urbaine.

Six autres aéroports s’affirment comme des hubs caraïbes secondaires. Leur réseau régional est incomplet et la prédominance des relations avec les États-Unis est manifeste. Dans l’isthme, outre San José et Guatemala City, il s'agit surtout de San Salvador qui est l'un des trois hubs d'Avianca Holdings S.A. Dans les Petites Antilles, Philipsburg, Saint-John’s et Port of Spain jouent le rôle de plaque tournante pour les îles proches. De nombreux petits aéroports n’ont que de modestes réseaux régionaux.

Les fonctions des réseaux sont également révélatrices de la diversité des équipements : les parts respectives des lignes « généralistes », drainant tous les types de clientèle (cas le plus fréquent), et des lignes plus spécialisées sont extrêmement variables d'un aéroport à un autre. Pour certains, elles traduisent des choix économiques (réseaux « touristiques » des aéroports de la République Dominicaine ou de la Jamaïque) ; pour d'autres, les besoins d'une diaspora (Port-au-Prince) ou d’une continuité territoriale (Guadeloupe, Martinique, Guyane).

Les aéroports du bassin ont dû moderniser leurs infrastructures pour s'adapter aux évolutions techniques et à la croissance des trafics. Comme ailleurs, le coût élevé de ces aménagements et la recherche d'une plus grande compétitivité ont favorisé l'arrivée de gestionnaires privés internationaux dans certains pays, tels le Mexique, la Colombie, la République Dominicaine, etc. (Ranély Vergé-Dépré, 2009 ; Serebrisky, 2012). Les infrastructures sont généralement de qualité satisfaisante, mais certaines pistes sont connues pour leurs atterrissages acrobatiques (Saint-Martin, Saint-Barthélemy, Saba), ce qui pose la question de la sécurité aérienne et oriente les politiques de développement touristique de ces petites îles. Enfin, la hiérarchie aéroportuaire se différencie fortement de celle des populations des territoires desservis. Même si les aéroports les plus fréquentés se situent dans les États les plus peuplés, ce n'est pas une loi générale. À Aruba, le trafic dépasse les 2,6 millions de passagers annuels pour une population de 110 000 habitants, alors que l'aéroport de Managua n’enregistre que 1,5 million de passagers pour un pays de 6,3 millions d’habitants. Le ratio trafic/population est encore plus impressionnant dans les petites îles touristiques (Bahamas, etc.), soulignant ici le rôle fondamental de l'avion dans ces territoires.

Le développement du transport aérien a constitué pour les populations de la Caraïbe une formidable révolution. Parfaitement adapté à la desserte d'un ensemble territorial fractionné et émietté, il s’est imposé en quelques décennies comme le moyen privilégié (et même quasi exclusif dans le cas des Antilles) des liaisons régionales et des relations avec le reste du monde. Le ciel caraïbe fait ainsi partie, en nombre de vols, de densité de lignes et de volume de trafic rapporté à la population, des espaces très fréquentés de la planète. Mais l'avion joue ici un rôle complexe et ambigu. De façon paradoxale, l'organisation des dessertes contribue à la fois au désenclavement et aux cloisonnements. Elle met clairement en évidence les caractères traditionnels de la région, les rend plus visibles et les conforte : flux majeurs d’origine extrarégionale, primauté d’acteurs extérieurs, faible maillage et connexité des réseaux internes.

Les timides velléités pour donner un peu de cohérence au transport aérien et le mettre au service d’un ambitieux projet régional ont donc jusqu'ici donné peu de résultats. La tenace prééminence des proximités culturelles anciennes sur les solidarités de voisinage, les intérêts différents voire divergents et la faiblesse des acteurs locaux constituent autant d’obstacles. La mondialisation et la libéralisation du transport aérien ont encore accentué l’extraversion et la déprise régionale sur l’activité aérienne. L’absence d’un volontarisme politique fort n’a pas permis de contrecarrer ces tendances lourdes. La région subit, beaucoup plus qu’elle n’impulse, les transformations qui la touchent. Elle apparaît en fait davantage comme un enjeu qu'un acteur des évolutions récentes qui tendent à son intégration au système monde, à la sphère d'influence américaine et, plus ponctuellement, européenne. Le renforcement récent des liaisons entre les pays de l'isthme ne doit pas faire illusion. Il obéit davantage à des logiques d'intégration continentale, voire mondiale, qu'à une réelle volonté de renforcer la cohésion régionale.

La séduisante image d’une Caraïbe relativement homogène autour de la mer centrale ne résiste donc guère à l’observation. L'un des apports significatifs de cette étude est de montrer, à l'échelle de l'ensemble du bassin, que le transport aérien souligne brutalement le fossé qui sépare les rêves pancaraïbes de la réalité d’aujourd’hui. 

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1Le tourisme affinitaire est pratiqué par des personnes qui rendent visite à des amis ou à de la famille.

2 Portoricains et habitants des îles françaises non inclus.

3 La Jamaïque, Trinidad-et-Tobago, Barbade, le Guyana, etc.

Auteurs : Colette Ranely Vergé-Dépré, Patrice Roth

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