TRANSPORTS ET RÉSEAUX
Impact de la conteneurisation sur les ports
La conteneurisation a été l'une des grandes innovations techniques apportées au domaine des transports au cours de la seconde moitié du XXe siècle. La nouveauté est ici l'emploi de caisses aux dimensions normalisées, les conteneurs, afin de grouper les marchandises et leur permettre d'emprunter indifféremment les modes de transports maritimes, terrestres, routiers ou ferroviaires, en réduisant ainsi les ruptures de charge génératrices de coûts, de retards, de vols ou d'avaries. Née sur la côte Est des États-Unis, cette révolution maritime a été expérimentée puis développée à l'origine dans le Bassin caraïbe. Défini comme l'ensemble des territoires qui bordent le golfe du Mexique et la Mer des Caraïbes, cet espace situé entre l'Amérique du Nord et l'Amérique du Sud fut donc le berceau de la conteneurisation en raison de sa proximité géographique et des liens de dépendance établis avec le voisin états-unien. Cette technique, devenue aujourd'hui un vecteur essentiel de la mondialisation, en particulier sur les axes maritimes Est-Ouest les plus fréquentés, ne s'est pourtant pas diffusée à la même vitesse au sein de l'ensemble du Bassin caraïbe. En quelques décennies, la conteneurisation a toutefois progressivement transformé les pratiques et les chaînes de transport dans cet espace. En quoi les ports du Bassin en sont-ils sortis transformés, tant dans leur physionomie que dans leurs modes de fonctionnement ou leur hiérarchie ? 1. Une diffusion progressive de la conteneurisation dans les ports du Bassin CaraïbeDéveloppée par des armements américains et européens, la conteneurisation a dû faire face à la résistance de la plupart des États du Bassin caraïbe avant de se banaliser au sein de cet espace insulaire et continental. 1.1. Une technique imposée par les compagnies américaines puis européennesLa conteneurisation est une initiative d'un transporteur routier, Malcolm Mac Lean, mise au point aux États-Unis au milieu des années 1950. Afin de réaliser des gains de productivité sur les opérations très coûteuses de la manutention et de contourner les lourdeurs administratives qui ralentissaient fortement les trajets terrestres entre les différents États, il expérimenta en 1956 un « pont maritime » entre Newark et Houston, au Texas. Les navires utilisés étaient quatre pétroliers spécialement transformés pour transporter quelques conteneurs dont les dimensions étaient calquées sur celles des remorques routières de ses véhicules. Ce mode de conditionnement était déjà utilisé dans le monde au début du XXe siècle pour des transports ferroviaires ou maritimes mais il s'agissait plutôt de caisses mobiles ne dépassant pas 18 m3 et qui ne pouvaient être empilées les unes sur les autres sur le pont des navires. Ce procédé avait également été utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale pour le transport du matériel militaire américain. En imaginant rapidement des navires porte-conteneurs « cellulaires », Mac Lean et sa compagnie, la Pan-Atlantic Steamship Corporation, qui prit le nom approprié de Sea-Land Service Inc. en 1960, allaient révolutionner la technique des transports combinés maritimes et terrestres. Des services réguliers furent établis en 1957 entre New York, la Floride et le Texas ; puis, en 1958, sur les liaisons de cabotage entre les États-Unis et Porto Rico, faisant du port de San Juan l'un des pionniers de cette innovation. En effet, dès 1963, 40 % des marchandises sèches manutentionnées par ce port étaient déjà conteneurisées, soit 1 058 000 tonnes (Chardon J.P., 1984). Entre temps, Mac Lean avait étendu son emprise à la côte Ouest des États-Unis, faisant transiter par le canal de Panamá le premier porte-conteneur en septembre 1962. L'initiative de la Sea-Land a été rapidement suivie par d'autres compagnies américaines desservant l'Amérique centrale et les îles antillaises (Coordinated Caribbean Transport, Trailer Marine Transport Corporation, Seatrain, etc.). Ce n'est qu'à partir de 1966 que les transporteurs américains se lancèrent, avec succès, à la conquête du trafic de l'Atlantique Nord largement dominé alors par les puissances maritimes européennes. La conteneurisation leur offrait ainsi la possibilité de redonner sa compétitivité au pavillon américain. Les dimensions des conteneurs avaient été officiellement standardisées l'année précédente par l'Organisation pour la Normalisation Internationale (ISO), ce qui contribua à assurer le succès international de cette innovation. Deux catégories de conteneurs ont ainsi été retenues : ceux de vingt pieds (6,05 mètres de longueur, environ 30 m3 de volume net) et ceux de 40 pieds (12,19 m et 65 m3). C'est pourtant avec une certaine réserve que les armements européens accueillirent ce nouveau procédé mis au point par leurs concurrents américains, réclamant de coûteux investissements et dont l'avenir n'était pas admis par tous. Afin toutefois de ne pas se laisser distancer dans cette rivalité, les compagnies européennes ne tardèrent pas à prendre conscience des avantages dont elles pouvaient tirer parti, elles aussi, de la conteneurisation. Réunies au sein de consortiums internationaux, elles développèrent d'abord des services conteneurisés sur des axes Est-Ouest, les plus fréquentés et les plus rentables, avant de s'intéresser aux liaisons avec les pays en développement. Dans le Bassin caraïbe, elles étaient de plus en plus confrontées à la concurrence des compagnies américaines qui n'hésitaient pas à détourner du fret européen en le faisant transiter par les ports de la côte Est des États-Unis ou du golfe du Mexique. Dès 1970, plus de 18 000 conteneurs étaient manipulés dans les ports antillais et d'Amérique centrale continentale, soit plus que dans les pays d'Asie du Sud-Est, du Moyen-Orient ou qu'en Afrique du Sud (Frémont A., 1998). La conteneurisation connut une nouvelle étape de son développement au sein de l'espace caraïbe dans la seconde moitié des années 1970. Dans le but de préserver des intérêts acquis de longue date sur la desserte ici d'anciennes colonies, quatre puissants armements européens (le britannique Harrison Lines, le néerlandais KNSM, l'allemand Hapag Lloyd et le français Compagnie Générale Maritime) décidèrent, en 1974, de s'unir dans un consortium baptisé CAROL (Caribbean Overseas Lines) afin de proposer un service intégralement conteneurisé et direct entre l'Europe et le Bassin caraïbe. Mise en place progressivement à partir de 1976, cette liaison assura un maillage relativement complet du bassin avec des navires porte-conteneurs d'une capacité moyenne de 1 200 EVP1. Ainsi, la création du pool CAROL permit aux européens de contrer la concurrence américaine, mais aussi celle des compagnies régionales puisque la conteneurisation leur assurait une avance technologique certaine. La diffusion de cette innovation dans l'espace caraïbe s'est donc faite par étapes successives durant près d'un quart de siècle, touchant d'abord les territoires les plus dépendants des États-Unis et de l'Europe. Lancée dans les ports états-uniens du golfe du Mexique et de Floride, puis à San Juan, la conteneurisation gagna les Grandes, les Petites Antilles et l'isthme centroaméricain dans les années 1970, avant de s'implanter dans les trois grands pays continentaux (Mexique, Colombie, Venezuela) au début des années 1980. Ces différences temporelles s'expliquent par les obstacles rencontrés par les transporteurs américains et européens qui furent à l'origine de la diffusion de la conteneurisation dans l'espace caraïbe. 1.2. Les contraintes initiales au développement de la conteneurisation dans les ports du Bassin caraïbeLes compagnies des pays industrialisés ont rapidement pris conscience des avantages qu'elles pourraient tirer de la conteneurisation même si ce procédé nécessitait de nombreux investissements et remettait en cause l'organisation de l'ensemble de la chaîne de transport. Dans le Bassin caraïbe, comme dans les autres pays du Sud, elles se sont toutefois heurtées, à l'époque, à des contraintes à la fois économiques, techniques et politiques. Les obstacles d'ordre économique sont liés à la fragilité et à l'instabilité du tissu économique de ces pays, auxquelles s'ajoute une stabilité politique souvent précaire dans cet espace. Les trafics maritimes, essentiellement en provenance ou à destination des continents nord-américain et européen, sont certes vitaux pour les économies extraverties des États et territoires de la Caraïbe, mais demeurent modestes et souvent déséquilibrés, tant en valeur qu'en volume. Les importations du bassin sont, en effet, composées de marchandises manufacturées diverses à forte valeur ajoutée, alors que les exportations caraïbes sont encore dominées par des produits bruts, difficilement conteneurisables (fruits tropicaux, minerai de fer, bauxite, hydrocarbures, etc.). Ce schéma, hérité de l'ancienne division internationale du travail, a retardé l'usage du conteneur dans la région. Afin de rationaliser les flottes utilisées et limiter les retours de boîtes vides, les compagnies ont dû mettre au point, dès les années 1970, des conteneurs spécifiques pour le transport des fruits tropicaux, la banane en particulier. Deux options ont ici été retenues : les multinationales opérant en Amérique centrale, tel l'américain United Brands (aujourd'hui Chiquita Brands), et qui transportent leurs bananes en compte propre, ont choisi des conteneurs frigorifiques autonomes de type reefer ; l'armement français CGM s'est par contre orienté, pour le service CAROL et le transport de la banane des Antilles françaises, vers des conteneurs isothermes Conair qui nécessitent un système dédié, la réfrigération étant produite par une centrale sur des navires spécialisés, les porte-conteneurs réfrigérés polyvalents (PCRP)2. Le développement de ces nouvelles techniques impliquait de lourds investissements financiers pour les compagnies, soucieuses d'assurer la pérennité et la rentabilité de leurs activités. La mise en service de ces nouveaux navires s'est heurtée à d'autres contraintes techniques liées au sous-équipement portuaire des États du Bassin caraïbe. Les ports, en effet, ne seront que progressivement équipés en terminaux à conteneurs car ceux-ci représentent des aménagements coûteux pour des pays aux revenus généralement faibles. En l'absence d'outillage moderne de manutention, les navires devaient être équipés de grues, ce qui limitait leur capacité de transport, renchérissait leur coût, pour des performances inférieures à celles de portiques à quai. Enfin, les obstacles à la diffusion de la conteneurisation sont également venus des résistances de la plupart des États du Bassin caraïbe. Responsables des autorités portuaires et transporteurs régionaux se retrouvaient confrontés à de coûteux investissements alors que la plupart de ces pays venaient de faire l'acquisition de flottes conventionnelles nationales afin de réduire leur dépendance maritime vis-à-vis de l'extérieur. Même s'ils reconnaissaient les nombreux atouts de la conteneurisation, ces pays y voyaient une source d'assujettissement à l'égard des armements des pays industrialisés désireux de limiter le coût élevé de la manutention portuaire. La perspective de la suppression de nombreux emplois dans les ports a provoqué d'ailleurs de vives tensions parmi les communautés de dockers. Les États de l'espace caraïbe ont donc souhaité étendre la conteneurisation de manière progressive et maîtrisée. La technique a été adaptée aux besoins des services et des trafics, les conteneurs étant, au début, simplement chargés sur les ponts de navires conventionnels, puis sur des semi-porte-conteneurs, avant la mise en service de navires porte-conteneurs intégraux. Les infrastructures portuaires en sont sorties peu à peu transformées. 2. Des ports progressivement transformés par la conteneurisationDepuis l'époque coloniale, les ports jouent un rôle essentiel dans le désenclavement et le développement économique du Bassin caraïbe. Créées généralement dans les villes capitales, ces infrastructures ont dû s'adapter aux nouvelles conditions du transport moderne. 2.1. L'adaptation des infrastructures et des espaces portuairesDéfinis comme des points de transbordement entre la navigation maritime et les transports terrestres, les ports ont connu des transformations considérables pour s'adapter aux évolutions récentes de la chaîne des transports. Agrandis, modernisés, multipliant les quais spécialisés en eau profonde traitant un type bien précis de navires, ils ont bénéficié d'importants investissements dont les enjeux sont énormes, les orientations retenues engageant les différents acteurs pour plusieurs décennies. La conteneurisation a ainsi constitué une étape essentielle dans les mutations morphologiques récentes des ports du Bassin caraïbe. En effet, en 1976, si l'on excepte la façade états-unienne du Bassin, seuls les ports de San Juan, Kingston (Jamaïque) et Puerto Cortès (Honduras) disposaient d'un terminal moderne. De nos jours, ces infrastructures se sont multipliées, tant dans la Caraïbe insulaire que continentale, même si tous les États ne disposent pas du même niveau d'équipement. Les transformations des espaces portuaires s'observent à plusieurs niveaux. Les infrastructures d'accueil des navires doivent, par exemple, offrir des chenaux d'accès et des quais suffisamment profonds pour recevoir des navires dont la taille ne cesse de croître : un porte-conteneurs de 4 000 EVP a un tirant d'eau en charge d'environ 14 mètres mais rares sont encore les ports de l'espace caraïbe qui présentent de tels aménagements alors que des unités de plus de 8 000 EVP ont été mises en service dans le monde dès les années 1990 et que des navires de 16 000 EVP sont actuellement en construction. En 2001, la Commission Économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) estimait la capacité moyenne de la flotte conteneurisée dans la Caraïbe insulaire à 1 242 EVP et celle de l'Amérique centrale continentale à 2 029 EVP. Cette taille, certes modeste, est adaptée au trafic de redistribution (feedering) et est également limitée par l'étroitesse des marchés. Les terminaux ont vu l'extension des quais (270 à 350 mètres de longueur sont actuellement nécessaires pour un poste) et celle des surfaces pour l'entreposage des conteneurs : à Kingston, par exemple, la superficie totale de stockage a été portée à 194 hectares suite aux récents agrandissements du terminal à conteneurs. L'outillage portuaire a été peu à peu modernisé dans de nombreux ports du Bassin caraïbe, longtemps réputés pour leur lenteur et l'inadéquation de leur matériel aux exigences du transport moderne. Si la technique du roulage avait limité, dans un premier temps, les investissements liés à la manutention des conteneurs, les terminaux doivent désormais être équipés de portiques de plus en plus grands, de plus en plus lourds et onéreux, de types « post-Panamax », voire « super post-Panamax » (Kingston, Freeport), c'est-à-dire pouvant traiter des navires dont la largeur ne permet pas le franchissement des écluses du canal de Panamá, soit 32,2 mètres. Les conditions de travail et le statut des dockers en sont sortis fondamentalement modifiés : moins nombreux, ils sont de plus en plus spécialisés et qualifiés. Pour accélérer et simplifier le transit des bateaux et des marchandises dans le port, des systèmes informatiques sophistiqués ont été développés pour gérer en temps réel les opérations administratives, douanières et logistiques nécessaires au passage des marchandises. On assiste donc à un développement croissant des activités tertiaires dans les ports. Outre les installations portuaires, doivent également été repensées les infrastructures de transports terrestres afin de permettre la réalisation de gains de productivité, en termes de coûts, de temps et de respect des délais d'acheminement. Or, dans le Bassin caraïbe, la faiblesse des réseaux routiers et la densité des trafics aux abords des sites urbains sont bien souvent mal adaptées à la circulation des camions ou semi-remorques transportant des conteneurs de gros volume. Pour améliorer leur compétitivité, les ports doivent attirer dans leur hinterland proche le maximum d'implantations d'activités, d'où l'intérêt de la création de plates-formes industrielles et logistiques, c'est-à-dire des espaces à l'intérieur desquels sont exercées toutes les activités relatives au transport (groupage, dégroupage de conteneurs) et/ou à la transformation des marchandises. Ces zones, situées à des points stratégiques du réseau maritime, permettent d'apporter de la valeur ajoutée aux marchandises et sont un moyen de fidéliser les trafics, d'en créer de nouveaux ainsi que des emplois. Leur efficacité peut être renforcée par l'instauration de zones franches. Celle de Colón au Panamá est ainsi devenue la deuxième au monde après Hong Kong (cf. ci-dessous). Ces nouveaux équipements et activités nécessitent des extensions et adaptations constantes des espaces portuaires afin d'éviter toute saturation génératrice d'attentes pour les navires. Le coût extrêmement lourd de la création et de l'entretien des installations explique le choix des sites les plus facilement aménageables et offrant les meilleures facilités d'extension. Par exemple, la conteneurisation intégrale des trafics entre la Guadeloupe et la France métropolitaine, à partir de 1980, a mis fin à la dualité portuaire du département : le port bananier de Basse-Terre y a perdu l'essentiel de ses activités au profit du port de commerce de Pointe-à-Pitre/Jarry où a été construit le terminal à conteneurs pouvant recevoir les PCRP mis en service à l'époque par la CGM. En raison d'une emprise spatiale importante, la construction des terminaux à conteneurs a ainsi souvent conduit à une dissociation physique avec les anciennes installations, à l'étroit dans des sites densément urbanisés. 2.2. Le port, maillon de la chaîne de transportComme ailleurs, la généralisation du conteneur dans le Bassin caraïbe a fait évoluer la fonction portuaire et l'appréhension traditionnelle du transport maritime. Le port, qui se développait autrefois de façon autonome, n'est plus désormais qu'un simple maillon intermédiaire dans la chaîne de transport. Il est le lieu où celle-ci s'interrompt pour effectuer des changements multimodaux, une interface entre les transports maritimes et terrestres qui doit normalement permettre de faciliter et d'accélérer le transit des navires et des marchandises. Le port doit donc contribuer à l'efficacité de l'ensemble de la chaîne de transport ; il est un point névralgique dont les performances doivent assurer, avec celle des autres maillons, la compétitivité de la filière toute entière. Cette dynamique a fait évoluer les fonctions portuaires puisque de la simple fonction maritime, le port a accédé aux fonctions commerciales, industrielles et logistiques. Pour les entreprises de transport maritime, c'est à terre que l'on peut réaliser les activités générant le plus de valeur ajoutée, au sein notamment des zones d'activités logistiques créées à l'intérieur ou à proximité des ports. C'est dans cette perspective, mais aussi celle d'assurer la fiabilité de la filière, que les grands armateurs cherchent à diversifier leurs activités, par intégration verticale, en investissant dans la construction de terminaux privés (par exemple, le taiwanais Evergreen et l'américain Stevedoring Service of America à Colón, au Panamá) ou en s'associant avec des acteurs publics (Freeport aux Bahamas). Depuis les années 1990, plusieurs pays du bassin, tels le Mexique, le Venezuela ou la Colombie, ont privatisé partiellement ou en totalité leurs infrastructures portuaires ce qui leur a permis de moderniser et d'améliorer la productivité du travail sur ces plates-formes. Cette évolution contraste avec une administration portuaire longtemps marquée par l'inertie et l'absence de flexibilité. La concurrence sévère entre les compagnies maritimes les ont amenées à massifier les échanges afin de réaliser des économies d'échelle. L'intégration horizontale de la filière se fait par la mise en place d'alliances, de fusions ou acquisitions. Cette stratégie a favorisé l'émergence de « méga carriers », puissants armements qui tissent des réseaux de transports mondiaux. Le premier opérateur mondial, le danois Maersk a ainsi absorbé en 1999 l'américain Sea-Land, la compagnie héritière de l'invention du conteneur. L'arrivée dans le Bassin caraïbe, à partir du milieu des années 1980, de ces opérateurs globaux a provoqué une mutation dans l'organisation de la desserte maritime de cet espace. La plupart des compagnies présentes jusqu'ici sur ces marchés proposaient des services réguliers de port-à-port, c'est-à-dire un système de rotations dans lequel les dernières escales fournissent le plus souvent l'essentiel du fret retour. Les opérateurs dits globaux ouvrirent le Bassin caraïbe au système-monde en l'intégrant de plus en plus dans leurs réseaux de desserte mondiale. Présents en effet sur les trois grands segments du trafic Est-Ouest (transpacifique, transatlantique et Europe-Asie), soit par des lignes « tours du monde » (qui peuvent intégrer des ponts terrestres), soit par des liaisons pendulaires3, ces grands armateurs ont pour ambition d'offrir aux chargeurs des services de plus en plus complets sur n'importe quelle destination dans le monde et avec le meilleur délai. Afin de rationaliser leurs activités, la stratégie souvent adoptée est de raccorder aux liaisons Est-Ouest des lignes Nord-Sud desservies par des navires plus petits à partir de quelques ports compétitifs soigneusement sélectionnés. Ce système innovant est facilité par la généralisation de la conteneurisation et la mise en œuvre du principe « hub and spoke » dans lequel un port-pivot (hub) accueille des navires-mères de la grande navigation océanique et des navires-navettes, ou feeders, qui approvisionnent les précédents et redistribuent vers d'autres directions (les rayons ou spokes) leurs marchandises. Le Bassin caraïbe, situé à l'intersection des routes maritimes Est-Ouest et Nord-Sud (Europe–Amérique du Sud, Amérique du Nord–Amérique du Sud ou Asie–Amérique du Sud par exemple), peut ainsi renforcer sa position de carrefour maritime à l'échelle mondiale. Cette nouvelle organisation se traduit par un maillage très dense de liaisons, et un réseau de plus en plus hiérarchisé où quelques ports de transbordement, situés aux principaux seuils de la région, constituent des nœuds qui dominent des relais secondaires traitant des trafics plus régionaux. 3. Un système portuaire de plus en plus hiérarchisé
Dans un contexte de compétition sévère, avivée par le caractère très volatil des flux, la conteneurisation a conduit dans le Bassin caraïbe à une polarisation des activités portuaires sur quelques plates-formes offrant les meilleurs avantages aux compagnies (cf. carte). Ceux-ci s'évaluent en fonction de plusieurs critères : la localisation par rapport aux flux majeurs, le volume et la nature des trafics, la qualité des équipements, le coût des opérations portuaires et annexes, ou la stabilité politique et sociale dans les pays concernés. La hiérarchie portuaire est ainsi devenue très fluctuante, assurant de manière plus ou moins rapide la fortune ou le déclin de certains ports, y compris pour les anciens carrefours (Miami et San Juan). 3.1. Les ports hubs de la rive Nord : une ouverture croissante vers le Bassin caraïbeLe système portuaire est ici dominé par les plates-formes de Houston (1 768 627 EVP en 20074) et Freeport aux Bahamas (1 636 000 EVP). La première traite les deux tiers des trafics conteneurisés réalisés par les ports américains du golfe du Mexique. Ces derniers ont profité de la mise en place d'accords de libre-échange entre les États-Unis et ses voisins d'Amérique latine pour capturer certains flux conteneurisés. Le port de Houston a ainsi enregistré une croissance de 76 % de son trafic entre 1999 et 2007. Face à la saturation du terminal à conteneurs de Barbours Cut, les autorités portuaires ont inauguré, en février 2007, le nouveau terminal de Bayport d'une capacité de 2,3 millions d'EVP. Le port de Miami, traditionnelle porte d'entrée dans le Nord du Bassin caraïbe, est aujourd'hui déclassé (884 945 EVP en 2007, soit une baisse de 12 % par rapport à 2004) au profit de ses voisins, tels Port Everglades (948 687 EVP en 2007) et Freeport. Situé dans l'île de Grand Bahama, à une centaine de kilomètres seulement des côtes de la Floride, Freeport est un parfait exemple de ces nouvelles créations portuaires destinées à valoriser une situation intéressante pour promouvoir des activités de transbordement et de redistribution des marchandises. Mis en service en 1997, le Freeport Container Port est une joint-venture entre Hutchison Port Holdings (une filiale du puissant groupe Whampoa de Hong Kong qui exploite une cinquantaine de terminaux répartis dans le monde entier) et Grand Bahama Port Authority Group. Cette plate-forme connait un développement très rapide puisqu'elle a triplé le nombre de conteneurs traités en moins de dix ans (1 636 000 EVP en 2007). Il faut dire qu'elle dispose de solides atouts : sa proximité avec le continent nord-américain et les grandes routes maritimes océaniques Est-Ouest, son installation dans une zone franche et ses infrastructures très modernes, sans cesse perfectionnées au prix de lourds investissements financiers. En 2009, elle dispose d'un linéaire de quais de 1 036 mètres d'une profondeur de 16 mètres, de 10 portiques à conteneurs et de 59 chariots cavaliers. La quasi-totalité des trafics est constituée par le transbordement de conteneurs pour des opérateurs globaux tels que Mærsk-Sealand, Mediterranean Shipping Company, etc. Le port fonctionne donc comme un véritable hub pour les liaisons entre la côte Est des États-Unis, le Bassin caraïbe, l'Amérique du Sud et les lignes vers l'Europe, la Méditerranée, l'Extrême-Orient et l'Australie. Il vient consolider la prépondérance de l'axe septentrional du bassin dans l'économie portuaire régionale. 3.2. La prééminence des hubs de Kingston et de San Juan dans le Bassin caraïbe centralAu cœur du Bassin caraïbe, à proximité de passages maritimes profonds entre les îles de l'arc antillais, le binôme Kingston et San Juan constitue un pôle portuaire puissant dont les évolutions sont toutefois contrastées. San Juan, qui fut l'un des ports pionniers de la conteneurisation, a perdu depuis peu sa place de numéro un dans le bassin. Avec seulement 1 695 134 EVP traités en 2007, contre 2 057 733 EVP en 2001, il subit une baisse régulière de ses trafics depuis plusieurs années. Les liens étroits entre Porto Rico et les États-Unis (dont il est un État associé), la situation géographique privilégiée de cette île dans l'arc antillais, l'existence d'un marché de près de quatre millions de consommateurs et la présence d'industries chimiques, agroalimentaires, textiles et électroniques performantes, délocalisées pour la plupart, ont ici longtemps soutenu le développement de l'économie portuaire. Une part importante des activités du port de San Juan est cependant encore constituée par le trafic de cabotage avec les États-Unis. L'organisme public chargé de la gestion des infrastructures portuaires, Puerto Rico Ports Authority, tente de promouvoir davantage les activités de transbordement mais il est confronté au problème de saturation des équipements et à la concurrence des ports voisins, plus productifs et offrant des frais de manutention moins élevés. Kingston est l'un de ceux-là puisqu'il a doublé son trafic conteneurisé entre 2001 (983 400 EVP) et 2007 (2 016 792 EVP). Ce dynamisme est totalement lié à celui des activités de transbordement de conteneurs, en provenance des lignes du Nord, qui représentent 90 % des trafics. Kingston Container Terminal (KCT) est en fait l'un des plus anciens hubs du Bassin caraïbe car, dès 1984, la compagnie taïwanaise Evergreen en avait fait, avec le port de Cristobal (Panamá), l'une de ses deux escales dans la région pour sa ligne « tour du monde ». La réputation de cette plate-forme est basée sur une longue expérience en ce domaine, l'efficacité des services, les coûts avantageux et une politique de modernisation des infrastructures active. Le Port Authority of Jamaica a récemment initié un programme d'extension en ajoutant aux deux terminaux existants (Nord et Sud) un troisième, situé à l'Ouest des installations. L'ensemble est équipé, en 2009, de 23 portiques post ou super-post-Panamax ce qui en fait l'un des ports les mieux dotés du bassin. 3.3. Un secteur Sud dominé par le PanamaLes ports situés à proximité de la zone libre de Colón, au débouché caraïbe du canal de Panamá, se sont hissés au premier rang des ports du bassin en 2007 (2 056 095 EVP). Ce dynamisme s'explique par la proximité du canal panaméen, l'une des grandes voies d'eau du trafic maritime mondial puisque 5 % du commerce international y transite. En 2008, l'Autorité du Canal de Panamá a enregistré 13 147 passages de navires de haute mer, dont 3 544 transits de porte-conteneurs. Ce passage interocéanique est vital pour les pays de la côte Pacifique de l'Amérique latine même si ce sont les échanges entre la côte Est des États-Unis et l'Asie qui l'emportent de loin dans les tonnages. Confronté à la saturation des équipements et à l'augmentation du gabarit des navires (les post Panamax), les autorités panaméennes ont entrepris des travaux d'agrandissement du canal, rétrocédé au pays par les États-Unis depuis le 31 décembre 1999. Afin également d'améliorer l'attraction de la zone du canal, notamment auprès d'investisseurs étrangers, le gouvernement panaméen a initié une vaste politique de privatisation et d'incitations fiscales. Les principaux axes de développement retenus sont la promotion des activités portuaires, en particulier celles liées au transbordement des conteneurs, la création de nouvelles zones franches d'exportation, et la mise en place d'un véritable centre multimodal au Panamá. C'est ainsi que de grands groupes internationaux ont pu acquérir des concessions portuaires, tel Hutchison Port Holdings qui s'est installé en 1997 de part et d'autre du canal, dans les ports de Cristóbal (côte Caraïbe) et de Balboa (côte Pacifique). D'autres ont créé, sur leurs concessions, de nouveaux terminaux à proximité de la zone libre de Colón. C'est le cas par exemple de l'armateur taïwanais Evergreen qui a réalisé le Colón Container Terminal (CCT), et de l'américain Stevedoring Service of America qui a mis en place le Manzanillo International Terminal (MIT) en 1995. Ces plates-formes réalisent près de 70 % de leurs activités avec des trafics de transbordement à destination du Bassin Caraïbe et de l'Amérique du Sud. Elles profitent de la proximité de la zone libre de Colón, la deuxième plus grande zone franche du monde après Hong Kong et le principal centre de redistribution pour les Amériques du centre et du Sud. En 2006, 1 160 entreprises (essentiellement d'import-export) y étaient regroupées sur 400 hectares, employant 20 904 personnes. En valeur, 70 % des importations de la zone franche venaient d'Asie (essentiellement de la Chine et du Japon), 9 % des États-Unis et 9 % de l'Union européenne. Les réexportations se faisaient principalement vers le Venezuela (20,6 %), la Colombie (16,5 %), le Panamá (7,5 %) et la République dominicaine (5,3 %). Le récent dynamisme des équipements portuaires au Panamá est donc un exemple du rôle que peuvent avoir les grands acteurs maritimes mondiaux dans un pays où, malgré la présence du canal, il n'y avait pas de véritable « culture portuaire ». Après avoir retardé la diffusion de la conteneurisation dans l'ensemble du bassin, les États de la Caraïbe espèrent aujourd'hui attirer dans leurs ports les grands acteurs du transport maritime international. La modernisation des infrastructures (liée notamment à une libéralisation croissante des économies), la croissance générale des flux conteneurisés illustrent la volonté de cette région à ne pas rester à l'écart du processus de mondialisation. Mais celui-ci contribue à renforcer les inégalités au sein d'un espace déjà morcelé géographiquement, économiquement, politiquement et culturellement. Tous les ports du bassin ne disposent pas, en effet, des mêmes atouts dans le nouveau contexte très concurrentiel des échanges internationaux et ne pourront pas prétendre aux fonctions recherchées de port de transbordement ou de redistribution. De nombreux exemples (les Antilles françaises notamment) montrent que la qualité des infrastructures ne suffit pas à insuffler une réelle dynamique capable d'attirer durablement de nouveaux trafics et activités portuaires. L'impact de la conteneurisation dans le Bassin caraïbe se mesure ainsi à toutes les échelles : cette innovation n'a pas seulement transformé la morphologie des espaces portuaires ni celle des réseaux de desserte, elle est également le marqueur de nouvelles dépendances extérieures et le révélateur des solidarités régionales. 1 Équivalent vingt pieds, soit un conteneur de six mètres de long. 2 D'une capacité moyenne de 1 500 EVP, ces PCRP ont été remplacés en 2003 par des navires de 2 200 EVP utilisant des conteneurs reefers. 3 Les liaisons pendulaires, de direction Est-Ouest, relient en général trois ensembles géographiques : l'Europe du Nord, l'Amérique du Nord, l'Extrême-Orient par exemple. 4 Les statistiques mentionnées proviennent de l'American Association of Port Authority et de la Commission Économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC).
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