ÉCONOMIE
 
Vers l'intégration énergétique du bassin (2004-2007)

 

En matière énergétique, la grande Caraïbe est un espace dominé par les hydrocarbures. Ces derniers y ont inscrit une longue histoire qui ressemble à son histoire mondiale. Nous y retrouvons de durs affrontements entre les compagnies anglo-américaines et les pays producteurs au sujet de la propriété du pétrole, de la durée des concessions, du niveau des prix et des redevances, des lieux de raffinage, du choix des débouchés.

Cette Amérique médiane comprend à la fois de gros producteurs exportateurs comme le Mexique et le Venezuela, des lieux de raffinage antillais cruciaux et des territoires, îles antillaises et pays d'Amérique centrale et Guyanes très dépendants de l'extérieur. Un bilan énergétique actuel mérite d'être esquissé. Il semble d'une part relancer de vieux conflits d'intérêts et, d'autre part, ouvrir de nouvelles perspectives. Dans un monde à la fois globalement avide d'une énergie désormais coûteuse et en même temps soucieux de l'économiser pour des raisons écologiques, l'Amérique médiane pourrait envisager un chemin d'intégration régionale. Ce bilan peut s'articuler en trois temps :

  • un rappel des conflits d'intérêts tout au long du XXe siècle,
  • la nouvelle donne énergétique du XXIe siècle,
  • les nouveaux schémas d'intégration régionale.

1. Les hydrocarbures dans la Caraïbe du XXe siècle

1.1. La toute puissance des "Majors" et du marché nord-américain pendant trois-quarts de siècle

1.1.1. Le glissement des intérêts des compagnies du Mexique au Venezuela

En 1910, lorsqu'éclate la Révolution mexicaine, le Mexique est un des trois principaux producteurs de pétrole du monde avec les États-Unis et la Russie. La Révolution modifia le statut de la propriété du sous-sol, l'attribuant à l'État, annulant ainsi les concessions vendues à bas prix aux compagnies anglo-américaines. Cette reprise en main des ressources naturelles par la nation connut son apogée en 1938, avec la nationalisation des hydrocarbures avec la création de la compagnie PEMEX par le président L. Cardenas. Il s'agissait d'un événement inouï mais précurseur dans l'histoire pétrolière mondiale, précédant d'un tiers de siècle les nationalismes perse et arabe des "chocs" pétroliers.

Dès les années 1920, les géologues américains furent à la recherche de gisements plus sûrs, sur la côte Caraïbe de l'Amérique du Sud. En 1917, ils découvrirent du pétrole à Mene Grande sur la rive orientale du lac de Maracaibo. Par souci d'indépendance vis-à-vis du pouvoir vénézuélien, les intérêts anglo-américains (Esso et Shell) préférèrent raffiner ces hydrocarbures dans les îles voisines de Curaçao et d'Aruba, colonies hollandaises, où chacune de ces firmes érigea une raffinerie, donnant ainsi une vocation "pétrolière" à ces îles qui avaient vécu d'un intense trafic, plus ou moins légal, avec le Venezuela durant la colonisation espagnole et tout au long du XIXe siècle. Curaçao et Aruba raffinaient ainsi du pétrole vénézuélien, propriété de Shell et d'Esso qui exportaient les produits raffinés vers la côte Est des États-Unis et l'Europe occidentale.

 

Ces deux raffineries jouèrent un rôle majeur durant la Seconde Guerre mondiale, pour le ravitaillement pétrolier de la Grande-Bretagne. Afin de protéger les convois contre les sous-marins allemands qui rôdaient jusque dans le delta de l'Orénoque, les États-Unis établirent, à partir de 1941, une forte base aéronavale à Chaguaramas, au sud-est de Trinidad, pour surveiller toute cette région, complétant ainsi leurs autres bases établies aux Bahamas, à Antigua, à la Barbade et à Rochambeau (Guyane française). Durant la guerre, le Venezuela se proposa d'annexer Aruba et Curaçao, prétextant l'envahissement de la Hollande par l'Allemagne. Après 1945, il fallut toute la détermination de la Hollande appuyée par les Alliés pour récupérer ces deux îles.


Après la guerre, le Venezuela fit pression sur les deux compagnies pour qu'elles construisent chacune une raffinerie dans la péninsule de Paraguaná pour raffiner ce pétrole issu du sous-sol vénézuélien. Ainsi, dans les années 1970, quatre grosses usines (2 à la Shell, 2 à Esso) raffinaient ce pétrole, dans un rayon de quelques dizaines de kilomètres. Ce dédoublement industriel d'origine géopolitique trouvait une certaine similitude dans la situation pétrolière de Trinidad.

De même, en Colombie, la première concession pétrolière octroyée en 1905 fut reprise dès 1921, pour trente ans, par une filiale de la Standard Oil of New Jersey. Mais les découvertes étaient moins riches que celles du Venezuela et plus éloignées de la côte (600 km).

1.1.2. Trinidad : une mondialisation à l'échelle du groupe Texaco

Les intérêts anglais s'intéressèrent très tôt à Trinidad, connue depuis l'époque amérindienne pour son gisement naturel d'asphalte (Pitch Lake). Sur des gisements limités, une raffinerie fut édifiée dans cette colonie britannique. Après 1945, Texaco repris les intérêts anglais et développa Trinidad comme pôle logistique d'un circuit complexe interne du groupe. Le pétrole entrait à Trinidad, était exporté brut pour être raffiné aux États-Unis, tandis que l'énorme usine de Point-à-Pierre importait du brut d'Indonésie et du Moyen-Orient, afin d'exporter les produits raffinés vers les États-Unis et l'Europe occidentale.

1.1.3. Les Antilles, pôle majeur de raffinage pétrolier

À partir des années 1960, les États-Unis augmentèrent leurs importations de pétrole brut du Moyen-Orient, le brut était acheminé par des navires-citernes de taille et de tirant d'eau croissants que les ports de la côte occidentale des États-Unis ne pouvaient alors accueillir. D'autre part, les besoins croissants en hydrocarbures impliquaient un essor du raffinage ; or les populations continentales devenaient de plus en plus hostiles à la construction de nouvelles raffineries. Le choix des compagnies pétrolières américaines se porta sur les Antilles pour un double objectif : d'une part y construire de nouvelles raffineries et agrandir les usines existantes, d'autre part régler le problème logistique en y installant des ports-relais dans lesquels les "supertankers" seraient déchargés sur des navires aptes à desservir les ports américains.

Les raffineries des Majors des îles du sud (Aruba, Curaçao, Trinidad) furent agrandies ; des compagnies indépendantes fixèrent leur choix sur Sainte-Croix et Grand Bahama (ce choix était guidé par la proximité des États-Unis et la sûreté géopolitique. Sainte-Croix est une Ile Vierge américaine et l'archipel des Bahamas, indépendant en 1973, devint une annexe économique de la Floride très proche). Des ports-relais avec réservoirs tampons furent établis à Curaçao, Sainte-Lucie, Saint-Eustache et Grand Bahama.

Dans les années 1960 s'édifièrent des raffineries de petite capacité destinées à satisfaire les marchés nationaux : Barbade, Jamaïque, Antigua ainsi que les pays d'Amérique centrale.

Ainsi, le bassin caribéen voyait coexister trois types de raffineries : celles destinées aux marchés locaux, celles qui, assises sur de riches gisements, dégageaient des excédents pour l'exportation (Mexique, Venezuela, Trinidad) et celles qui, insulaires, servaient de relais entre les pays producteurs (en général du Moyen-Orient) et le marché nord-américain (Sainte-Croix et Bahamas). L'ensemble donnait à la région un poids considérable dans le raffinage mondial. À lui seul, le Venezuela avait une capacité égale aux trois-quarts de celle de tout le continent africain et la seule île de Sainte-Croix dépassait la capacité de l'Arabie Saoudite avec la plus puissante raffinerie d'Amérique.

1.2. Les conséquences des "chocs pétroliers"

1.2.1. La poussée nationaliste des pays producteurs et la reprise en main des hydrocarbures

Créée dans l'indifférence générale par le Venezuela en 1960, l'OPEP devint, à partir de 1970, le fer de lance du conflit d'intérêt entre les compagnies pétrolières et les pays producteurs. Au-delà des arguments géopolitiques (embargo contre Israël en 1973, chute du Shah d'Iran en 1979), les deux chocs pétroliers augmentèrent très fortement le prix du baril du brut, mais modifièrent, au bénéfice des pays producteurs, la répartition des redevances et poussèrent à la création de compagnies publiques. Ainsi en 1976, le Venezuela nationalisa les 14 sociétés installées sur son sol et les regroupa dans la PETROVEN (devenue PDVSa). De même, les pouvoirs publics de Trinidad s'octroyèrent le monopole de distribution du gaz naturel.

Durant cette période, d'énormes gisements d'hydrocarbures furent découverts au Mexique, dans le golfe de Campeche. Ceci donna de l'assurance à la PEMEX qui, comme le PETROVEN, entreprit de développer une pétroléochimie nationale, ce que les Majors s'étaient bien gardés d'entreprendre. En jouant des rivalités entre les Majors et les autres compagnies nord-américaines et européennes, les compagnies caribéennes créèrent des entreprises mixtes appuyées sur des intérêts privés étrangers. Ainsi, Trinidad commença l'édification à Point Lisas d'un énorme complexe de fabrication d'ammoniaque alimenté au gaz naturel, ainsi qu'un début de sidérurgie.

Le Mexique et le Venezuela utilisèrent les "pétrodollars" pour se diversifier dans le domaine industriel. Le premier renforça sa sidérurgie (côte Pacifique) et se dota d'industries mécaniques. Le second établit un pôle d'industries lourdes sur le bas Orénoque : sidérurgie avec le minerai de fer proche, métallurgie de l'aluminium avec la bauxite nationale ou importée, le tout appuyé sur le potentiel hydroélectrique considérable de l'Orénoque (barrage de Guri). De plus, la mise en évidence de l'immense ceinture bitumineuse de l'Orénoque (40 000 km2) bien qu'hors de portée des techniques d'exploitation d'alors, suscita d'immenses espoirs pour l'avenir pétrolier du pays que certains journaux appelaient "la Venezuela saoudita" !

1.2.2. L'obsolescence des raffineries antillaises

L'envolée du prix du pétrole brut entre 1971 et 1979 bouleversa profondément la structure du marché des produits pétroliers. Les combustibles (produits noirs comme les fuels) furent concurrencés par le charbon, le gaz naturel et l'électricité, d'origine hydraulique ou nucléaire. De nouveaux équipements abaissèrent fortement la part d'énergie nécessaire à une multitude de produits. Or, les raffineries antillaises étaient de structure technique simple : il s'agissait surtout de fournir des huiles lourdes pour les marchés nord-américain et européen. Pour répondre aux besoins nouveaux du marché plus gourmand en carburants et produits destinés à la pétroléochimie, il fallait équiper les raffineries d'une distillation secondaire coûteuse (la distillation secondaire coûte deux fois plus cher à installer que la distillation primaire. Elle consiste à "craquer" et "reformer" les molécules les plus lourdes pour en extraire des "produits blancs" plus volatils comme les carburants. En 1980, sur une capacité caribéenne de raffinage de 330 millions de tonnes, la distillation secondaire ne concernait que 10 % du total (4 % pour le seul Venezuela). Alors que les raffineries des États-Unis fournissaient 55 % d'essences et de carburéacteur ainsi que 14 % d'huiles lourdes, les raffineries caribéennes n'extrayaient que 20 % de carburants contre 52 % d'huiles lourdes.

Leurs propriétaires préférèrent équiper leurs raffineries continentales. Ainsi, encombrées d'huiles lourdes difficilement vendables, les raffineries antillaises devinrent de moins en moins rentables au fil des années. Les Majors décidèrent de les sacrifier. En 1985, Shell et Esso vendirent leur usine de Curaçao et d'Aruba pour un prix symbolique (les clauses de vente spécifiaient que les autorités de l'île abandonnaient tout procès à venir, concernant des pollutions révélées ou possibles dans lesquelles les responsabilités des Majors auraient pu être concernées). Le Venezuela racheta celle de Curaçao, puis celle d'Aruba plus tard. Il récupéra des usines vieillies, réduisit leur capacité. Texaco vendit la raffinerie de Point-à-Pierre à la TRINToC (compagnie pétrolière de Trinidad), sa capacité baissa des quatre-cinquièmes pour s'ajuster au marché local et à celui des membres du CARICOM.

Ainsi, le début des années 1980 semblait clore la période de domination des Majors dans l'espace énergétique caribéen, à l'image des bouleversements du marché pétrolier mondial. Le bassin caribéen marchait vers une reprise en main de ses intérêts pétroliers, suivant en cela ses collègues moyen-orientaux.

Le traité de San José (1975) esquissait une intégration régionale. Le Mexique et le Venezuela, alors proches idéologiquement, s'engageaient à fournir du pétrole à bon marché aux pays d'Amérique centrale (excepté le Panamá) et aux Grandes Antilles (Haïti, République dominicaine, Jamaïque et surtout Cuba). Un fonds spécial était créé pour financer l'équipement hydroélectrique en Amérique centrale.

Toutefois, la majeure partie des exportations pétrolières du Mexique et du Venezuela continuait à alimenter le marché nord-américain. Ce dernier persistait à peser encore fortement sur la conjoncture pétrolière caribéenne, encore plus nettement qu'il ne le faisait au plan mondial.

1.3. La revanche des compagnies étrangères par le marché

1.3.1. Le retour du pétrole bon marché

Au milieu des années 1980, le marché mondial du pétrole se retourna pour plusieurs raisons. D'une part, l'OPEP perdit la maîtrise totale de ce marché du fait de l'essor de producteurs hors OPEP (Grande-Bretagne, Norvège, URSS puis Russie). D'autre part, l'Agence Internationale de l'Énergie poussa les pays industrialisés à bâtir une économie mois énergivore. L'essor rapide de l'informatique favorisa les produits immatériels aux dépens des biens traditionnels. Les processus industriels devinrent plus économes en énergie.

Enfin, l'industrie pétrolière, fortement capitalistique, nécessitait de très lourds investissements à long terme. Dans cette perspective, les Majors gardaient d'énormes atouts financiers, technologiques et organisationnels que n'avaient pas encore acquis les jeunes compagnies publiques des pays producteurs. Ces derniers durent souvent faire appel aux compagnies étrangères pour l'exploration et la maîtrise de la chaîne logistique pétrolière. Avec la chute du prix du brut, la masse de pétrodollars diminua fortement et amoindrit d'autant les capacités émancipatrices de ces producteurs. Sans revenir sur les décisions antérieures, ils laissèrent leur capital pétrolier stagner.

1.3.2. Le triomphe du libéralisme face aux fruits décevants des pétrodollars

Dans l'économie mondiale et sous l'impulsion des États-Unis, se banalisèrent le libéralisme et le recours à la privatisation, la libre circulation des capitaux et des marchandises devint un thème majeur appuyé sur la volonté affirmée des États-Unis de transformer le continent américain en zone de libre-échange, avatar élargi de nombreux marchés communs nés sur ce continent à partir de 1960. Tout en restant des domaines stratégiques nationaux, les secteurs pétroliers furent influencés par cette évolution.

Dans le bassin caribéen, la création de l'ALENA en 1994 modifia profondément le contexte régional. Désormais, le Mexique était encore plus intégré au marché nord-américain voisin (90 % de ses ventes). Sa diversification économique se fait au bénéfice des usines "maquiladoras", ces usines de montage possédées par les firmes étrangères (États-Unis, Union européenne, Japon) furent d'abord établies sur les villes frontières puis se diffusèrent sur le territoire mexicain en élargissant leur contenu d'activités. Plusieurs graves crises monétaires mirent en valeur la faiblesse du peso mexicain et la propension des détenteurs privés de capitaux mexicains de chercher refuge au nord du Rio Grande. Les responsables, leurs politiques et les crédits des pouvoirs publics perdirent peu à peu de leur efficacité et cette usure n'épargna pas totalement la PEMEX confrontée d'autre part à une consommation nationale croissante tendant à réduire sa marge exportatrice.

Au Venezuela, les énormes investissements dans des industries lourdes structurantes sur le bas Orénoque, apparurent en léger porte-à-faux avec l'évolution économique mondiale globalisante. Un certain laxisme économique et des héritages socioculturels firent que les intérêts privés privilégiaient les investissements extérieurs (Miami), tandis que le secteur public, en particulier pétrolier, peinait à assumer toutes ses tâches. Si la PDVSa investissait en aval dans la chaîne pétrolière (achat de raffineries et de stations-service à l'étranger), elle devait faire appel aux compagnies extérieures pour espérer entamer l'exploitation du pétrole lourd de l'Orénoque.

Face aux deux précédentes "pétro-économies", la Colombie devenait un producteur moyen d'hydrocarbures, mais apprécié des intérêts étrangers par son libéralisme politique scellé par une alliance fidèle aux États-Unis. Toutefois, son potentiel pétrolier reste menacé par les guérillas qui règnent dans ce pays. L'exploitation du charbon dans la péninsule de Guajira (nord-est), proche de la côte et facile à exporter, conforte sa politique économique de libéralisme et de privatisation.

2. La nouvelle donne énergétique mondiale

2.1. Un pétrole désormais cher qui devrait se raréfier

Le prix élevé actuel des hydrocarbures résulte de facteurs très différents de ceux ayant déclenché les chocs pétroliers. De nos jours, l'équilibre tendu du marché résulte d'abord d'une forte demande due en grande partie à l'émergence de puissantes économies asiatiques, Chine et Inde, à l'essor rapide et gourmandes d'énergie qu'elles doivent importer de manière croissante. Du côté de l'offre, la crise irakienne, les troubles au Nigéria, le nationalisme pétrolier et gazier de la Russie, les ambitions nucléaires de l'Iran et l'activisme pétrolier du Venezuela réduisent la marge de manœuvre des compagnies pétrolières occidentales, alimentent la spéculation du marché libre et enlèvent toute élasticité à la production.

La plupart des experts s'accordent pour envisager un maximum mondial de production d'hydrocarbures, mais ils divergent sur son niveau et son échéance. Cette quasi certitude pousse à l'idée d'un "après pétrole" incontournable pour une économie mondiale prise de court par cette perspective, alors que climatologues et écologistes dénoncent avec force la lourde responsabilité de la consommation énergétique dans l'accroissement de l'effet de serre, facteur majeur du réchauffement terrestre.

Dans ce nouveau contexte, plus ou moins dramatisé selon les interlocuteurs, une croyance de plus en plus nourrie envisage un prix définitivement élevé pour le pétrole, dont on ne pourra plus indéfiniment élargir l'offre et dont on ne sait pas encore maîtriser la demande. La recherche d'énergies de substitution, si possible plus écologiques, devient une quasi nécessité.

2.2. L'activisme pétrolier du Venezuela

Depuis plusieurs années, l'arrivée au pouvoir d'Hugo Chávez au Venezuela s'accompagne d'un fort activisme pétrolier. H. Chávez a repris en main le secteur pétrolier (en mars 2007, il vient de nationaliser le pétrole de l'Orénoque) qui, après trente ans d'existence publique, avait perdu de son dynamisme. Partisan d'une idéologie "bolivarienne", socialisme politique marqué par un fort anti-américanisme, mais économiquement lié au marché, H. Chávez a mis en place une "pétro-politique" qui utilise les recettes fiscales du secteur pétrolier pour financer son programme sociopolitique (subventions des denrées de base, investissements dans les secteurs de l'éducation et de la santé). Détenant un pouvoir qu'il cherche à inscrire dans la durée, Hugo Chávez utilise aussi cette "pétro-politique" à l'extérieur. Il s'agit pour lui de faire pièce au projet nord-américain de zone de libre-échange continentale et de dénoncer tout traité de libre-échange entre les États-Unis et un pays d'Amérique latine.

C'est aussi par le biais du pétrole qu'Hugo Chávez a relancé l'accord de San José (cf. ci-dessus 1.2.2.). Cette fois, le Mexique n'est pas partie prenante et s'oppose même au Venezuela sur un projet de raffinerie en Amérique centrale. La relance "Chaviste" est plus idéologique que le traité de 1975 et donne une priorité à Cuba qui doit recevoir la moitié des 9 millions de tonnes de pétrole promises. Ce nouvel accord peut être un maillon essentiel dans l'intégration énergétique régionale car au-delà d'un fort habillage idéologique, il correspond à des besoins évidents en Amérique centrale et dans les Grandes Antilles.

La politique vénézuélienne est aussi marquée par un fort tropisme vers l'Amérique du Sud avec l'intégration du Venezuela dans le Mercosur depuis la fin de 2006. Si le projet de gazoduc Venezuela-Brésil reste assez flou, l'appui du Venezuela à la politique pétrolière bolivienne montre qu'Hugo Chávez se veut le chef de file du nationalisme pétrolier latino-américain. Pour pouvoir alléger le poids du marché nord-américain qui constitue l'essentiel de ses débouchés, le Venezuela vient de signer des accords avec la Chine avide de trouver du pétrole. C'est un élément géopolitique nouveau car la Chine possède des capitaux, d'excellents techniciens et peut, au fil des ans, devenir un client de substitution aux États-Unis, tout comme pourrait l'être l'Inde.

2.3. Le projet gazier trinidadien

Trinidad est le premier fournisseur de GNL des États-Unis et ne s'inscrit pas dans le schéma politique "bolivarien". Fournisseur de produits raffinés et de gaz en bouteilles à une très grande partie de la Caraïbe orientale (Petites Antilles), Trinidad essaie de promouvoir avec des intérêts croisés publics et privés, un projet de gazoduc desservant tout l'arc antillais jusqu'à Porto Rico. Au-delà des nombreux obstacles politiques, financiers et techniques, ce gazoduc fournirait une énergie domestique pratique ainsi qu'une source d'énergie pour des usines de dessalement d'eau de mer à l'usage d'îles très touristiques, et le combustible pour des centrales électriques à un ensemble d'îles très dépendantes de l'extérieur.

3. Le long chemin entamé de l'intégration énergétique caribéenne

3.1. Une région dominée par les hydrocarbures, richesse régionalement concentrée

 
Tableau n° 1 : Production et réserves d'hydrocarbures en Amérique médiane
Pétrole en million de tonnes – Gaz en milliard de m3
 
Pays Production Réserves Pays Production Réserves
Gaz Pétrole Gaz Pétrole Pétrole Gaz Pétrole Gaz
  Cuba
  Colombie
  Guatemala
3,4
27
1,2
-
6,4
-
39
200
72
-
120
-
  Mexique
  Suriname
  Trinidad
  Venezuela
190
0.6
8,3
153
37
-
28
28
1 900
20
100
11 500
420
-
550
4 300
Total 1 31,6 6,4 311 120 Total 2 351,9 93 13 520 5 270
       Total 1+2 383,5 99,4 13 831 5 390
Source : Atlaseco 2007 – AIE

 

Le tableau 1 montre la concentration géographique de cette richesse dans quatre États dont deux, le Mexique et le Venezuela, jouent un rôle décisif. Ainsi, chaque année, les États membres de l'AEC produisent 100 milliards de m3 de gaz naturel et près de 400 millions de tonnes de pétrole (soit 4 % et plus de 10 % du total mondial).

Comme dans tout le continent américain, les hydrocarbures constituent l'essentiel de l'énergie consommée. Le modèle à imiter reste le modèle nord-américain, très gourmand en énergie. Celle-ci sert à se réchauffer, à se rafraîchir, à se déplacer. Comme son mentor du nord, le bassin caribéen n'a guère pris conscience ni des économies d'énergie possibles ni du recours nécessaire à d'autres sources d'énergie.

La forte urbanisation de la région sous ambiance tropicale développe, parfois à l'excès, la climatisation qui, à la différence du chauffage saisonnier, fonctionne souvent à l'année chez les gens aisés, dans les espaces publics et dans les véhicules individuels. La médiocrité des transports publics caribéens renforce l'obligation d'une motorisation individuelle dont le modèle ne se porte encore guère sur les véhicules économes en carburant. Les riches caribéens empruntent facilement l'avion, souvent privé, gourmand d'un kérosène que ne fournissent pas en suffisance les raffineries régionales. L'extrême médiocrité des réseaux ferrés condamne l'essentiel du fret à emprunter la route, entraînant une forte consommation de gazole, une pollution certaine et des encombrements inévitables.

Pour les autres énergies fossiles, seule la Colombie est un producteur de charbon notoire (région du nord-est) qu'elle exporte pour des usages thermiques. Le Mexique est le seul producteur d'électricité d'origine nucléaire (4 % de son électricité) puisque le chantier cubain lancé naguère par les soviétiques, ne semble pas être opérationnel.

3.2. Le retard des énergies renouvelables, à l'exception de l'hydroélectricité

3.2.1. Les efforts hydrauliques de l'Amérique centrale

Tableau n° 2 : Éléments du bilan énergétique de l'Amérique médiane (2004)
Producteurs de pétrole Production totale d'énergie Consommation
d'énergie en M6 TEP
% hydroélectrique
de la production d'électricité
  Colombie
  Mexique
  Trinidad
  Venezuela
80
243
33
213
29,5
166
14
66,5
75 %
11 %
-
72 %
  Grandes Antilles 
  Cuba
  Haïti
  Jamaïque
  Rép. dominicaine
6.3
2
0,5
1,6
12,3
2,8
4
7,7
0.5 %
39 %
12 %
11,5 %
  Amérique centrale 
  Costa Rica
  Guatemala
  Honduras
  Nicaragua
  Panamá
  Salvador
1,8
5,2
1,7
1,8
0,8
2,4
4
7,3
3,8
3,2
3,4
4,5
80 %
37 %
39 %
12 %
66 %
43 %
Source : AIE – Atlaseco 2007

 

Au sein de l'AEC, les pays continentaux ont un fort potentiel hydraulique. La plupart ont construit de nombreux barrages de retenue fournissant énergie et eau d'irrigation ; les crédits de la BID (Banque Interaméricaine de Développement) ont été mobilisés pour équiper la partie la plus rentable de leur potentiel hydraulique. Le tableau n° 2 montre le contraste entre une Amérique centrale où le Nicaragua est en retard et des Grandes Antilles au faible potentiel hydraulique. Quelques ouvrages ont été réalisés mais ils restent très insuffisants. Dans les Petites Antilles, l'usage de microcentrales sur les nombreuses rivières est encore rare. Les trois Guyanes n'exploitent que très partiellement leurs possibilités dont l'aménagement est complexe et fort coûteux.

3.2.2. La biomasse : le bois, énergie du pauvre

Le bois a toujours été l'énergie des plus démunis. L'illustration régionale la plus catastrophique concerne Haïti. Deux siècles d'exploitation du charbon de bois ont déforesté l'île. D'autre part, dans les îles et sur la bordure continentale, l'économie de plantation s'est installée sur une forêt parfois fragile. Les cultures du sucre, du tabac, du coton, des bananes et du caféier ont repoussé la forêt antillaise vers un statut de relique qui n'a pas été, ultérieurement, valorisé en sylviculture. Seule l'ONF dans les Antilles françaises s'efforce de valoriser cette richesse naturelle mais ce n'est pas, jusqu'à maintenant, dans une optique énergétique.

Sur le continent, les bois précieux ont attiré les bûcherons pendant des siècles au Belize (ex. : Honduras britannique) ou dans l'Est du Nicaragua. Comme dans les Antilles, les cultures de plantations ont envahi les plaines et les bassins d'altitude. L'agriculture traditionnelle a longtemps privilégié le brûlis aux dépens d'une forêt qu'il faut désormais songer à protéger. Aussi, l'énergie tirée de la biomasse n'est guère d'actualité dans cette région, du moins dans un cadre rationnel d'énergie renouvelable.

3.2.3. Un potentiel solaire négligé

Dans cet espace tropical fortement ensoleillé, l'énergie solaire n'est que d'un emploi anecdotique. Par imitation de la voisine américaine, seule la péninsule de Californie mexicaine commence à utiliser cette forme d'énergie plus à titre domestique que public. Le potentiel est considérable et permettrait d'apporter le confort à de nombreuses contrées rurales sans eau ni lumière.

3.2.4. Les possibilités géothermiques et le départ de l'énergie éolienne dans les Antilles

Le volcanisme des Petites Antilles et de l'Amérique centrale implique un énorme gisement géothermique. Seule la Guadeloupe possède une centrale utilisant cette énergie qui pourrait tirer parti des nombreuses "soufrières" qui parsèment les îles dont l'essentiel de l'électricité est produit par des centrales à fuel.

C'est la même Guadeloupe qui a le plus investi dans l'énergie éolienne, visant à satisfaire 20 % de ses besoins en électricité. La forte densité humaine des îles constitue un obstacle à l'implantation de fermes éoliennes susceptibles de profiter des alizés.

3.3. Les insuffisances des équipements et des réseaux

Au niveau de la production et du transport de l'énergie, le bassin caribéen présente des insuffisances. Ainsi de nombreuses coupures d'électricité désorganisent la vie quotidienne en Jamaïque, en République dominicaine et encore plus en Haïti. Cette situation résulte de l'insuffisance de la production mais aussi de la médiocrité des réseaux mal entretenus, surchargés et souvent piratés par de nombreux utilisateurs non déclarés.

Trop de régions rurales isolées sont encore privées d'électricité en Amérique centrale ou en Haïti. Le recours aux groupes électrogènes est une pratique quotidienne courante, tant au plan professionnel qu'au niveau domestique, à condition d'avoir accès au fuel qui, de plus, dans de nombreuses îles est le carburant indispensable à la fourniture d'eau de mer désalinisée. La fréquence des cyclones et la forte séismicité contribuent à fragiliser les réseaux existants (en septembre 1989, le cyclone Hugo a cassé plusieurs milliers de poteaux électriques dans la seule île de Guadeloupe).

Les producteurs d'hydrocarbures régionaux ont des infrastructures logistiques qui vieillissent (lac de Maracaibo) ou sont insuffisantes. La capacité régionale de raffinage héritière d'une longue histoire de dépendance (cf. supra 1.2.2.) est insuffisante pour répondre aux besoins croissants en carburants et oblige à des importations de produits raffinés, y compris dans les pays producteurs.

Des projets d'installations terminales gazières sont prévus dans la région. Le gaz naturel se transporte par mer, en méthanier, liquéfié à 160°. Ceci nécessite à l'amont une usine de liquéfaction et à l'arrivée une station de regazéification, deux équipements coûteux. Les projets régionaux actuels concernent une usine de liquéfaction supplémentaire à Trinidad, une au Venezuela et des stations de regazéification aux Bahamas, en République dominicaine et sur la côte Pacifique du Mexique.

Le projet trinidadien de gazoduc structurerait un réseau gazier sur l'arc des Petites Antilles ; toutefois, les contraintes insulaires ont un coût élevé pour tout réseau fixe interinsulaire, qu'il s'agisse d'un câble électrique ou d'un gazoduc, car ces petites îles sont séparées par des seuils profonds agités de courants transversaux. Avec le plan "Pétrocaribe" du Venezuela, les perspectives d'intégration régionale énergétique, auraient de solides fondements. Mais dans ce secteur stratégique, le poids des héritages est considérable.

La région a subi une histoire coloniale durant laquelle les métropoles européennes se sont longuement combattues. La décolonisation des Antilles a suivi des modalités dictées par les anciennes métropoles, laissant une fragmentation en secteurs anglophone, néerlandophone, américain et français. Si l'on ajoute le demi-siècle de conflit larvé entre les États-Unis et Cuba, nous aboutissons à un véritable puzzle d'intérêts énergétiques. Ainsi, les Antilles françaises ont leur propre circuit d'approvisionnement pétrolier avec une raffinerie en Martinique qui pourvoit à l'essentiel des besoins des Antilles françaises. Par contre, la Guyane française satisfait sa demande en achetant chez ses voisins de Curaçao et de Trinidad. Porto Rico et les Iles Vierges américaines sont intégrées dans le marché des États-Unis.

Conclusion

Si le bassin caribéen reflète assez bien l'histoire mondiale du pétrole, il présente actuellement une situation qui pourrait en faire un exemple d'intégration régionale, si la région arrive à se soustraire de l'enjeu du fort antagonisme entre le Nord et le Sud du continent.

Nous avons évoqué les richesses en énergie fossile ; le charbon déjà exploité en Colombie est également abondant au Venezuela mais non exploité. Les découvertes pétrolières à venir sont fort probables dans l'offshore ultra profond du golfe du Mexique, tandis que le Venezuela attend beaucoup de son immense ceinture bitumineuse de l'Orénoque.

Le potentiel des énergies renouvelables, ignoré ou dédaigné, est à peine entamé à l'exception de l'hydroélectricité. Quant aux biocarburants, si leur avenir apparaît brillant après le récent accord (mars 2007) entre les États-Unis et le Brésil, peuvent-ils convenir à l'Amérique médiane ? Consacrer une part des terres à des cultures bioénergétiques ne paraît guère envisageable dans les îles surpeuplées. Le régime actuel cubain ne semble guère priser cette reconversion possible de son potentiel cannier. L'Amérique centrale présente une répartition agraire très inégalitaire et ouvrir de nouveaux espaces agricoles serait potentiellement dangereux pour l'environnement et ne règlerait pas la crise agraire. Il en serait de même au Venezuela ou dans les Guyanes, moins densément peuplées, mais très urbanisées et qui doivent protéger leur couvert forestier.

Sans verser dans l'utopie, les membres de l'AEC peuvent construire un chemin de réelle intégration régionale dans le domaine de l'énergie. En élargissant la palette de leurs sources d'énergie, de nombreuses îles et certains pays continentaux abaisseraient sensiblement leur dépendance. Il faut pour cela faire prendre conscience aux populations concernées que l'énergie est une ressource chère, précieuse et qui doit donc s'économiser. Dans cette perspective, tout est à faire et la marge d'économie est sans doute considérable.

De telles politiques exigent des engagements irréversibles des pouvoirs publics, d'indispensables relais privés et l'existence d'autorités de régulation pour une richesse qui garde toute sa puissance géopolitique et géostratégique, ne serait-ce que pour la puissance tutélaire de cet espace caribéen : les États-Unis.

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Auteur : Jean-Pierre Chardon

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