ÉCONOMIE
 
Le bassin caribéen, théâtre affirmé d'une guerre d'influence sino-étasunienne ?

Loin du théâtre de guerre ukrainien et alors même qu'un nouvel ordre mondial se joue aux portes de l'Europe, le bassin caribéen, géographiquement éloigné, constitue semble-t-il un havre de paix dans un contexte géopolitique particulièrement tendu. C'est là sans compter sur une autre guerre « invisible » que se livrent depuis plusieurs années les deux plus grandes puissances économiques mondiales, la Chine et les États-Unis. Au lendemain de la pandémie et alors même que le positionnement de la Chine face à la guerre en Ukraine reste ambiguë, on peut s'interroger sur les signes tangibles du rôle croissant que cette puissance économique prend dans le bassin caribéen. La Chine devient-elle un partenaire économique incontournable de la zone ? Est-ce un autre terrain de tensions potentielles ?

Chasse gardée du géant américain comme énoncé par la Doctrine Monroe, le Bassin Caraïbe est depuis la fin du XIXe siècle, la « Mare Nostrum » des États-Unis. Cependant il est devenu depuis une quinzaine d'années le théâtre de rivalités politiques et idéologiques à coup d'investissements économiques massifs, de signatures d’accords « (…) pragmatiques et concrets, basés sur une séparation stricte et assumée des objectifs économiques et des aspects liés à la gouvernance. » (F. Constant1, 2021), et ce pour le plus grand bénéfice des États caribéens.

La crise sanitaire et le récent conflit opposant pour lors, l'Ukraine à l'ours russe, laisse le champ libre à une République Populaire de Chine (RPC) pour poursuivre sa pénétration dans le bassin et égrainer peu à peu son collier de perles lui assurant la sécurité de sa route de la soie. L'enjeu est de taille ; il s'agit pour la RPC de conforter ses besoins en ressources naturelles, minérales et énergétiques pour approvisionner le grand atelier du monde qu'est la Chine aujourd'hui. Le principe qui prévaut est celui de passages d'accords de coopérations ou d'investissements en dollars sonnants et trébuchants contre des approvisionnements « secure » en pétrole, en gaz et en matières premières.

Sur la période 2005-2016, les investissements ont été colossaux. Selon la Commission économique pour l'Amérique Latine et les Caraïbes (CEPALC)i, près de 141 milliards de US$ ont été investis dans le financement de projets, des plus modestes aux plus pharaoniques qui ont concerné la quasi-totalité des États, continentaux comme insulaires. C'est plus que les financements respectifs de la BMii, de la BIDiii ou de la CAFiv ; Ces financements chinois en provenance directe de la Banque de développement de la Chine et de la banque d'importation et d'exportation chinoise bénéficient à la plupart des pays caribéens mais privilégient néanmoins les États membres du CARICOM. Ces investissements ont concerné tous les secteurs économiques, du tourisme aux infrastructures en passant par l'éducation, la santé ou l'énergie et ses ressources. Certes, certains secteurs sont privilégiés, comme les infrastructures et l'énergie qui représentent les 3/4 des investissements, mais plus généralement, ce sont toutes les sphères de l’économie et de la société qui sont concernées. Lentement, mais sûrement, la Chine est devenue un partenaire incontournable dans le paysage économique du bassin. C’est là un fait marquant du début des années 2000, la Chine s’impose de plus en plus en Amérique Latine et dans la Caraïbe. (Carlos Quenan2, 2019). En réalité, elle était déjà présente dans la Région depuis les années 1960, notamment au travers des relations qu’elle entretenait avec Cuba, mais aujourd’hui les modalités de rapprochements, de collaborations sont d’une toute autre ampleur et concernent un nombre croissant de pays d’Amérique Latine et de la Caraïbe, aux dépens des États-Unis.

Face à cette nouvelle configuration géopolitique, les questionnements sont évidemment nombreux et l’un de cela concerne directement le rôle et l’influence de la RPC dans le bassin caribéen. La Chine cherche t-elle à faire de l’ombre au géant nord-américain ? Est-ce l’émergence d’un nouveau théâtre de rivalités sino-étasuniennes ? Comment se manifeste cette présence chinoise au sein des États de la zone, est-ce un processus gagnant-gagnant ? Enfin, dans une perspective à plus ou moins long terme, quels sont les risques potentiels de ce positionnement chinois dans la Caraïbe ?

Nous tenterons d’apporter au travers de cet article, quelques éclairages et réponses à ces questions, même si l’incertitude reste de mise tant les contextes géopolitique, économique et sanitaire sont incertains et peuvent fortement influencer les situations observées actuellement et les tentatives de réponses.  

1. Un acteur économique devenu incontournable 

1.1. La présence historique de la Chine dans la Caraïbe 

La Chine est présente dans la Caraïbe depuis le XIXe siècle, particulièrement sur les îles de Trinidad-et-Tobago. En 1806, à l’initiative de la Compagnie britannique des Indes Orientales, des travailleurs chinois sont convoyés vers les Antilles. Cet essai de peuplement, même s’il se solde par de nombreux retours en Chine, est un premier pas vers l’établissement de relations dans la durée entre le royaume chinois et les Antilles britanniques. Leur installation se poursuit dans les anciennes colonies britanniques, notamment au Guyana, en Jamaïque et toujours à Trinidad. Ces premières installations de migrants chinois dans les années 1850-1860 puis entre 1890-1940 participent à l’hybridation des populations, c’est-à-dire à installer dans la durée des passerelles et une forme de mixité entre cultures antillaise et chinoise. Originaires majoritairement de la province du Guangdong et des villes littorales de Canton, Macao et Hong Kong, ces migrants chinois sont venus alimenter les besoins de main-d’œuvre d’une industrie sucrière de plantations en expansion durant tout le XIXe siècle et début du XXe siècle.

Nombre d’entre-eux et leurs descendants deviennent marchands et commerçants, ils ont développé des réseaux qui sont encore présents aujourd’hui, notamment au sein des 3 Guyanes, par exemple.

Les années 1960 marquent une nouvelle étape dans l’histoire de la présence chinoise dans la Caraïbe. En pleine guerre froide, quand les tensions entre les deux blocs atteignent leur point d’orgue lors de la crise des missiles de Cuba, alors même que le risque d’expansion communiste liée à l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro à Cuba représente une menace directe aux portes des États-Unis, la Chine se détache peu à peu de son voisin Khrouchtchev qu’elle trouve trop conciliant avec le géant américain. Elle se rapproche alors de Cuba avec qui elle noue des relations diplomatiques.

Il faudra attendre les années 1970 pour que Mao Zedong renoue avec le gouvernement américain, une politique d’apaisement et d’ouverture qui coïncide avec la période de détente. Richard Nixon, alors président des États-Unis, est reçu par le premier ministre chinois Zhou Enlai en 1972 à Pékin et rencontre alors le « Grand timonier ». À partir de cette période, alors que le monde changeait et que les rivalités entre les deux blocs tendaient à s’apaiser en apparence, les deux visions politiques est-ouest ne s’expriment plus qu’aux travers de conflits lointains indirects, en Corée du Nord, au Vietnam, en Indochine.

Les années 1980-1990 voient la Chine de Deng Xiaoping, successeur de Mao, poursuivre cette politique de détente, tout en favorisant les relations avec le voisin étasunien. Cuba conserve sa place de partenaire historique et privilégié pour le gouvernement chinois.

De nouvelles alliances diplomatiques voient le jour dans les années 2000, notamment avec le Venezuela d’Hugo Chavez et plus généralement avec tous les pays membres de l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les Amériques née en 2004 à la Havane, sous le patronage conjoint de Fidel Castro et d’Hugo Chavez). Depuis 1979 et la visite de Deng Xiaoping aux États-Unis, aucun dirigeant chinois n’avait été reçu officiellement par la Maison Blanche. Il faut attendre ce début de siècle et la visite de Jiang Zemin en octobre 1997, pour que les relations officielles soient relancées. Aujourd’hui, si les rapports sont difficiles et souvent sur le fil entre les deux géants, les terrains d’affrontement sont majoritairement économiques. La Caraïbe est l’un de ces terrains ou les rivalités s’expriment à coup de dollars et de jeux d’influence. 

1.2. Taïwan, un territoire – objet de toutes les (a)-tensions 

Les accords qui lient aujourd’hui cette partie du monde avec la RPC sont avant tout commerciaux et cherchent à développer des coopérations entre pays tout en développant bilatéralement leurs économies. Cependant, il ne faut pas négliger la portée politique de ces accords, notamment lorsqu’ils incluent des investissements, car implicitement se joue alors la non reconnaissance de Taïwan par les pays partenaires de la RPC.  

Taïwan et la Caraïbe 

La question de la reconnaissance ou de la non-reconnaissance de Taïwan (République de Chine) par les États membres de l’ONU et du Conseil de sécurité est un enjeu crucial pour la grande puissance chinoise. Il en va de sa crédibilité à l’international.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Taïwan repasse sous gouvernance chinoise. C’est un changement majeur et espéré par toute une population qui vit sous domination japonaise, depuis la défaite de la Chine face au Japon en 1895. A la fin de la seconde Guerre Mondiale, la capitulation du Japon en septembre 1945 permet à la Chine de récupérer l’île à la conférence de Postdam. Mais le retour dans le giron chinois ne se passe pas comme espéré par la population qui se retrouve très rapidement réduite à une nouvelle forme d’asservissement, au service d’une Chine qui s’accapare les richesses, réprime toutes formes d’opposition et impose un régime de terreur. Face à cette situation, le mouvement indépendantiste se développe, et l’opposition au régime chinois s’affirme. Dans le même temps, en Chine, les communistes de Mao s’oppose depuis 1946 au Kuomintang et à son leader Tchang-Kaï-Chek. Battu par Mao et les communistes dans un conflit qui oppose deux visions politiques de la Chine, Tchang-Kaï-Chek se réfugie à Taïwan en 1949. Le fossé est dès lors creusé entre une Chine communiste maoïste et une île taïwanaise, refuge de l’opposition qui proclame son « indépendance » politique et s’affirme comme la République de Chine. Dans cette période de guerre froide, les États-Unis et l’ONU prennent Taïwan sous leurs ailes protectrices et lui accorde un siège permanent au Conseil de sécurité. Taïwan devient alors un enjeu dans la rivalité politique qui oppose les deux blocs. Alors que l’île était exsangue sous la domination chinoise, elle commence à s’affirmer économiquement pour devenir dans les années 1980-1990, l’un des quatre « bébé tigre », un territoire qui connaît une croissance économique rapide. Politiquement, la détente et la fin de la guerre froide permettront un rapprochement de Pékin et Washington qui aboutira à ce que la Chine prenne la place de Taïwan à l’ONU. Les États-Unis interrompront leurs relations diplomatiques avec l’île pour ménager Pékin et s’assurer ainsi un rempart contre l’URSS. Au fil du temps, les pays reconnaissant officiellement l’existence de Taïwan comme état souverain se feront de plus en plus rares car le géant chinois est un partenaire économique qu’il faut ménager. Aujourd’hui, alors que la RPC ne reconnaît toujours pas l’existence et l’indépendance de Taïwan, et même si le gouvernement de Taïpei reste allié aux États-Unis, notamment en matière de défense, le statut même de l’île est un enjeu majeur dans les relations sino-américaines. Les États-Unis peuvent difficilement céder à Pékin sur cette question au risque de perdre leur influence et leur crédibilité en Asie du Sud-Est. Côté chinois, la position est identique. Si le statu-quo est la règle, la Chine multiplie les incursions dans les eaux frontalières, notamment dans le détroit, ou dans l’espace aérien taïwanais et s’accapare de petits îlots, renforçant ainsi ses positions à proximité de l’île taïwanaise. Il faut y voir une forme de provocation qui peut très vite dégénérer. D’ailleurs, depuis le début de cette année 2023, les tensions entre la Chine et Taïwan et les provocations envers les États-Unis se multiplient comme en témoignent les récentes intrusions de « ballons » chinois dans le ciel américain ou la démonstration de force de l’armée chinoise dans le détroit en avril dernier. C’est dans ce contexte, celui d’une histoire longue que la reconnaissance ou la non-reconnaissance de Taïwan devient un enjeu pour obtenir des investissements chinois dans la Caraïbe. En 2010, 23 pays reconnaissaient l’existence de la République de Chine. Aujourd’hui, ils sont officiellement 14 sur 191 pays dans le monde, et 7 d’entre-eux sont situés dans la Caraïbe : Le Belize, le Guatemala, Haïti, le Honduras, Saint-Kitts-et-Nevis, Sainte-Lucie et Saint-Vincent-et-Les-Grenadines. Officieusement, de très nombreux États conservent des relations et des accords commerciaux avec Taïwan, dont au premier chef, les États-Unis. Toutefois, depuis 2021, alors même que le projet de canal transisthmique nicaraguayen réapparaissait, le Nicaragua et le Salvador directement concernés par les éventuels investissements chinois dans ce projet, annonçaient renoncer à leurs relations diplomatiques avec Taïwan. Ménager le financeur chinois devient une nécessité pour nombre d’États souhaitant bénéficier de la manne financière chinoise. C’est en quelque sorte le prix à payer. 

On le voit, la place de la Chine dans la Caraïbe n’est pas une nouveauté, ce qui par contre change aujourd’hui, ce sont les enjeux géopolitiques qui motivent la nécessité de cette présence chinoise. Accords commerciaux, autosuffisance alimentaire et énergétique, enjeux géopolitiques et guerre d’influence sont au cœur des motivations chinoises à s’installer durablement dans la Caraïbe.  

1.3. Un partenaire économique de tout premier ordre 

C’est ainsi que depuis 2010, la Chine est devenue le second partenaire commercial de l’Amérique Latine et de la Caraïbe (ALC). En 2010, les relations commerciales atteignaient près de 15 milliards de US$, en 2013, elles étaient 18 fois plus importantes avec 274 milliards de US$. Depuis, la progression est ascendante. En 2018, le montant des échanges s'est chiffré à plus de 307 milliards de US$. La Chine peut se targuer de s'être immiscée sur le terrain de jeu des États-Unis. Pourtant le marché de l’Amérique Latine et de la Caraïbe est de petite taille, à peine quelques 305 millions d’habitants en 2022, soit moins de 4 % de la population mondiale. Mais son intérêt est double pour la Chine : s’il est de taille réduite, il présente un taux d’ouverture important et les niveaux de revenus sont souvent plus élevés que dans d’autres parties du monde ; second intérêt, les pays y sont davantage importateurs qu’exportateurs. Enfin atout supplémentaire pour n’importe quel pays souhaitant développer ses marchés commerciaux, l’ALC est une porte d’entrée vers le continent américain, tant au nord qu’au sud.

En 2020, et cela malgré la pandémie, le montant des échanges entre ALC et Chine se chiffraient à quelques 315 milliards de US$. Mais ces échanges sont déséquilibrés et fortement dépendants de la demande chinoise. En 2022, de nouveaux records sont observés, les importations vers la Chine depuis l’ALC se chiffrent à 184 milliards de USD et les importations en provenance de Chine atteignent un total de 265 milliards de USD, soit un volume total d’échanges de 449 milliards de USD. Cependant, si les relations commerciales s’amplifient, les déficits se creusent également ; le déficit de la balance commerciale avec la Chine atteint en 2022, 81 milliards de USD, soit un niveau jamais atteint jusque là.

L’Amérique Latine et les Caraïbes exportent pour l’essentiel, des produits à faible valeur ajoutée, matières premières et productions agricoles, alors qu’à l’inverse, ils importent du partenaire chinois, des biens et produits finis. En 2019, les échanges s’organisent ainsi : l’ALC réalisait 12 % de ces exportations avec la Chine et 18 % de ses importations. La balance commerciale est donc pour l’ensemble de la zone, déficitaire. En 2000, elle atteint un déficit de 3 milliards de US$, en 2016, le déficit est multiplié par 25 pour atteindre 78 milliards. Cette forte hausse est directement liée à la nature même des produits échangés et notamment aux importations de produits industriels fabriqués en Chine. Cependant, si le volume des importations/exportations a fortement augmenté entre 2004 et 2019, (multiplication respectivement par 7,6 et 10), les résultats globaux masquent des disparités entre pays de l’ALC. Certains États, comme le Mexique, sont fortement déficitaires, alors que d’autres tirent plus aisément leur épingle du jeu. Le Mexique a lui seul cumule les 2/3 du déficit de la balance commerciale de l’ALC avec son partenaire chinois. Le pays exporte à hauteur de moins de 2 % et importe pour plus de 18 % de produits avec la Chine. À l’inverse, le Brésil, le Pérou, le Chili, l’Uruguay ou le Venezuela affichent des balances commerciales avec la Chine qui sont excédentaires. Ce sont les seuls de la zone, mais ils tirent cet avantage de leurs grandes ressources naturelles et de leurs exportations. L’ALC joue aujourd’hui un rôle stratégique dans l’approvisionnement en matières premières de la Chine. Le revers de la médaille est d’instaurer une forme de dépendance de ces pays économiquement plus fragiles à l’égard de la Chine et pour lesquels les échanges sont centrés sur l’exportation d’une ou deux productions majeures, notamment les hydrocarbures. C’est le cas de la Colombie, par exemple, qui réalise aujourd’hui 54 % de ses exportations de pétrole vers la Chine. La situation est identique pour Cuba qui exporte 71 % de sa production de nickel vers le géant chinois. Outre cette forme de dépendance, l’arrivée de la Chine sur le marché américain se traduit par l’irruption d’un nouveau concurrent dans les échanges avec le voisin étasunien. Ainsi entre 2001 et 2019, les exportations de la Chine vers les États-Unis ont été plus que doublées passant de 9 à 18,4 %.

Le bilan de ces échanges commerciaux est ambivalent, d’une part avantageux pour les économies locales qui voient dans la Chine un formidable client aux besoins colossaux qu’il faut satisfaire, et préjudiciables car entrant directement en concurrence avec les économies locales. En allant jouer dans l’arrière-cours des États-Unis, la Chine veut imposer sa marque et se hisser à la première place sur l’échiquier mondial. Des résistances existent, pourtant la Chine a su s’imposer comme un partenaire majeur, et surtout comme un financier indispensable à la zone. 

2. Des financements intéressés 

2.1. Route de la Soie, nouvel enjeu pour la Caraïbe et Pékin 

Les pays d’Amérique Latine et de la Caraïbe font partie intégrante du dispositif imaginé par le gouvernement de Xi Jinping depuis 2013. Il s’agit d’un projet d’infrastructures à grande échelle, non pas à l’échelle du territoire chinois ou de l’Asie du Sud-Est, mais à l’échelle mondiale, intégrant Asie, Europe et Afrique. Cette route de la soie (BRI, Belt and Road Initiative, en anglais) a pour objectif de favoriser le développement de la croissance économique chinoise et les coopérations internationales. Le projet privilégie deux axes : une route de la soie matérielle et une route de la soie numérique. La première suppose la mise en place d’un corridor terrestre intégrant toutes les modalités de transport ferroviaires et routières et les infrastructures dédiées tels que les ports et aéroports. Il s’agit de garantir la circulation des marchandises, sur terre, sur mer et dans les airs. Pour se faire, la Chine doit développer un vaste réseau de plateformes logistiques multimodales le long du tracé de cette route de la soie. Les ports, aéroports, et leurs villes deviennent alors des perles de ce « collier » que la Chine essaime sur chaque continent. Le financement des infrastructures nouvelles ou la remise en état d’infrastructures vieillissantes s’impose comme une nécessité. L’aide aux pays économiquement défavorisés devient un enjeu majeur et l’entente cordiale une pratique au quotidien afin d’accéder à des facilités dans l’implantation de réseaux d’approvisionnement en énergie (oléoducs et gazoducs) mais également dans l’implantation de zones dédiées au transit des marchandises en provenance de l’atelier chinois. Elle finance donc des aménagements portuaires ou aéroportuaires, se réservant des portions d’espaces import-export dédiés.

À l’ère du digital, une route de la soie uniquement matérielle ne peut subsister. Le second axe vise donc à développer une route de la soie numérique en collaborant avec certains États dans le domaine de l’économie des nouvelles technologies, en développant le concept de « villes intelligentes », en axant les efforts et les recherches sur l’intelligence artificielle et le Cloud Computing. Si cette phase du projet est encore cantonnée aux pays asiatiques et européens, mettre un pied sur l’aire de jeu américaine qu’est la Caraïbe et plus largement l’Amérique Latine est un défi qui impose de poser ses jalons et de favoriser l’ouverture des marchés locaux aux entreprises chinoises œuvrant dans le domaine des TIC.

Les fonds alloués sont à la hauteur du projet, colossaux : 14,5 milliards de US$ sont réservés à cette « Route de la Soie ». Il faut y ajouter 60 milliards de yuans pour aider au développement des pays impliqués dans le projet, 300 millions de US$ d’aide alimentaire d’urgence et 145 millions de US$ pour développer les coopérations sud-sud. Cependant tous les pays n’adhèrent pas au projet ou ne sont tout simplement pas concernés. Dans l’ALC, le Costa Rica, le Panama, le Guyana, Cuba, la République dominicaine sont déjà des partenaires à part entière de la Chine. Au total 11 pays sur les 15 États appartenant au CARICOM font parti du projet. L’annonce de celui-ci avive, on le comprend bien, toutes les convoitises des pays de la zone. Depuis l’explication des objectifs de cette route et des projets qui y sont associés, Pékin peut se targuer d’enregistrer plusieurs succès diplomatiques. En 2018, Trinidad, la Bolivie, Antigua-et-Barbuda, le Guyana, l’Uruguay, le Costa Rica, le Venezuela, le Chili et l’Équateur signent des accords pour prendre part à cette route de la soie et s’engagent à renoncer à leurs relations diplomatiques avec Taïwan. En 2022, ils seront rejoints par le Nicaragua et l’Argentine. Tous ces nouveaux partenaires viennent s’ajouter aux tous premiers signataires, le Salvador et le partenaire de toujours, Cuba.

Le gouvernement chinois présente cette route de la Soie comme une opportunité pour l’ensemble de l’ALC en matière de développement et d’investissements.  

Figure n°1 : Accords, partenariats et jeux d’influence, 2023.
Agrandir
Auteur : F. Turbout, MRSH, Université de Caen Normandie, 2023.

2.2. La logique du « Loan for oil » 

Les ressources de l’Amérique Latine et de la Caraïbe représentent une aubaine pour la Chine, aubaine qui se négocie au prix de lourds investissements, et cela dans une région du monde ou nombre d’États sont plus fragiles financièrement que d’autres et moins solvables potentiellement. L’accès à des ressources en matières premières et en hydrocarbures est le premier intérêt qui pousse la RPC à investir massivement dans les économies locales. Le principe du « loan for oil » ‑ prêt contre pétrole ‑ concerne environ 50 % des financements accordés par la Chine aux États de l’ALC. Par ce principe de garantie en nature de la solvabilité des crédits, les banques chinoises s’assurent le paiement des investissements octroyés contre l’envoi de pétrole à prix préférentiels. Cela est particulièrement intéressant dans le cas des marchés à risque que représentent les pays les moins solvables. Les prêts concédés par les banques chinoises d’investissement concernent majoritairement des pays grands fournisseurs de matières premières et de produits agricoles ou hydrocarbonés. Ainsi entre 2005 et 2016, 44 % des investissements dans ce domaine ont concerné le Venezuela, 26 % sont allés au Brésil, 12 % à l’Équateur et 11 % en Argentine. Pour les pays économiquement plus fragiles qui ont difficilement accès aux capitaux internationaux, sous couvert d’une « assistance officielle au développement », la Chine pratique des taux d’usure faibles, comme pour la Bolivie par exemple, où le taux d’intérêt est de 2 %.

D’autre part, la participation du géant chinois aux prêts ou investissements dans les projets des pays de l’ALC implique que les produits chinois doivent être privilégiés dans les importations. Ce principe du « gagnant-gagnant » mis en avant par le gouvernement chinois dans les signatures d’échanges commerciaux avec l’Afrique notamment, est également appliqué dans le cas de l’ALC. Cependant, si les accords prévoient l’octroi de crédits, de subventions et de prêts à ces pays peu solvables, ils impliquent en contre-partie de privilégier le partenaire économique chinois, en favorisant les importations de biens et équipements en provenance de Chine, en facilitant l’accès aux marchés locaux aux entreprises chinoises, dont les géants chinois des TIC, en pratiquant des tarifs préférentiels à l’exportation, notamment d’hydrocarbures, et en acceptant la concurrence de la Chine sur les marchés locaux. Compte tenu de ces « obligations », la question de l’équilibre des bénéfices gagnants-gagnants se pose. Le niveau de risque n’est pas le même. Très dépendants du contexte économique et géopolitique mondial, de tels principes peuvent s’avérer difficiles à tenir dans la durée pour des pays économiquement fragiles et très sensibles aux fluctuations des marchés internationaux. Même si les gouvernements locaux ont bien conscience de la forme de dépendance qui se met en place avec le créancier chinois, des risques économiques auxquels ils s’exposent, la tentation est souvent trop grande de succomber aux avances chinoises. Les besoins en équipements et en infrastructures dans les États de l’ALC sont importants et cela d’autant plus qu’ils sont fréquemment soumis aux aléas climatiques et naturels (séismes, cyclones, inondations…) dans cette zone du monde. Mais la Chine fait ses choix en fonction de ses besoins. Les secteurs d’investissement privilégiés illustrent plus que jamais sa volonté de garantir ses approvisionnements en matières premières. Selon BSI Economicsv, 68 % des prêts accordés par la Chine entre 2015 et 2019 concernent les secteurs de l’énergie ou plus généralement le secteur primaire pour des productions à faible valeur ajoutée. La Chine n’a aucun intérêt à investir dans des biens ou productions technologiques à plus forte valeur ajoutée dans ces pays, étant elle-même l’atelier du monde et produisant elle-même ces biens à forte composante technologique. Ce serait se faire soi-même concurrence. Aussi la Chine choisit-elle d’investir en priorité les secteurs qui lui permettent d’accéder à son autosuffisance en ressources naturelles minérales et carbonées ou en denrées agricoles. Cela inclus également les moyens logistiques nécessaires à l’acheminement des produits vers la Chine dans le cadre de la fameuse « route de la soie ».  

2.3. Des investissements en adéquation avec les besoins chinois 

La Chine finance avant tout des projets d’extraction, miniers ou en lien avec l’industrie pétrolière et gazière et plus généralement la production d’énergie, dont le renouvelable (éolien, solaire, photovoltaïque…). Elle concentre ses efforts sur les réseaux ferrés et routiers, mais aussi portuaires et aéroportuaires. Ainsi, elle s’assure une circulation des marchandises plus efficace. Elle investit également massivement dans le tourisme, activité principale à forte valeur ajoutée et génératrice de devises, et enfin, elle profite des atouts régionaux en matière de services, notamment bancaires avec les différentes places offshores disponibles dans les Antilles.

Toutefois, la Chine privilégie ces domaines d’intervention spécifiques sous réserve de répondre si possible à quelques conditions. Ces investissements sous entendent fréquemment pour les États bénéficiaires la non reconnaissance de Taïwan en tant qu’État indépendant, au principe d’« une Nation, un seul système ». Ces préceptes étant établis, la Chine consent à investir dans des projets variés, mais toujours dans une stratégie d’assurance de ses besoins « vitaux », tout en cherchant de plus en plus à améliorer son soft power. 

2.3.1. Aides d’urgence et politique de la « main tendue » 

En premier lieu, et comme nombre de pays du monde, l’intervention est avant tout liée à l’assistance et l’intervention d’urgence. La zone Caraïbe se prête malheureusement particulièrement à cet exercice. La Caraïbe est un espace régulièrement impacté par les risques naturels, qu’ils soient cycloniques, sismiques ou éruptifs. Depuis 2001, 102,9 millions de US$3 ont ainsi été investis par la RPC dans la zone, pour aider les pays et leurs populations soumises aux aléas et aux catastrophes. Les opportunités d’intervention sont nombreuses : Haïti en 2010, Cuba et l’ouragan Sandy en 2012, Erika en Dominique en 2015, Mattew en 2016 aux Bahamas, Irma et Maria, les mégas cyclones de 2017 pour lesquels la Chine a participé à l’aide internationale à hauteur de 35 millions de US$.  

Tableau n°1 : la politique de la main tendue chinoise en quelques chiffres

Type de catastrophes

Date

Dénomination

Lieu

Montants des aides chinoises (US$)

Cyclone

2017

Irma / Maria

Toute la zone Caraïbe

35 000 000

 

2017

 

Bahamas

50 000

     

Cuba

14 000 000

     

Dominique

800 000

     

Sint Maarten

105 275

 

2016

Mattew

Bahamas

50 000

 

2015

Erika

Dominique

500 000

 

2012

Sandy

Cuba

400 000

 

2011

Irene

Bahamas

300 000

 

2008

Gustav

Cuba

300 000

     

Jamaïque

100 000

 

2007

Dean

Dominique

100 000

 

2005

Wilma

Bahamas

50 000

 

2004

Francès

Bahamas

100 000

 

2004

Ivan

Jamaïque

100 000

Coulée de boue / inondation

2017

Mocoa

Colombie

1 000 000

 

2010

 

Colombie

nd

 

2008

 

Colombie

300 000

 

2008

 

Costa Rica

10 000 000

 

2007

 

Costa Rica

20 000 000

 

2005

 

Guyana

100 000

Séismes

2010

 

Haïti

5 200 000

 

2009

 

Costa Rica

100 000

 

2005

 

Dominique

100 000

Épidémies

2016

Zika

Suriname

1 000 000

 

2009

H1N1

Mexique

5 000 000

Source : Aiddata 2023.
Auteur : F. Turbout, MRSH, Université de Caen Normandie, 2023.

 

Ce ne sont là que quelques exemples qui se complètent de la récente épidémie de Covid-19. Alors que les États-Unis affichaient une gestion catastrophique de la crise sanitaire, que les pays de la Caraïbe étaient touchés de plein fouet par les vagues épidémiques, que même les grandes compagnies de croisières renonçaient à affréter leurs navires, et que nombre de passagers de ces derniers étaient bloqués à bord de paquebots cherchant un port d’accueil, la Chine proposait son aide aux états caribéens.

L’intervention d’urgence n’est pas le seul apanage de la Chine, mais cela lui permet de s’assurer les bonnes faveurs des pays aidés et de renforcer sa présence, instaurant une forme de concurrence larvée avec le rival nord-américain.

Figure n°2 : Dominica-China Friendship Hospital

 AgrandirAgrandir

Source : Government of the Commonwealth of Dominica, 2019.

 

Elle intervient ainsi au titre de l’aide d’urgence sur la quasi-totalité des grandes catastrophes dans le monde, et donc dans la Caraïbe qui se prête particulièrement à cet exercice compte tenu de son exposition aux risques majeurs. Cyclones, séismes, glissements de terrain et coulées de boue, épidémies comme celle de la grippe H1N1 au Mexique en 2009 ou celle de Zika au Suriname deviennent des terrains d’expression de la puissance chinoise et renforcent les liens avec les partenaires de l’ALC. L’aide est également matérielle comme en 2007 où la Chine a fait dons d’équipements pour près de 375 000 US$ en Barbade et à Antigua et Barbuda. Quelques années auparavant, elle a déjà financé pour 40 millions de US$, l’hôpital « Chine Friendship Hospital » dans l’île voisine de la Dominique.   

En 2004 et 2008, elle a participé à la modernisation d’un hôpital à Cuba pour un total de 70 millions de US$ et à la construction d’un hôpital psychiatrique à Sainte-Lucie. Ces différents financements ou aides sont consentis aux pays « amis », ceux qui ne reconnaissent pas l’existence de Taïwan, par exemple. Cette politique de la « main tendue » est un moyen efficace pour la diplomatie et le gouvernement chinois de jouer la carte d’une plus grande acceptabilité, de redorer leur image aux yeux de l’Occident. La Chine s’ouvre également un accès privilégié à des ressources énergétiques et alimentaires qui lui sont indispensables aujourd’hui compte tenu de son évolution démographique et économique.  

2.3.2. Énergies carbonées, énergies renouvelables et nouveaux besoins 

Les investissements dans le secteur de l’énergie sont aujourd’hui privilégiés par la Chine. Depuis 2009, le pays aurait ainsi consentit à investir près de 14,66 milliards de US$ dans des projets énergétiques en ALC. L’effort s’est principalement porté dans le financement des énergies renouvelables, dont l’éolien, le solaire et le photovoltaïque. Cette économie verte concerne des projets de grandes envergures courant sur plusieurs années et pour lesquels la Chine joue le rôle de bailleur de fonds. Entre 2009 et 2017, 29 grands projets ont ainsi fait l’objet de prêts ou d’investissements et parmi eux, près de la moitié concernaient le développement de la production d’énergie hydroélectrique, de fermes solaires ou d’éoliennes ou bien encore de centrales biomasse.

En 2017, La Chine a consentit un prêt de 141,5 millions de US$ au gouvernement cubain pour le développement du parc éolien de La Herradura. Elle a déjà financé les deux premières phases de ce projet. En 2016, la Banque de Développement chinoise a accordé un prêt de 150 millions de US$ à Cuba pour le développement de 8 projets de production d’énergie photovoltaïque. Cette même année, elle signe des accords avec Haïti pour le développement de son réseau électrique pour un coût estimé à 1,2 milliards de US$. Ces prêts et investissements ne concernent pas uniquement les énergies renouvelables. En 2014, la banque chinoise de développement a accordé un prêt d’1,5 milliards de US$ aux « Petroleos de Venezuela SA. (PDVSA) » pour constituer son fond de roulement, au moment même où le pays sous la présidence de Nicolás Maduro entrait en récession à la suite de la chute des cours du pétrole, principale rente de l’économie vénézuélienne. Cet afflux de trésorerie ne suffit pas à sauver le géant vénézuélien ; en 2018, PDVSA ne produit que difficilement un million de barils/jour contre 3 millions au début des années 2000, et cette production de 2018 est principalement destinée au marché chinois et russe, ses deux créanciers. La logique de « prêt contre pétrole » trouve dans ce cas précis son illustration.

Concernant les investissements dans les énergies renouvelables, la Chine convoite dans les pays de l’ALC, les ressources servant à développer les technologies adaptées à la production de ces énergies. Les pays possédant des gisements de métaux rares sont particulièrement visés par la diplomatie et le gouvernement chinois. Des métaux tels que le niobium qui sert dans la fabrication de l’acier inoxydable, notamment dans l’industrie nucléaire ou dans l’armement, le molybdène, un acier utilisé dans les alliages pour la fabrication d’électrodes ou de catalyseurs ou bien encore le lithium indispensable aux batteries d’accumulateurs sont particulièrement recherchés. Or dans la zone, se trouvent de nombreux gisements indispensables aux développements des énergies renouvelables, notamment en Amérique du Sud. On peut également évoquer l’alumine et la bauxite de Jamaïque ou bien encore le balsa d’Équateur, nécessaire à la construction des pâles d’éoliennes. L’ALC devient ainsi une zone particulièrement convoitée par les producteurs de technologies et d’énergies renouvelables. La Chine y réalise un tiers de ses exportations extractivistes. 

Le lithium, nouvel or blanc de l’Amérique Latine et de la Caraïbe

Le lithium est un métal, le plus léger existant sur la terre, qui est utilisé dans de multiples secteurs industriels, dont principalement dans la fabrication de batteries d’accumulateurs (batteries de véhicules électriques par exemple, mais aussi téléphone portable…) et de piles électriques. Considéré depuis quelques années comme le futur « or blanc » dans un contexte de développement des énergies renouvelables, il devient un enjeu majeur pour nombre d’États producteurs ou consommateurs de ce précieux métal.

82 % des réserves de lithium se localisent en Australie, dans le « triangle du lithium » en Amérique du Sud et en Chine. Le triangle du lithium situé entre les déserts de sel d’Argentine, de Bolivie et du Chili concentre 53 millions de tonnes de lithium, soit 55 % des réserves mondiales et fait de cette zone le nouvel enjeu économique dans la région. Le développement de l’usage du lithium est tel que les prévisions à l’horizon 2025 tablent sur une demande qui devrait être multipliée par 20. Les prix s’accroissent rapidement, ainsi en 2022, la tonne de carbonate de lithium s’échangeait en Chine à 80 000 euros soit 85 000 US$, contre 12 000 US$ en 2018. Les réserves présentes en Amérique du Sud sont évidemment convoitées par la Chine, qui détient déjà 24 % du capital de la principale entreprise chilienne exploitante des mines de lithium (Sociedad quimica y mineral). Ce nouvel or blanc indispensable au développement des énergies alternatives repositionne l’Amérique du Sud sur le devant de la scène économique et devient un enjeu de développement, particulièrement pour la Bolivie, le Chili et l’Argentine. Plus généralement, c’est toute la Caraïbe qui est aujourd’hui convoitée. 

2.3.3. Assurer l’autosuffisance alimentaire 

Outre l’énergie et toujours dans l’optique d’assurer son autosuffisance, la Chine a investi ou prêté à hauteur de près de 880 millions de US$ depuis 2001, dans le secteur primaire. Il s’agit à la fois de projets visant au développement de l’agriculture (800 millions de prêts à Haïti en 2015) que de transferts de technologies ou d’accompagnement, comme en 2012 en Dominique dans le projet de reconstruction d’un centre d’agriculture moderne ou en 2017 au Suriname dans le « Agricultural Technology Demonstration Center (ATDC) ». Il peut également s’agir d’aide sous forme de subventions pour développer les systèmes d’irrigation comme ce fut le cas en 2009 à Grenade, subventions allouées par le ministère du commerce chinois. 

 

Exemple de projet de coopération sous financements chinois au Suriname

Agrandir

L'ambassadeur de Chine au Suriname Han Jinget, le président surinamien Chandrikapersad Santokhi et le maire de Saramacca
lors du lancement de la construction du centre de coopération à Saramacca en 2021.

 

Un centre de coopération technique agricole porté par le gouvernement du Surinam et financé par des investissements chinois sous forme de dons à hauteur de 10,5 millions de US$. Ce projet est développé dans le district de Saramacca, à Tiger Creek et doit être finalisé dans les trois prochaines années. Cette coopération technique en matière d’agriculture vise à l’introduction et la sélection de nouvelles cultures, de nouvelles techniques s’appuyant sur des méthodes et des formations dispensées aux agriculteurs surinamais.

Ce projet entre pleinement dans les objectifs de la République Populaire de Chine qui cherche non seulement à s’implanter plus fortement dans la zone ALC, et qui utilise pour cela des investissements et des financements d’aide au développement. Le premier Ministre surinamien est d’ailleurs le premier a affirmer que cette opération est un premier pas vers une autosuffisance alimentaire nationale.

"Saramacca est privilégiée d'avoir maintenant ce mode d'agriculture innovant et cet échange d'expertise", a déclaré le maire Sherin Bansi - Durga. L'ambassadeur de Chine a félicité la société surinamaise avec un dicton de son pays : "Si vous avez de la nourriture, ne paniquez pas !".

 

L’ALC représente pour la Chine un grenier de ressources naturelles et notamment agricoles indispensables pour assurer son autosuffisance alimentaire. Si les États de la Caraïbe sont au second plan en matière de production agricole ou se positionnent sur des niches particulières ou sur des productions très spécifiques, il en est tout autrement des États sud-américains. Ce qui intéresse la Chine, c’est avant tout le soja brésilien ou en provenance d’Uruguay et du Paraguay. Cette légumineuse sert de base à l’alimentation du bétail et la Chine en consomme en grande quantité. Ainsi en 2020, les 3/4 de la production brésilienne ont été importées par Pékin ; dans le même temps, et sous le 1er mandat de Jair Bolsonaro, 17 600 km² de forêt amazonienne ont été déforestées, en grande partie pour satisfaire à la culture du soja. L’impact environnemental est donc très loin d’être négligeable, sans compter que cette exploitation extensive et intensive à un impact majeur sur les sociétés indigènes locales.

Dans la zone Caraïbe, le Suriname et Cuba sont les deux pays qui intéressent le plus les investissements chinois. Le sucre, le tabac, le rhum de Cuba et les fruits exotiques sont particulièrement recherchés. La Chine réalise ainsi 1/5ème de ses exportations de denrées agricoles et alimentaires avec l’ALC. 

2.3.4. Assurer le transport et la logistique des productions 

L’autre terrain de jeu favori des banques d’investissements et de prêts chinois est celui du transport et des infrastructures. Les interventions prennent différentes formes mais cherchent avant tout à asseoir la présence chinoise dans la zone où à permettre à la Chine d’assurer efficacement le transit des matières premières et ressources produites dans la Caraïbe. La route de la soie est un atout majeur qui à terme permettra de rendre plus efficient les échanges entre Amérique Centrale et Asie du Sud-Est, mais il faut pour cela la rendre opérationnelle. En 2010, la banque chinoise de développement a ainsi accordé au gouvernement colombien un prêt de 175 millions de US$ pour la construction et l’agrandissement de l’aéroport international El Dorado de Bogotà. En 2017, Cuba a bénéficié d’équipements pour moderniser ses ports et aéroports de la part des banques chinoises pour une valeur totale de 7,2 millions de US$.

Figure n°3 : Aéroport International El Dorado de Bogota (Colombie), 2020.

 Agrandir

Les investissements ou prêts consentis peuvent également concerner le développement d’infrastructures comme ce fut le cas à la Jamaïque pour la construction d’un terminal conteneurs dans le port de Kingston, le tout pour un montant global de 46,5 millions de US$.  

Le port de Kingston en Jamaïque : le nouveau port chinois de la Caraïbe ?

Figure n°4 : Le port de Kingston et le terminal Freeport ltd.
Source : Shipping association of Jamaica.

Agrandir

Le port de Kingston en Jamaïque est depuis plusieurs années, l’un des tout premier port de la zone Caraïbe, un hub du trafic maritime caribéen. Port majeur du trafic fret, notamment du trafic conteneurisé, Kingston entre directement en concurrence avec les leaders de la zone que sont Panama, Colon, Cartagena et San Juan. Sa position centrale, à la croisée des routes maritimes trans-caraïbes lui confère des atouts certains, notamment en matière de transbordement depuis et vers le marché nord-américain et plus généralement vers l’ensemble du continent. En 2019, le port enregistrait ainsi près d’1,6 millions de transit de conteneurs EVP (Equivalent vingt pieds). Comment ne pas, dès lors, attirer toutes les convoitises ? La Chine est implantée dans ce port depuis déjà de nombreuses années. Depuis plus de 10 ans, elle a investie près de 46,5 millions de US$, notamment dans l’installation de portiques de déchargements des conteneurs. Au sein du port jamaïcain, la Chine avait déjà ses entrées. En effet, depuis 2001, China Merchants Port Holding (filiale hongkongaise de China Merchants Group) est associée à la CMA-CGM au travers de la « Terminal Link Joint Venture ». Ce conglomérat déténait en 2019, 13 terminaux dans les plus grands ports de commerce internationaux. En 2019, la CMA-CGM décide de restructurer ses actifs et notamment sa dette, elle décide donc de mettre fin à sa participation dans Terminal Link et cède ses actifs à China Merchants Port Holding sous la forme de 8 terminaux répartis dans les ports mondiaux, dont celui de Kingston Freeport Terminal Limited. Cette nouvelle opportunité permet ainsi à la Chine de détenir via sa société holding, un terminal dans le port de Kingston avec un droit de concession de 30 ans, droit accordé précédemment à la CMA-CGM sous couvert d’investissements portuaires.

Kingston Freeport confirme sa position de tête de pont de la RPC dans la zone et une importante zone de transit vers les marchés nord-américains et le reste de la Caraïbe. 

Le port de Kingston est un point d’ancrage important dans la politique chinoise de mise en place de la route de la soie. Plus généralement, le secteur du transport maritime international est un acteur clé du commerce international. 90 % des biens et marchandises produits empruntent à un moment ou un autre de leur cycle de production-distribution, la voie maritime. Dans la zone caraïbe, l’intérêt des ports de commerce réside notamment dans leurs hinterlands qui peuvent s’étendre sur une large partie du continent américain, tant au Nord qu’au Sud. La Chine, atelier du monde, et cela s’est vu confirmé durant la récente période de pandémie, doit trouver des points d’appui dans cette partie du monde pour pouvoir atteindre les marchés américains, les ports sont ces points d’appui, ces relais, les « perles » du collier que met en place la RPC pour assurer sa route de la soie et le transit des marchandises. Ces ports servent également à consolider les routes maritimes que les compagnies maritimes se partagent à l’échelle des océans du globe et particulièrement pour la compagnie chinoise COSCO, partenaire de la grande alliance maritime « Ocean Alliance ». 

Dans cette perspective, la Chine par le biais d’une société chinoise basée à Hong-Kong a participé aux travaux de construction et aux financements du plus grand port actuel de la Caraïbe, Gran Bahama Freeport container port. Ce port aux dimensions très importantes pour un port insulaire, et qui intègre d’ores et déjà des possibilités d’agrandissement, peut accueillir 9 navires post-panamax en même temps. Il est aujourd’hui géré par le 1er opérateur portuaire mondial, basé également à Hong-Kong, Hutchinson Port Holdings, filiale de l’une des toutes premières entreprises mondiales. De fait, la Chine et ses compagnies maritimes sont donc bien positionnées sur l’échiquier maritime caribéen.

Les investissements dans le domaine des transports et infrastructures concernent également les travaux routiers, la rénovation des réseaux et la construction d’ouvrages d’art comme des ponts, des autoroutes, des infrastructures aéroportuaires. Assurer la fluidité du transport des marchandises, en profiter pour prendre appui dans quelques points stratégiques du globe tout en satisfaisant les besoins des nouveaux partenaires est une garantie pour sécuriser les approvisionnements, enjeu majeur de la politique chinoise. Cependant cela ne suffit pas pour asseoir son influence dans une zone géopolitiquement sous emprise américaine depuis de nombreuses décennies. La Chine l’a bien compris et mise donc sur le développement des secteurs touchant directement les populations tels que l’éducation, le logement ou les loisirs. 

2.3.5. Agir pour le bien être, l’éducation et la culture 

Dans ces différents domaines, l’implication de la Chine se traduit par le financement d’écoles, de programmes éducatifs, de matériels, de programmes de coopération technique ou d’aide à la construction ou rénovation de grands équipements structurants. En 2012, sur la petite île de Grenade, par exemple, la Chine accorda via son ministère du commerce, une subvention de 55 millions pour le projet de rénovation du « National Athletic and Football Stadium ».

Figure n°5 : Le nouveau stade à Grenade

 Agrandir

Source : Twitter, 2016.

 

Les exemples de ce type sont nombreux, on peut encore citer le don de 50 000 $ de l’ambassade de Chine à Barbade en 2015 au Musée et à la Société d’Histoire de Bridgetown. Les dons concernent également la fourniture de biens et d’équipements comme en 2017 à Haïti avec un don de 30 000 $ au ministère de la Jeunesse et des Sports. Les dons sont parfois beaucoup plus importants : en 2016, le gouvernement chinois fit un don de 15 millions de US$ au Suriname pour le financement de projets en lien avec la construction de logements pour personnes à faibles revenus.

Dans le domaine de l’éducation, outre le financement d’écoles, de programmes ou de bourses d’études, la Chine développe un réseau qui lui est propre, celui des Instituts Confucius. A l’heure actuelle, l’ALC compte pas moins de 25 Instituts Confucius auxquels on peut ajouter plus d’une vingtaine d’autres instituts répartis dans le reste du continent sud-américain, comme au Brésil par exemple qui accueille à lui seul 10 instituts. 

2.3.6. Moderniser et assurer la route de la soie numérique 

Dans l’optique de développer et d’assurer la route de la soie, la Chine participe activement à la modernisation des infrastructures de communication et plus largement à la modernisation de l’ALC aux nouvelles technologies ; il s’agit avant tout de développer les réseaux pour permettre la diffusion du téléphone portable ou de la télévision digitale. En dehors des financements d’infrastructures en dur, la Chine accorde à ses partenaires latino-américains et caribéens des crédits à l’équipement. À Cuba en 2001, elle avait ainsi accordé 150 millions de US$ de crédit à l’export pour l’acquisition d’un million de téléviseurs chinois.

La Chine accompagne également ses entreprises dans la conquête de ces nouveaux marchés, comme ce fut le cas en 2012 pour Huawei au Costa Rica où le gouvernement de Pékin octroya un crédit de presque 90 millions de US$ pour que l’entreprise chinoise puisse développer ses exportations. Elle procéda de la même façon en 2009 à Mexico, toujours pour l’entreprise Huawei, en prêtant un million de US$ à l’entreprise America Movil afin qu’elle développe l’infrastructure de télécommunication locale et qu’elle acquiert les équipements et les services Huawei.  

Figure n°6 : Les investissements de la Chine en Amérique Latine et dans la Caraïbe depuis 2001.Agrandir
Auteur : F. Turbout, MRSH, Université de Caen Normandie, 2023.

 

La lecture de ces quelques graphiques illustre la politique chinoise dans la zone : ce sont avant tout les prêts qui constituent la majorité des financements, avec près de 91,8 % des investissements dans la zone. Les dons sont avant tout tournés vers l'aide d'urgence, à la suite des nombreuses catastrophes naturelles que connaît la région, mais également en matière de santé, d'accès aux besoins essentiels et vitaux, comme l'eau par exemple. De nombreux dons concernent également l'équipement des infrastructures, notamment dans l'enseignement, ou l'allocation de bourses d'études. Il est important de noter que la part dédiée à la remise de dette prend de l'ampleur, les négociations sont aujourd'hui nombreuses entre Etats surendettés de la zone et Pékin. Enfin, les crédits à l'exportation et aux fournisseurs représentent près de 3,5 % des IDE chinois et sont une assurance d'accès et d'échanges avec les marchés latino-américains et caribéens.

La répartition des investissements par grands secteurs d'activité fait ressortir le poids important du secteur qualifié de "divers", un fourre-tout ou sont répertoriés les projets qui font concernent plusieurs secteurs d'activité en même temps, comme par exemple le prêt de 2,2 milliards de dollars accordé par la Banque de Développement Chinoise en 2016, pour une usine de déshydratation et de dessalement et l'expansion de l'usine d'une usine de traitement  à Anzoátegui au Venezuela. Au delà de ces investissements vers des activités multisectorielles, les financements de projets concernant l'industrie et les mines ou bien encore l'énergie sont majoritaires ; ils représentent près de 18,7 % des investissements chinois dans la zone. Viennent ensuite les transports et la logistique et les infrastructures diverses avec plus de 8 % des financements accordés. On le voit ainsi nettement, la Chine cherche au travers de ces investissements à conforter ses approvisionements en matières premières tout en assurant sa future route de la soie.

2.4. Des partenaires privilégiés dans la Caraïbes 

Au fil des ans, des négociations, des investissements de toute nature dans des projets d’envergure différente, la Chine, nous l’avons vu, s’est imposée comme un partenaire incontournable de l’économie caribéenne. Cette situation n’est pas une nouveauté, en revanche, ce qui en est une, c’est l’ampleur du phénomène et son accentuation depuis quelques années. Il n’en demeure pas moins que certains pays dans la zone sont des partenaires privilégiés des échanges avec la Chine. On pense évidemment à Cuba, mais il n’est pas le seul, la République dominicaine est depuis quelques années, un partenaire choyé par Pékin. Plus généralement, ce sont les pays membres du CARICOM qui sont privilégiés dans les échanges et les investissements chinois, notamment vers ceux qui détiennent des ressources naturelles importantes et intéressant la Chine, comme le Guyana ou le Suriname. 

2.4.1. Cuba, le partenaire historique de la Chine dans la Caraïbe 

Depuis les années 1960, Cuba est le principal partenaire de la Chine dans la zone. Politiquement, l’histoire des relations diplomatiques entre la Chine et Cuba est faite de hauts et de bas, au gré de l’histoire du bloc soviétique, de la révolution castriste, de la reconnaissance dès sa création de la République de Chine (Taïwan). Implantée depuis le début du XXe siècle dans l’île, la communauté chinoise a su se fondre dans la population locale, se mêler à elle, créant ainsi une forme d’hybridation culturelle et permettant de renforcer les liens et les échanges. Économiquement, la relation est plus récente. Elle date du début des années 1980 et correspond à la période d’ouverture de la Chine au reste du monde. Dès lors, les relations se sont renforcées, s’appuyant sur diverses commissions dont la mission visait à asseoir sur le long terme des relations économiques et commerciales bilatérales.Cela s’est accompagné de grands programmes d’investissement dans les domaines de l’énergie, des transports, de l’agriculture. Ces efforts se sont accompagnés de coopérations techniques et scientifiques dans les biotechnologies par exemple, ou bien encore dans les nanotechnologies. Aujourd’hui Cuba est le premier partenaire commercial de la Chine dans l’ALC. Cuba exporte ses ressources, comme le nickel (environ 10 000 tonnes par an), mais aussi du sucre, du tabac, des fruits de mer, du rhum...et des productions à plus forte valeur ajoutée comme les médicaments et vaccins. En 2000, le montant de ces échanges atteignaient 553 millions de US$, en 2012, ils atteignaient 1,6 milliard, et un peu plus d’1 milliard aujourd’hui, après la pandémie de Covid-19. Cuba s’impose ainsi comme le partenaire de la Chine dans l’ALC et à ce titre, l’île tient une place de choix dans le projet de route numérique de la soie. Ainsi, un accord a été signé en ce sens en 2021 entre le président de la China’s National Development and Reform Commission et le premier ministre cubain. Au delà de cet accord, les efforts porteront également sur la question énergétique avec des perspectives d’investissement dans les énergies renouvelables, éoliennes et photovoltaïque, comme cela a déjà été le cas en 2016. Pour illustrer cette coopération financière, on peut citer le projet de centrale bio-électrique de Ciro Redondo qui, après de nombreuses difficultés, produit ses premiers résultats positifs depuis janvier 2023, résultats qui restent à consolider sur le long terme. Cet exemple vient s’ajouter aux 11 joint-ventures signés en 2019 entre des entreprises cubaines et chinoises dans les domaines pharmaceutique, agricole ou touristique. 

2.4.2. La République dominicaine, nouveau partenaire 

La République dominicaine s’est positionnée depuis ces dernières années comme le second plus important partenaire économique de la Chine dans la Caraïbe. Ce pays représente un atout pour la Chine car la République dominicaine est particulièrement bien intégrée dans l’espace caribéen. Le pays entretient de nombreuses relations diplomatiques et économiques avec ses voisins des Grandes et Petites Antilles. Proche des États-Unis, lesquels ont accueilli depuis plusieurs décennies une importante diaspora dominicaine, espace touristique majeur pour les Américains depuis la fin de la dictature de Trujillo, l’île est un relais important pour la Chine. La République dominicaine a renoncé à reconnaître Taïwan depuis 2018 et des accords de coopération ont été signés dans les domaines des ressources minières et pétrolières, dans l’industrie textile, dans les réseaux électriques et dans le tourisme, activité fer de lance de la République dominicaine avec le partenaire chinois. C’est une façon pour le pays de s’émanciper du voisin américain, trop pesant et très présent.  

Longtemps, la Chine s’est appuyée sur ses ressortissants présents dans les différents pays du monde pour développer des réseaux de connaissances et d’influence lui permettant d’étendre sa position à l’international. Se faisant, elle a construit patiemment une toile d’araignée avec des points relais répartis sur chaque continent. La Caraïbe est un de ces espaces dont Cuba et la République dominicaine sont les points relais, et ceci dans l’arrière-cours même des États-Unis. En jouant dans la même aire d’influence, la Chine s’expose aux représailles américaines. Inversement, les États-Unis se voient remettre en cause leur rôle et leur influence auprès de partenaires historiques. La Chine a l’avantage de ne pas avoir de passé colonial ou tout du moins hégémonique avec les pays de la zone caraïbe. Cet aspect des choses est un point important de la stratégie chinoise, la page est vierge et n’est pas entachée par des formes de contrôle imposées par une super puissance sur des États fragiles tant politiquement qu’économiquement.

La Caraïbe, habituellement chasse gardée des États-Unis tourne de plus en plus le dos à son envahissant voisin et se projette vers l’Est et la Chine. Les efforts diplomatiques portés par cette dernière commence à porter leurs fruits dans la Caraïbe, comme dans d’autres théâtres de conflits. Cette « Mare Nostrum » américaine, cette « Méditerranée américaine » deviendra t-elle d’ici quelques années une nouvelle «  Méditerranée chinoise » ? C’est là tout l’enjeu de cette région du monde.  

Figure n°7 : Les investissements chinois au regard de la population locale, 2023.

Agrandir

Auteur : F. Turbout, MRSH, Université de Caen Normandie, 2023.

3. Dépendance économico-financière : vers un appauvrissement de la Caraïbe ? 

La présence chinoise en ALC marque l’entrée d’un concurrent de taille sur les marchés locaux. Les petits États caribéens insulaires ne font pas le poids face au géant chinois, mais ils se satisfont des contreparties que sont les investissements et prêts, lesquels leurs sont difficiles d’accès sur la sphère financière internationale. Cette concurrence bien réelle masque d’autres formes d’appauvrissement et de dépendance qui à terme risquent d’handicaper ces économies déjà fragiles. 

3.1. Des dettes en négociation 

La présence chinoise dans la Caraïbe s’est indéniablement renforcée ces dernières années. Les investissements, les prêts et dons accordés par Pékin ont bénéficié aux différents pays et dans des secteurs d’activité qui couvrent non seulement les besoins des états mais également les attentes de la Chine en matière d’approvisionnement en ressources, cependant la question de la dépendance se pose de plus en plus, c’est là le revers de la médaille.

Les pays engagés par ces prêts se trouvent endettés pour de nombreuses années et le moindre accident ou imprévu peut remettre en cause leurs capacités de recouvrement de leur dette. La récente pandémie et la récession que connaissent les économies mondialisées aujourd’hui sont de ces aléas qui mettent en difficultés les débiteurs et fragilisent un peu plus leurs économies nationales. En contractant des emprunts avec la Chine, les pays de l’ALC s’engagent sur des remboursements à long terme, sur des marchés quasi d’exclusivité (livraison de soja, de nickel, de fruits tropicaux, de crustacés…) pour des produits qui restent à faible valeur ajoutée mais parfois considérées comme stratégiques pour le pays ; on pense ainsi au pétrole vénézuélien, à la bauxite de Trinidad ou au cuivre cubain, les exemples sont nombreux. Il se crée pour le pays une forme de dépendance vis-à-vis d’un pays qui est à la fois le client et le banquier. Les balances commerciales sont souvent déficitaires avec le client chinois, comme l’illustre le cas du Mexique (cf. 1). Certains pays depuis la crise de 2018 et le ralentissement de l’économie mondiale, se voit ainsi dans l’obligation de renégocier leurs dettes, voire de suspendre leurs remboursements. C’est le cas de l’Équateur qui a entamé de nouvelles négociations avec les banques chinoises en ce sens après avoir bénéficié d’une suspension de la dette jusqu’en 2021.

Au total, l’Équateur est parvenu à restructurer ses prêts pour un montant total de 3,2 milliards de USD et à accepter de prolonger le délai de livraison de pétrole dans le cadre des accords « loan for oil ». L’Argentine et le Suriname sont également en cours de négociation pour obtenir un délai de remboursement et dans le cas du Suriname, la question est d’importance car le taux d’endettement auprès du créancier chinois atteint déjà 18 % du PIB, soit le taux le plus important de toute la zone Amérique Latine et Caraïbe.

La tutelle vis-à-vis du banquier chinois n’est plus à démontrer et impacte des économies sensibles à la situation géopolitique internationale et déjà fortement fragilisées.  

3.2. Un appauvrissement en devenir ? 

Au delà de cette question cruciale du creusement de la dette se pose la question de l’accaparement des ressources et de la mono-production. En s’engageant à développer des échanges avec le géant chinois, les pays se concentrent sur des productions bien spécifiques, comme ce fut le cas à l’époque de l ‘économie sucrière avec la canne à sucre, et pour lesquelles ils détiennent des avantages sur le marché mondial en matière de production. La tentation est alors grande pour ces pays se spécialiser encore un peu plus dans ces productions dont ils sont assurés de trouver un acheteur : la Chine. Se développe alors, notamment dans le domaine agricole, des cultures mono production sur de grandes portions de leurs territoires, quitte à détruire pour satisfaire les besoins de son client, des espaces naturels indispensables au fonctionnement des écosystèmes. En déforestant massivement la forêt amazonienne, le Brésil et les pays alentours dégagent des terres supplémentaires pour produire un soja particulièrement convoité par l’agriculture chinoise. Cette pratique expose les pays plus fortement encore aux aléas des marchés internationaux, accroissent leurs dépendances vis-à-vis du client chinois et impactent durablement les écosystèmes. Ce phénomène observé en Afrique, appelé « land grabbing » est une forme d’appauvrissement à moyen et long terme des ressources et des terres de ces économies fragiles. Au delà même de la dégradation des ressources et de la biodiversité locales, c’est une exposition accentuée au risque d’effondrement des économies qui se dessine. On l’a bien vu dans la Caraïbe, lorsque les États-Unis ont réduit leurs achats de pétrole vénézuélien quasi mono-activité du pays, et que l’économie s’est effondrée parce qu’elle était basée presque exclusivement sur le pétrodollar, le pays est aujourd’hui exsangue et personne ne sait s’il s’en relèvera un jour prochain. Quant aux écosystèmes, le chemin en arrière est impossible, ce qui est détruit l’est définitivement et pour longtemps.

Ces conséquences négatives sont à considérer dès aujourd’hui par les gouvernements dans les accords et engagements qui sont signés avec le géant chinois.  

3.3. La Caraïbe, un nouvel eldorado pour la Chine ? 

La vigilance est de mise dans les choix de productions et leurs impacts environnementaux et économiques, pourtant de nouvelles opportunités pourraient faire pencher la balance en faveur de certains pays fortement endettés. C’est le cas de l’Équateur par exemple, dont les ressources en lithium sont particulièrement convoitées par la Chine pour permettre le développement des énergies renouvelables et des composants nécessaires à la fabrication des batteries. Les récents besoins en matières premières pour alimenter le marché des énergies renouvelables chinoises relancent les potentialités d’investissements dans la zone, alors même que ces financements avaient eu tendance à s’essouffler depuis quelques années. Depuis 2019, l’intervention chinoise avait tendance à diminuer mais pour la première fois depuis cette date, de nouveaux accords ont été signés en 2022. Ces contrats par le biais de fusion-acquisition concernent essentiellement la logistique, l’amélioration des chaînes d’approvisionnement et les ressources en minéraux pour le développement des énergies renouvelables. Seuls trois prêts ont été accordés en 2022 pour des infrastructures routières et commerciales : à Barbade, un prêt de 121 millions de USD de la part de la banque chinoise d’import-export a été accordé pour une durée de 20 ans pour la réhabilitation de la route du District d’Ecosse. Au Guyana, la seconde phase du projet de route de la côte Est intégrant le développement d’activités commerciales a bénéficié d’un prêt de 192 millions de USD. Enfin, dans ce même pays, 172 millions de USD ont été accordé par la Banque de Chine pour couvrir les coûts de construction du pont sur la rivière Demerara. Ces projets relancent la présence chinoise et les IDE dans la zone. Il y a fort à parier que les prochains investissements ou les fusions-acquisitions concerneront l’extraction des ressources naturelles et notamment celle des minéraux et terres rares tant convoités par les entreprises de haute technologie. L’ALC devient ainsi un nouvel eldorado pour les firmes du monde entier, la Chine est d’ores et déjà bien positionnée.  

3.4. L’ALC, nouveau théâtre de rivalités sino-étasuniennes ? 

Opportunisme ou calcul planifié, l’expansion de l’influence et de la présence chinoise dans la zone est une réalité tangible. Dès le début des années 2000, la politique étrangère chinoise a misé sur une ascension pacifiste et en a terminé avec les discours agressifs de la guerre froide. Cette démarche diplomatique digne d’un grand pays lui a permis de conquérir de nouveaux marchés et de mettre en place son grand projet de route de la soie. L’ALC ne pouvait échapper à cette ascension chinoise, même si elle est la chasse gardée du voisin nord-américain. Sans passif historique dans la zone, la Chine a su développer une image positive alors même que les États-Unis se désintéressaient de ce bassin caribéen synonyme avant tout de loisirs pour nombre d’américains. Ces petites entités insulaires « insignifiantes », ces états isthmiques gangrenés par les trafics et les gangs, ces gouvernements changeant et se divisant sans cesse ne gênaient pas les intérêts américains à défaut de les servir. Les centres d’intérêts des États-Unis étaient ailleurs. Tous les voyants étaient donc au vert pour que la Chine entre dans cette zone caribéenne et y étende son influence.

En 2015 a lieu le premier forum de la CEPALC et la Chine annonce alors qu’elle va investir dans la zone quelques 500 milliards de USD d’ici 2025. Trois ans plus tard, en 2018, elle annonce à ce même forum, vouloir poursuivre ses actions dans les domaines de l’industrie, des infrastructures et du développement durable. Ce qui frappe les esprits, ce ne sont pas tant les annonces que le fait que la Chine soit un invité d’honneur de ce forum. Elle est devenue en une quinzaine d’années, un partenaire incontournable de l’ALC.  

Endettement croissant, concurrence accrue, prélèvements massifs des ressources naturelles, marchés préférentiels sont les principaux marqueurs de cette présence chinoise en ALC et l’on peut s’interroger sur le devenir et le maintien à l’équilibre de telles modalités de fonctionnement, surtout face à des crises à répétition qui rebattent les cartes géopolitiques internationales. Les équilibres sont fragiles en ALC, les récentes élections en sont une illustration. Contre toute attente, ils le sont autant en RPC même si le gouvernement cherche à afficher une image lisse et sans faille ; les récents soulèvements populaires face aux modalités de confinement draconiennes, les craintes concernant l’explosion de la bulle immobilière, les aspirations de plus en plus nombreuses de la population à atteindre un niveau de vie plus élevé sont autant de signes de possibles remises en cause des équilibres existants. Pour lors, tout est sous contrôle, le gouvernement chinois s’en assure.

Dans l’ALC, ces équilibres politiques et économiques sont précaires. Chaque nouvelle élection est l’objet de toutes les attentions, de nouveaux leaders voient le jour et peuvent disparaître demain, les alternances politiques remettent en cause les équilibres passés et les alliances existantes ou potentielles. Mais la présence chinoise est bien réelle, elle a fortement progressé depuis ces dix dernières années encouragée par les gouvernements en place. Les États-Unis occupés sur d’autres terrains et perdant de leur influence ont laissé le champ libre à Pékin. Rien ne semble pouvoir aujourd’hui arrêter cette progression et l’influence chinoise en Amérique Latine et dans la Caraïbe.  

 

1Constant, Fred. (2021) La Chine dans les Caraïbes : enjeux géopolitiques et leviers d’influence. Études caribéennes. DOI: 10.4000/etudescaribeennes.21038

2Quenan Carlos. (2019) La présence croissante de la Chine dans la Caraïbe : le cas de la République dominicaine”, Études caribéennes. DOI: 10.4000/etudescaribeennes.15892

3Sources : base de données Aiddata, 2023, https://www.aiddata.org/

iCEPALC : Commission Économique pour l’Amérique Latine et la Caraïbe - Economic Commission for Latin America (ECLA) - Comisión Económica para América Latina (CEPAL). La commission a été instituée par la résolution 106 (VI) du Conseil économique et social du 25 février 1948. Elle prit ses fonctions la même année. En 1984, elle adoptera le nom de « Commission Économique pour l’Amérique Latine et la Caraïbe. La CEPALC est l'une des cinq commissions régionales des Nations unies et a son siège à Santiago du Chili. Elle a été fondée pour contribuer au développement économique de l'Amérique latine, coordonner les actions visant à promouvoir et renforcer les relations économiques des pays entre eux et avec les autres nations du monde. Par la suite, ses travaux ont été étendus aux pays des Caraïbes et l'objectif de promotion du développement social a été intégré.

iiBM : Banque Mondiale

iiiBID : Banque Interaméricaine de Développement – IDB : Inter-American Development Bank – BID : Banco Interamericano de Desarrollo. À l’initiative du Président brésilien Juscelino Kubitschek en 1958, elle fut approuvée par l’OEA (Organisation des Etats d’Amérique) et fut officiellement créée en 1959. Elle s’est donnée pour objectif de financer des projets de développement économique, social et institutionnel tout en promouvant l'intégration commerciale au niveau régional en Amérique latine et dans la Caraïbe. Son siège est à Washington (États-Unis).

ivCAF : Banque de développement d’Amérique Latine, (Banco de Desarrollo de America Latina) anciennement Société andine de développement (Corporación Andina de Fomento), a été créée en 1970 et regroupe 18 pays latino-américains. Son siège est à Caracas (Venezuela). 

vBSI Economics : Think Tank spécialisé dans l’économie et la finance, créée en 2012 à Paris.

Auteur : Frederique Turbout

Haut