MOBILITÉS ET MIGRATIONS
 
L’ "anti-haïtianisme" en République Dominicaine ?

1. Des rapports compliqués entre les deux pays

Il est important de rappeler que les rapports conflictuels entre ces deux États existent depuis le début du XVIIIe siècle. En 1789, la Révolution Française et, notamment les revendications abolitionnistes, trouve une résonance particulière dans les colonies caribéennes. En 1791, une révolte d’esclaves éclate dans la partie Ouest de l’île. Celle-ci aboutit, en 1804, à la première prise d’indépendance d’une colonie et à la création du premier État « noir » connu sous le nom Taïno de « Ayiti» (qui signifie « les montagnes dans la mer » en Taïno). En 1822, ce petit pays décide d’annexer l’ensemble de l’île. Débute alors vingt-deux ans d’occupation haïtienne dans la partie Est de l’Hispaniola. Ce moment de l’histoire est perçu comme une nouvelle colonisation et, aujourd'hui encore, comme un véritable traumatisme par la population dominicaine. C’est d’ailleurs en voulant combattre le peuple haïtien, que les Dominicains décident de prendre les armes pour obtenir leur indépendance. Ils obtiennent gain de cause, en 1844, lorsque est proclamée « La Primera República ». Ainsi, les indépendances ont fait éclore des sentiments nationalistes qui en République Dominicaine se manifestent à travers la volonté de s’opposer à l’ « autre ». C’est à ce moment que se cristallise l’apparition de deux identités distinctes sur l’île. Émerge alors l’idée selon laquelle les Haïtiens seraient des descendants d’Africains « noirs », contrairement aux Dominicains qui, eux, seraient des descendants d’Espagnols « blancs », c’est le début de ce qu’on l’on appellera l’ « anti-haïtianisme ». Notons que cette représentation de la couleur de la peau est étroitement liée aux intériorisations des discours coloniaux et au principe de la « pureté du sang ».

2. Des « frères ennemis »

Pour comprendre « l’anti-haïtianisme » dominicain, il est également essentiel de rendre compte de l’impact de la dictature de Trujillo.

En 1930, Rafael Trujillo (1891-1961) arrive au pouvoir en République Dominicaine de manière non démocratique, et impose « El Partido Dominicano » comme Parti unique. Débute alors trente et une années de dictature anticommuniste et conservatrice (1930 - 1961). Considéré comme l’un des régimes les plus répressifs d’Amérique Latine, celui-ci compte 50 000 victimes et d’innombrables violations des Droits de l’Homme.

Animé par un profond sentiment de supériorité vis-à-vis du peuple haïtien, ce dernier souhaite construire une identité nationale dominicaine à son image. L’exaltation du nationalisme enclenchée par Trujillo est alors un processus pour construire une identité nationale forte. Cela se traduit par le dénigrement de l’ « autre » avec comme instrument fétiche la promotion de l’ « anti-haitianisme ». Il mène une politique profondément xénophobe à l’égard du peuple haïtien, et ce jusqu’à commettre l’irréparable. En effet, la situation va dégénérer en octobre 1937, lorsque les soldats dominicains reçoivent l’ordre du dictateur Trujillo de tuer tous les Haïtiens présents dans la région frontalière de la « linea Noreste ». Ce génocide est nommé le « Massacre du persil », en raison de l'invraisemblable « procédure » à laquelle ont eu recours les soldats dominicains.

Pour connaître l’origine de leur victime, les soldats demandaient de prononcer le mot « perejil » (persil en espagnol). De part, la présence de la lettre R et de la lettre J, ce mot est particulièrement difficile à prononcer pour une personne qui n'a pas appris l'espagnol comme langue maternelle. Aussi, lorsque leur prononciation était mauvaise, les soldats dominicains tuaient automatiquement leur victime. Ainsi, entre le 2 et le 8 octobre 1937, plus de 15 000 Haïtiens ont été assassinés (ce chiffre est très incertain et oscille entre 5 000 à 20 000 morts en fonction de la source) le plus souvent à coups de machette. La justification de ce massacre, selon le régime de Trujillo, est le besoin d’avoir recours à un « nettoyage ethnique » pour « redominicaniser » la frontière qui était, selon le dictateur, menacée - entre autres choses - par l’infiltration du vaudou, perçu comme une religion « satanique ».

Dénoncée en tant que génocide par l’ONU, cette période de l'histoire ne sera jamais reconnue en tant que telle par la République Dominicaine qui refusera de reconnaître sa responsabilité dans les faits. Cependant, sous la pression du président haïtien Sténio Vincent (en fonction de 1930 à 1941) et du président américain Franklin D. Roosevelt (en fonction de 1933 à 1945), la République Dominicaine fut condamnée, en janvier 1938, à verser une « compensation » à hauteur de 750 000 $ (soit environ 37,5 $ par victime si l’on considère qu’il y en a eu 20 000). Mais, malheureusement, la République Dominicaine n’en versera qu’une partie (525 000 $)1.

Notons également que l’absence d’une commission de vérité en République Dominicaine concernant la dictature de Trujillo est une enclave majeure à la véracité historique ainsi qu’à la mémoire de la dictature qui pourrait permettre de rendre justice à toutes les victimes du régime dictatorial, qu’ils soient haïtiens ou dominicains. De plus, cela encourage un négationnisme historique présent des deux côtés de l’île, qui entrave la clarification de la situation et embourbe toujours plus les relations des deux pays. Cet événement marquant de l’histoire cristallise une aversion mutuelle entre les deux pays, qui les pousse à se distinguer davantage encore. Jean-Marie Théodat (ancien maître de conférence à l’Université de la Sorbonne et membre de l’association Haïti Futur), parle même d’une « double insularité » pour exprimer la divergence qui s’effectue alors entre les deux pays.

Ainsi, ces événements marquants de l’histoire - à savoir l’occupation haïtienne et le « Massacre du Persil » - font partie des éléments de la longue liste d’épisodes ayant contribué à consolider une animosité réciproque entre les deux pays, qui se renvoient perpétuellement la balle de la culpabilité. Ils ne parviennent pas à enterrer la hache de guerre. Les cicatrices de l’histoire constituent une plaie encore ouverte, qui ne cesse de se manifester à l’époque contemporaine.

3. Le retour en force de l’ « anti-haïtianisme » au XXIe siècle

En République Dominicaine, ces cicatrices se manifestent constamment à travers le thème de l’immigration haïtienne. En effet, ce sujet devient omniprésent et le climat est alors, particulièrement propice à l’essor de manifestation ultranationaliste.

En effet, la crise migratoire constitue un véritable terreau pour les partis d’extrême droite qui propagent alors la rumeur selon laquelle les Haïtiens seraient en train d’envahir pacifiquement la République Dominicaine dans le but de mener à bien une opération secrète. Celle-ci aurait comme finalité la fusion des deux pays et serait appuyée par les États-Unis, le Canada et parfois même l’Europe. Cette peur de « l’invasion pacifique » est à mettre en relation avec l’émigration des Dominicains -principalement vers les États-Unis et l’Europe2 car la préoccupation est alors que la population dominicaine soit remplacée par la population haïtienne sur son territoire. De plus, la manipulation de l’information médiatique fait des Haïtiens de véritables boucs émissaires coupables de tous les maux, ce qui arrange bien les affaires des partis d’extrême droite qui utilisent ce discours comme élément unificateur afin de raviver les sentiments nationalistes.

Ces éléments ont comme conséquence, une déferlante de haine à l’égard du peuple haïtien allant parfois jusqu’au meurtre. Dans la mesure où le nationalisme exalte les frontières, l’exclusion sociale dont sont victimes les Haïtiens se transforme en une exclusion spatiale à la frontière. On assiste alors à une intense militarisation de la frontière dominicaine. Celle-ci est le résultat d’un imaginaire collectif où la nation, ici dominicaine, serait en danger face à l’invasion d’un peuple considéré comme « satanique ». La présence de militaires à la frontière permet de rassurer le peuple dominicain, mais le conforte aussi dans l’idée qu’il y a un réel danger. La corrélation des événements provoque alors une situation désastreuse. La frontière étant dirigée unilatéralement par les autorités dominicaines3 , les Haïtiens sont traités comme des nuisibles. Les rackets organisés pullulent, les histoires de maltraitance sont innombrables, les trafics sont de tous genres (humains, drogues, armes, prostitution), les vendettas et les violations des Droits de l’Homme sont devenues monnaies courantes. La violence est désormais une norme de la culture frontalière haïtiano-dominicaine.

Cela dit, il est crucial d’établir une différence entre ce qui relève d’une inquiétude face à une situation de « crise migratoire » et, ce qui relève d’un comportement « anti-haïtien ». OUI, l’ « anti-haitianisme » existe en République Dominicaine, c’est indéniable. Il se définit à travers un comportement raciste, ségrégationniste, xénophobe et à travers un sentiment de supériorité vis-à-vis du peuple haïtien. Ce comportement peut s’observer dans toutes les classes de la société (aussi bien parmi les plus grands chefs d'entreprises du pays que dans les barrios), car le thème de l'immigration haïtienne divise profondément la société dominicaine. Bien qu’il y ait un déni et un négationnisme important de ce phénomène en République Dominicaine, il faut reconnaître son existence jusqu’à ce jour.

Cependant, et contrairement à ce qui a pu être relayé dans les articles diffusés sur la scène internationale, cela ne représente pas l’ensemble de la population dominicaine. En effet, la majorité des dominicains ne sont pas racistes envers les Haïtiens (et cela dans toutes les classes de la société), mais témoigne d’une inquiétude vis-à-vis de la « crise migratoire »4. En effet, les rancœurs historiques, la peur du Vaudou, les informations reléguées dans les médias dominicains, le manque d’action du gouvernement haïtien, les rumeurs « d’invasion pacifique » sont autant d’éléments qui engendrent une anxiété chez le peuple dominicain. Or, cela ne signifie pas que ce dernier n’est pas solidaire vis-à-vis de son voisin, bien au contraire, les mouvements de solidarité sont innombrables et les exemples de cohabitations heureuses sont multiples (relations amicales, amoureuses, professionnelles).

Aussi, il est important de se rendre compte du fait que le manque de reconnaissance de ces éléments, voire l’omission de certains faits - comme par exemple le fait que les mesures mises en place par le gouvernement et par le peuple dominicain au moment du séisme de 2010 à Haïti n’ont quasiment pas été mentionnées dans les médias de la scène internationale, contrairement à l’action des grandes puissances de ce monde - perçus comme un traumatisme par le peuple dominicain qui ne comprend pas pourquoi la Communauté Internationale (CI) condamne tout le monde au même titre en leur conférant une réputation de raciste. Cela crée un sentiment d’injustice auprès de la population dominicaine et contribue d’une certaine manière à décourager et freiner les manifestations de solidarité entre les deux peuples. Il convient de faire appel à la prudence, car la réalité est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît et, bien que cela parte le plus souvent d’une bonne intention, généraliser la situation en condamnant tout un peuple est plus porteur de discorde que d’harmonie.

 

1. Cf. liste chronologique des massacres commis à Haïti au XXe siècle, publié sur le site : Violence de masse et Résistance. Adresse URL : https:// www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance) et la corruption du gouvernement de la République d’Haïti achèvera d’asseoir l’injustice en constituant une véritable barrière à la redistribution de ces indemnités (chiffres controversés mais a priori seulement 2 centimes auraient été versés aux survivants du génocide).« Massacre des Haïtiens de 1937 ». Adresse URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_des_Ha%C3%AFtiens_de_1937).

2. D'après une enquête du MEPyD (Ministère de l’économie, de la planification et du développement) de la République Dominicaine, près de deux millions de dominicains ont migré en dehors du pays. Source : Encuesta Nacional de Inmigrantes en la Republica Dominicana, ENI-2017).

3. Haïti a dissous son armée en 1995. Cela dit, depuis 2018, le gouvernement haïtien a relancé la formation de quelques centaines de soldats dans le but de reconstituer une armée prochainement.

4. L’emploi de l’expression « crise migratoire » était totalement légitime lors du séisme de 2010, mais est aujourd’hui remise en question. En effet, de nombreux chercheurs (comme Bridget Wooding) mettent en lumière le fait que l’expression « crise migratoire » est employé dans les médias dominicains pour effrayer la population, et qu’il serait préférable de parler pour l’heure de phénomène migratoire.

Auteur : Caroline Chappé

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