MOBILITÉS ET MIGRATIONS
 
Révolution des énergies et du transport

 

1. La révolution industrielle pénétra la région et dévalorisa le mercantilisme ébranlé par l'abolition de l'esclavage

1.1. La révolution énergétique transforma les moyens de transport

1.1.1. La vapeur révolutionna le transport maritime

L'utilisation de la propulsion à vapeur transforma le navire. Désormais, le navire à vapeur portait une machinerie complexe, nécessitant beaucoup de combustible et un entretien constant. Le gréement fut réduit face aux cheminées qui allaient donner leur profil aux « vapeurs ».

Cette nouvelle propulsion affranchissait le navire de certains aléas météorologiques, comme les irrégularités du vent ; l'arbre à hélice lui donnait une plus grande vitesse sur des routes qui pouvaient désormais être plus directes, plus rapides, plus régulières et plus sûres, car les progrès de la métallurgie fournirent des coques en fer plus solides que les coques en bois. Le volume des navires augmenta fortement et son organisation interne se rationalisa. Le premier usage du navire à vapeur fut pour le transport des voyageurs et du courrier postal1. Ces bateaux desservaient un itinéraire avec escales fixes, horaires et prix affichés. Les premières lignes transocéaniques desservant la Caraïbe naquirent dès le milieu du siècle ; leurs escales dépendaient de leur pavillon mais deux grands axes de desserte s'établirent ; le premier quittait les grands ports européens pour desservir les Grandes Antilles puis le Mexique et plus tard la côte caraïbe d'Amérique centrale. Le second axe avait la même origine européenne mais desservait quelques escales dans l'arc des Petites Antilles puis la côte septentrionale de l'Amérique du Sud. D'Ouest en Est, les navires convoyaient de nombreux immigrants ainsi que du fret pressé et cher pour la Caraïbe ; au retour, celle-ci fournissait du fret recherché comme le coton, le café, le rhum, le tabac et le cacao, en fonction du volume disponible. Si les immigrants voyageaient dans des conditions très médiocres, les autres passagers étaient des fonctionnaires civils et militaires, des négociants et des planteurs accompagnés de leur famille. Les nouvelles consignes hygiénistes de la fin du siècle rendaient l'obligation de la quarantaine, ce qui allongeait le voyage et interdisait certaines escales2.

Aux liaisons directes, s'ajoutaient des lignes d'apport, desservant plusieurs îles. La marine à voile persista massivement jusqu'au XXe siècle, ne serait-ce que pour le transport des pondéreux ou pour les liaisons entre îles. Les navires à vapeur eux-mêmes gardaient parfois un gréement qui leur permettait de profiter des vents porteurs et d'économiser le combustible3.

La vie portuaire connut de grands changements. Les nombreux ports coloniaux caribéens étaient souvent de simples grèves d'embarquement d'où des allèges faisaient le va-et-vient avec les navires restés en rade. Désormais, les vapeurs, plus longs, plus larges et au tirant d'eau plus élevé, exigèrent assez vite la construction de quais en bois puis en maçonnerie, ceci modifia la hiérarchie des ports en concentrant le trafic essentiel dans les plus importants, souvent ceux des capitales qui, pour des raisons militaires, comportaient des darses et des bassins. Avec beaucoup de retard sur les ports européens, les ports caribéens eurent leurs premiers quais équipés d'engins de levage et bordés des premiers hangars. La main-d'œuvre portuaire devait s'adapter à l'augmentation des volumes manutentionnés.

La propulsion à vapeur transforma également la navigation fluviale. Mais dans la Caraïbe, celle-ci resta limitée aux parties aval des grands fleuves d'Amérique centrale, de Colombie, de l'Orénoque et des fleuves guyanais ainsi que sur les lacs de Maracaibo et du Nicaragua. A la différence de l'Europe occidentale et de l'Amérique du Nord, il n'y eut pas de construction de canaux de navigation à l'exception du canal transisthmique de Panamá.

Entre les îles, la marine à voile resta prépondérante mais le cloisonnement géopolitique des Antilles ne stimulait guère des échanges, limités à des produits vivriers sur des itinéraires limités et segmentés par les réglementations coloniales.

1.1.2. Le chemin de fer : un outil de conquête coloniale

Dans le premier tiers du siècle, la construction des premières voies ferrées en Europe fut un des symboles forts de la révolution industrielle. Le nouveau mode de transport fourmillait d'innovations. Il résultait d'une nouvelle maîtrise de la métallurgie du fer pour la fabrication des rails, celle des locomotives. La construction d'une voie ferrée impliquait de lourds et coûteux travaux d'infrastructures : ponts, tunnels4 qui permettent de lourdes charges tirées par ce nouveau mode de traction.

Faire fonctionner une voie ferrée, c'était maîtriser un système complexe, coûteux d'entretien et unimodal. La régulation du trafic, l'entretien de la voie et du matériel impliquaient un personnel qualifié, maîtrisant des métiers techniques nouveaux. Si construire une voie ferrée était une entreprise d'envergure, la faire fonctionner en était une autre, plus complexe que les anciens services de diligence.

Exploiter une voie ferrée devint vite une entreprise capitalistique. Pour amortir le coût de la construction, la compagnie chercha à acquérir les terres adjacentes à la voie, afin d'y générer du fret qui puisse remplir ses wagons (cf. 2. Ambitions caraïbes des États-Unis). Le chemin de fer devenait une infrastructure structurant l'espace avec ses gares, ses dépôts, ses quartiers spécialisés. Outil pionnier pour ouvrir de nouveaux espaces au peuplement et à l'exploitation coloniale. Il devint un outil de desserte, soit de plantations tropicales, soit de mines vers le port d'embarquement. Il s'agissait donc souvent de tronçons isolés, souvent côtiers pour ces espaces caribéens dont ils renforçaient l'extraversion économique. La voie ferrée envahit aussi les grands domaines sucriers.

Grâce à des voies ferrées doublant les sauts, le trafic fluvial put être revigoré sur certains fleuves tropicaux, malgré l'inconvénient d'une double rupture de charge.

Si le chemin de fer devint l'outil régional par excellence d'exportation des denrées tropicales, il bouleversa la mobilité des personnes. Ce fut avant tout dans les villes que les rails portèrent des tramways dans les principales villes caribéennes (Mexico, Bogotá, La Havane, Saint-Domingue, Port-au-Prince), renouvelant ainsi la gamme des transports collectifs. Avec les premiers téléphones et parfois l'installation du gaz de ville, le mode de vie urbain caribéen se transformait à l'image décalée de l'Europe et de l'Amérique du Nord, et au bénéfice quasi exclusif des classes les plus aisées. Un plus grand confort de vie, un début d'assainissement avec des règles d'hygiène mieux contrôlées, rendaient la vie urbaine d'autant plus attrayante que les innovations techniques y multipliaient les opportunités d'emplois.

1.2. Le second cycle minier continental : la tutelle néocoloniale anglo-saxonne sur les métaux non ferreux

La seconde moitié du siècle fut fertile en innovations technologiques fondamentales qui nécessitèrent de nouveaux minerais métalliques. Le développement de la conserverie exigeait de l'étain, les progrès de l'assainissement étaient gourmands en plomb ; l'industrie de la construction avait besoin de zinc et la jeune électricité ainsi que le téléphone multiplièrent les besoins en cuivre. De même, l'argent était indispensable à l'essor de la photographie.

Ces minerais non-ferreux étaient en abondance dans les pays d'Amérique centrale, en particulier dans le Nord du Mexique. Leur ambitieux voisin du Nord et les puissants financiers britanniques se disputèrent l'accès privilégié à ces richesses du sous-sol. Ils possédaient le capital, la technologie nécessaire et pouvaient recruter facilement de la main-d'œuvre avec l'effondrement du vieux système colonial. A l'extraversion coloniale hispanique d'antan succéda un néocolonialisme capitaliste au sein duquel les jeunes États-Unis prirent la direction.

2. Les ambitions caraïbes des États-Unis 

2.1. Poussée géopolitique sur leur frontière méridionale

Après avoir définitivement repoussé les Anglais de leur territoire (1812), les États-Unis gagnèrent d'immenses territoires sur le Mexique (40 % de l'ancienne Nouvelle-Espagne) ; ils achetèrent la Louisiane à la France, la Floride à l'Espagne et s'installèrent sur les rives du golfe du Mexique.

La guerre de Sécession, puis la poussée pionnière vers l'Ouest détournèrent un temps les États-Unis de leurs préoccupations méridionales. Une fois atteint le Pacifique et consolidée la frontière avec le Canada, les États-Unis estimèrent leur frontière méridionale fragile. Deux pays proches suscitaient leur intérêt : le Mexique qui sortait d'une guerre contre l'intervention française et Cuba, dernier bastion colonial antillais espagnol avec Porto Rico.

2.2. Les multiples intérêts américains au Mexique

Le jeune capitalisme des États-Unis s'efforça de mettre en tutelle les richesses de son voisin. Il soutint la dictature de Porfirio Díaz dès 1870 qui n'allait prendre fin qu'avec la révolution de 1910. Assurés d'un pouvoir stable chez ce voisin, les États-Unis s'intéressaient à quatre grands secteurs. Le premier concernait les abondants gisements de métaux non-ferreux situés dans le Nord du Mexique. Ils construisirent des voies ferrées reliant ces mines à leurs clients américains.

Le second domaine portait sur les ressources hydrauliques des fleuves frontaliers, propices à l'extension de vastes plantations de coton, propriété des capitaux du Nord. Les mêmes capitaux s'intéressèrent au Yucatán, région mal contrôlée par le pouvoir central ; une partie de la péninsule se couvrit d'innombrables champs de sisal quadrillés par un réseau ferré centré sur le port d'exportation de Progreso.

Les vastes pâturages du nord-ouest de Mexico servaient de base à d'immenses troupeaux de bovins vendus sur pied pour la puissante industrie agro-alimentaire, au Nord de la frontière.

Au tournant du siècle, s'ajouta une richesse appelée à un grand avenir, découverte au large de la côte caraïbe : les hydrocarbures. D'abord utilisés comme pétrole lampant, ce pétrole connut vite une fortune avec la mise au point du moteur à huile lourde (diésel).

2.3. Les États-Unis et Cuba : d'une tutelle à l'autre

Les 13 Colonies anglaises d'Amérique avaient des liens étroits avec Cuba. Elles fournissaient une grande partie des besoins de l'île et achetaient tabac, sucre et rhum à l'île. Au fil du XIXe siècle, les capitaux américains se firent plus denses dans l'île ; ils financèrent la mécanisation de l'industrie sucrière et stimulèrent la production de cigares. Les guerres d'indépendance de la seconde moitié du siècle qui secouaient l'île étaient vues d'un bon œil par le voisin du Nord. La guerre avec l'Espagne de 1898 ne fit que mettre un point d'orgue à un combat perdu d'avance par l'Espagne. Les États-Unis y testèrent leur future politique de la canonnière appuyée sur les troupes de « marines » du colonel Théodore Roosevelt. Ils récupérèrent les derniers éléments de l'empire de Charles Quint : les Philippines en Asie et Porto Rico. Cette dernière île leur assurait la maîtrise d'une voie d'accès majeur de la mer des Antilles. L'amendement Platt de la nouvelle constitution de Cuba (1903) leur donnait la tutelle de l'île et la clé du détroit de Floride. Cuba renforçait sa double spécialisation agricole tabaco-sucrière sous la conduite du capital nord-américain tandis que de dernier investissait aussi dans le sucre à Porto Rico.

2.4. La tutelle des États-Unis sur l'Amérique centrale par le rail et le bananier

Dans les pays d'Amérique centrale, les hommes forts qui prirent successivement le pouvoir devaient souvent s'imposer face à la plantocratie dont ils n'étaient pas forcément issus et qui risquait de contester leur pouvoir au nom d'un parlementarisme souvent de façade. Homme nouveau dans un État nouveau, le caudillo se piquait de modernité, de progrès et de positivisme ouvert aux capitaux étrangers à qui il garantissait l'ordre et la possibilité de profits confortables, auxquels lui-même et ses fidèles étaient intéressés. Ce personnage était avide d'inscrire sa gloire et son pouvoir dans le durable. Quoi de plus impérissable qu'une ligne de chemin de fer qui, de sa capitale montagnarde, par de nombreux ouvrages d'art, rejoignait les côtes caraïbe et pacifique, lui assurant la maîtrise stratégique5 d'un espace national sans route, mal contrôlé et menacé par le caciquisme régional

A cette époque, la construction de voies ferrées était l'apanage de quelques pays qui devaient posséder les capitaux, la puissance industrielle, la technologie et les techniciens. L'Angleterre était la plus réputée mais les États-Unis, proches, étayant l'expérience de leur propre territoire, se placèrent auprès des gouvernements centro-américains pour obtenir des contrats avantageux. La voie ferrée partait de la côte caraïbe en direction de la capitale, tant au Guatemala qu'au Costa Rica et au Honduras. Les constructeurs utilisèrent la même stratégie que durant la ruée vers l'Ouest aux États-Unis. Ils se firent concéder les terres bordières du tracé de la ligne. Dans les plaines côtières caraïbes, chaudes et humides, ils plantèrent des bananiers. Le tronçon de voie achevée devenait le moyen de transport d'une nouvelle culture tropicale d'exportation pour les marchés européens et nord-américains6. Ainsi étaient réunis les ingrédients de la réussite de la future United Fruit, société transnationale à siège social américain, productrice de bananes sur ses propres terres, qu'elle transportait dans ses propres wagons7, puis ses propres bateaux, des ports caraïbes aux ports de la Nouvelle-Angleterre où elle dominait le négoce de ce fruit.

Ainsi ces compagnies fruitières installèrent des enclaves bananières sur la côte caraïbe avec de la main-d'œuvre en majorité antillaise (cf. 2.3. Appel à de nouveaux migrants – Émancipation et nouvelles mobilités). Ces enclaves constituaient un élément majeur de l'économie de ces pays ; les dirigeants des compagnies étaient de véritables rois sans couronne, au sein d'États que l'on baptisa « républiques bananières ». En s'installant sur des côtes peu peuplées et malsaines, elles déplacèrent en partie le centre de gravité économique de ces États et s'intégrèrent dans l'espace marchand néocolonial de la mer des Antilles.

Fruit tropical à la peau fragile et d'usage local, la banane devint un produit d'exportation nécessitant une très longue chaîne logistique intégrée, du bananier jusqu'à la mûrisserie du pays consommateur. Les compagnies fruitières possédaient l'intégralité de cette chaîne coûteuse qui nécessite de cueillir le fruit encore vert, de le transporter à une température constante (12 à 13° C), puis de finir son cycle de mûrissement dans un local spécialisé dans le port d'importation, après un long parcours maritime ; ces compagnies avaient su créer un marché de consommation dans les pays occidentaux pour un fruit frais tropical vendu à un prix modéré, pour des familles modestes qui appréciaient sa valeur calorique. Une telle chaîne logistique capitalistique ne pouvait être entre des mains régionales ; elle introduisait une nouvelle extraversion économique dans des pays à peine libérés du carcan colonial.

Parallèlement à cette néo-colonisation côtière, les plateaux et vallées intérieurs de ces pays recevaient des milliers d'émigrants européens venus par bateaux. Ils furent à l'origine de l'essor d'une nouvelle culture d'exportation : le café ; ces « cafeteros », paysans possesseurs d'exploitations moyennes, se distinguaient de la plantocratie créole héritière de la colonisation et promotrice de celle-ci. En plus des régimes de bananes, les chemins de fer méso-américains chargèrent les sacs de café et devinrent désormais des artères logistiques vitales de ces pays, tout en demeurant de propriété étrangère.

2.5. Les appétits étrangers sur les projets transisthmiques et la victoire des États-Unis à Panamá

Après la grande crise des années 1890, le capitalisme entra dans une conjoncture nouvelle. Au free trade libéral succéda le fair trade qui reflétait les nouveaux antagonismes impérialistes8. Ce regain de protectionnisme se doubla d'un impérialisme colonisateur vers les continents asiatique et africain (congrès de Berlin en 1885) ou néo-colonisateur dans les territoires récemment décolonisés d'Amérique.

La marine à vapeur donnait à cet impérialisme un nouvel outil naval ; les amiraux rêvaient de maîtrise stratégique océanique appuyée sur la politique de la canonnière, désormais instrument de la politique extérieure maritime, tant anglaise qu'allemande, russe, française ou américaine. Or l'isthme américain faisait rêver d'une liaison entre deux océans séparés par 80 km de terres. Si la réflexion stratégique était aussi ancienne que la conquête espagnole, l'avènement de la révolution industrielle la rendait possible. Quel mode de transport allait-on privilégier ? Les quatre étroits de l'isthme (Tehuantepec, Nicaragua, Panamá et Atrato) furent mis en concurrence tout au long du XIXe siècle9. L'antagonisme anglo-américain fut réglé par le traité Clayton-Bulwer (1850) garantissant la neutralité du futur passage. En 1855, les Américains construisirent le chemin de fer transpanaméen qui fut utilisé par les migrants en route pour la côte occidentale des États-Unis. L'essor de la Californie10 impliquait des liaisons entre les deux façades de ce qui était devenu un État continental. La guerre contre l'Espagne en 1898 démontra la lenteur de ces liaisons avec le passage par la pointe méridionale du continent11.

1869 fut une date-clé par deux évènements majeurs dans l'histoire des transports. Ce fut d'abord l'inauguration de la première voie ferrée des États-Unis reliant l'Atlantique au Pacifique. Cette double exposition océanique ouvrait l'ère des amiraux aux ambitions géostratégiques navales tant atlantiques que pacifiques.

Or, en 1869 s'ouvrit le canal de Suez qui bouleversait la stratégie marine mondiale en ouvrant une route raccourcie vers l'Extrême-Orient dont l'Angleterre comptait être la plus grande bénéficiaire. Ce nouveau canal donnait aussi un immense prestige à François de Lesseps, son constructeur et à la technique française, établissant la priorité au canal sur tout autre mode pour tout passage transisthmique. En 1878, la compagnie de F. de Lesseps obtint de la Colombie la concession pour construire un canal à niveau dans l'isthme panaméen. Cette décision alarma les États-Unis qui soutenaient le projet nicaraguayen.

Les États-Unis profitèrent de la guerre des Boers en Afrique du Sud, pour exiger de l'Angleterre un nouveau traité Hay-Pauncefote en 1901, qui leur donnait le privilège de construire, contrôler et entretenir tout canal interocéanique à construire en Amérique centrale sans participation anglaise. L'échec de F. de Lesseps à Panamá facilita la tâche des États-Unis ; ils abandonnèrent le projet nicaraguayen, rachetèrent à vil prix le matériel du chantier français. La naissance du nouvel État de Panamá en concomitance avec la concession par ce même État de la Canal Zone aux États-Unis, montra combien ces derniers attachaient d'importance à ce qui devint une des grandes infrastructures mondiales de transport maritime.

En août 1914, l'inauguration du Canal12 coïncida avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale qui vit s'entredéchirer les puissances européennes. Il symbolisait la puissance du nouveau conquérant de l'Amérique, l'illustration de la vieille doctrine de Monroe. Il donnait enfin aux États-Unis, la dernière clé stratégique de l'espace caribéen, reprenant le schéma espagnol du XVIe siècle. Au plan maritime, seul leur échappait l'arc des Petites Antilles, vieilles colonies européennes qui, sur le déclin à l'image de leurs métropoles, ne pouvaient guère contrarier les plans de leur puissant voisin du Nord.

3. Conclusion

Ce XIXe siècle qui, dans la Caraïbe s'étale de 1791 (Haïti) à l‘inauguration du canal de Panamá en août 1914, constitua un des temps longs de l'histoire caribéenne, démontrant l'inscription de celle-ci dans l'histoire mondiale ou du moins celle du monde occidental.

L'Empire espagnol a disparu, libérant de la colonisation et de l'esclavage toute la bordure continentale et les plus grandes des îles. C'est tout le continent américain qui s'émancipa suivant l'exemple des États-Unis. Au sein de ce Nouveau Monde, la partie antillaise fut la plus lente dans l'évolution émancipatrice. Matrice de la colonisation esclavagiste, les îles mirent plus de quatre-vingts ans pour sortir de l'esclavage, les îles non espagnoles restant colonies des métropoles européennes. Mais elles ne constituaient plus qu'une modeste part des nouveaux empires que leurs métropoles se taillaient en Asie, en Océanie et en Afrique, là même où elles avaient puisé des millions d'êtres pour en faire des esclaves antillais. Les îles à sucre qui avaient tant enrichi leurs métropoles, amorcèrent leur déclin à la recherche d'une reconversion économique aléatoire.

Ce fut de l'ancien Empire espagnol que parvinrent les nouveaux dynamismes. Ces jeunes États ne purent imiter le système fédéral des États-Unis ; issus du triomphe des bourgeoisies créoles sur l'administration coloniale espagnole, ils naquirent de durs combats qui ont promus des chefs de guerre. Ces derniers orientèrent ces régimes vers des dictatures à forte instabilité sociopolitique, bien éloignées du schéma de l'équilibre parlementaire et présidentiel du grand voisin du Nord. Prétextant l'éviction de tout intérêt européen du continent, ce dernier se lança dans un véritable impérialisme dans le dernier tiers du siècle. L'ancien domaine espagnol allait en faire les frais.

En 1914, en inaugurant leur canal de Panamá, les États-Unis verrouillaient le bassin caraïbe de manière encore plus étroite que ne purent le faire quatre siècles plus tôt les rois catholiques. Plus de flibustiers, ni de pirates dans les îles colonies de la vieille Europe.

Si la période coloniale vit le triomphe de la marine à voile avec ses batailles navales décisives, les ravages renouvelés des « chiens de mer » sur les installations coloniales ou les riches cargaisons, le XIXe siècle vit l'arrivée de la machine à vapeur, décuplant la force au service des ambitions humaines. Désormais, le machinisme permit de transformer la navigation, de conquérir les espaces au moyen du chemin de fer pour satisfaire les appétits insatiables des hommes. Comme durant la colonisation précédente, ces derniers sont encore venus de l'extérieur, de l'Europe comme immigrants, du Nord comme experts et employeurs. En 1914, la Caraïbe a changé de statut mais elle n'a guère son destin en main ; son ambitieux voisin du Nord tint à établir sur elle une tutelle solide et rentable. Aussi est-ce d'abord au service de cette tutelle que furent introduites les nouvelles techniques de mobilité.


 

1 D'où leur nom de packet boat, paquebot en français. Affectés à des lignes, c'étaient des liners.

2 Vers la fin du siècle, tout voyageur venant de Guyane française et désirant faire escale dans les Antilles françaises devait subir une quarantaine avec désinfection complète.

3 Les escales pour charger le charbon nécessitaient une nombreuse main-d'œuvre qui, dans les Antilles, était en majorité féminine et de couleur. Pendant des heures, des centaines de femmes trottaient, avec un panier rempli de charbon sur la tête, entre le tas de charbon et le sabord du navire où l'allège. Certaines escales nécessitaient plusieurs centaines de tonnes de combustible.

4 Le chemin de fer n'accepte que des pentes limitées (3 à 4 %), de larges courbes d'où la nécessité de nombreux ouvrages d'art, d'autant plus nécessaires que la topographie traversée est diversifiée.

5 Il faut rappeler le rôle majeur du chemin de fer dans les guerres après 1850 : guerre austro-prussienne de 1866, guerre franco-prussienne de 1870, combats de la Révolution mexicaine 1910-1917.

6 Cette promotion de la banane jusque-là fruit vivrier, fut l'œuvre d'une équipe qui associa un constructeur de voies ferrées M. Keith, un négociant bostonien en bananes A. Preston et un capitaine de navire Baker. Ce dernier, en 1870, avait chargé pour la première fois, 160 régimes de bananes en Jamaïque qui s'étaient très vite écoulés sur le marché nord-américain.

7 L'IRCA : International Railway of Central America possédait ainsi plusieurs milliers de km de voies ferrées, tandis que la United Fruit et sa rivale la Standard Fruit possédaient en 1914 plus de 36 000 hectares de terres.

8 En matière d'échanges, les traités bilatéraux étaient privilégiés ainsi que la clause de la nation la plus favorisée.

9 Cf. article de J.P. Chardon : Canal de Panamá.

10 Au milieu du XIXe siècle, la famille Vanderbilt installa un système multimodal empruntant le Rio San Juan, puis le lac du Nicaragua et des diligences jusqu'à la côte pacifique pour transporter les chercheurs d'or et migrants à destination de la Californie ; ce trafic cessa en 1869, lorsque fut achevée la première voie ferrée transcontinentale des États-Unis.

11 Durant cette guerre, le cuirassé Oregon mit 68 jours de San Francisco pour rejoindre la zone antillaise des combats.

12 Ce canal correspondait à la volonté de Théodore Roosevelt : « il faut un canal américain, en territoire américain avec l'argent américain ».

Auteur : Jean-Pierre Chardon

Haut