MOBILITÉS ET MIGRATIONS
 
Les décisions récentes de la politique migratoire en République Dominicaine

1. La sentence N° 168-13 : un point de non-retour ?  

Cela nous amène donc à traiter du sujet ô combien épineux de la politique migratoire de la République Dominicaine. En effet, les relations entre les deux pays n’ont cessé de se détériorer depuis le XIXe siècle, provoquant un nouveau « moment » dans l’histoire de l’île Hispaniola. En effet, les tensions vont atteindre une nouvelle fois leur point culminant, le 25 septembre 2013, lorsque sous le gouvernement de Danilo Medina, le tribunal de la Cour Constitutionnelle de la République Dominicaine adopte la sentence N° 168-13. Celle-ci a pour effet de retirer le « jus soli » ou droit du sol aux personnes nées sur le territoire dominicain de père ou de mère en situation irrégulière, depuis 1929 (3 générations). Autrement dit, il s’agit d’une loi a effet rétroactif qui dé-nationalise environ 250 000 personnes. Sans aucune nationalité, ces derniers se retrouvent apatrides, invisibles et sans aucun droit (santé, éducation, libre circulation…).

Pour comprendre cette loi, il faut revenir sur l’historicité du droit à la nationalité dominicaine.

Au départ, la nationalité dominicaine peut s’acquérir à condition d’avoir au moins un des deux parents d’origine dominicaine, par droit du sol ou par naturalisation. Seulement, depuis 2004, la constitution dominicaine avait commencé à mettre en place un mécanisme dont la finalité était de retirer le droit à la nationalité par le jus soli. 

Figure n°1 : Chronologie de la législation qui a mené à la sentence N° 168-13 
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Auteur : C. Chappé, 2020.
Réalisation : F. Turbout, 2020

 

Or, bien que la Constitution ne le stipule pas clairement dans ces textes, la loi 168-13 est directement dirigée à l’encontre du peuple haïtien.

En effet, selon une enquête du MEPyD, il y a 570 933 immigrés en RD, soit 5.6 % de la population totale. Parmi eux, 87 % sont d’origine haïtienne. Les descendants d’immigrés nés en RD correspondraient à 2,7 % (soit 277 046) de la population totale dont 91 % sont d’origine haïtienne. Aussi, il va de soi que lorsque la Constitution de la République Dominicaine souhaite invalider la nationalité dominicaine pour des personnes nées sur le sol dominicain, mais de parents étrangers depuis 1929, elle s’adresse principalement à des descendants de migrants haïtiens.  

Cette décision fût approuvée en un temps record par la Cour constitutionnelle. Il semblerait que l’enjeu était avant tout politique et que certains groupes de pouvoirs nationalistes auraient exercé une certaine pression et une influence sur la Cour Constitutionnelle de la RD. Cette dernière va, à juste titre, être fortement réprimandée par la Communauté Internationale.

1.1. Isolement diplomatique  

En effet, en faisant le choix d ’une politique ségrégationniste envers le peuple haïtien, la République Dominicaine s’attire les foudres de la communauté régionale et internationale (Communauté internationale). Le CARIFORUM, l’OEA, l’UE manifestent leur total désaccord et leur hostilité vis-à-vis de cette politique. Le 22 octobre 2014, c’est au tour de la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDLH) de condamner la République Dominicaine « pour violation des Droits de l’Homme contre des personnes dominicaines et haïtiennes sur son territoire ». S’ajoutent aux foudres de la Communauté Internationale, les réprimandes des Organisations de défense des Droits de l’Homme ainsi que de nombreuses grèves et manifestations de la société civile.

Face à cette situation le gouvernement dominicain tient bon et refuse d’abandonner sa politique. La conséquence directe de l’entêtement dominicain est l'isolement diplomatique du pays, ce qui, à l’heure du multilatéralisme et de la régionalisation du monde, n’est pas sans poser problème, notamment en matière d’insertion économique. La question de la migration haïtienne en RD divise plus que jamais la société entre ceux qui approuvent et ceux qui condamnent la Loi 168-13. 

1.2. La double riposte de la République Dominicaine  

Pour maintenir son cap, le gouvernement dominicain à recourt à deux leviers :  

1.2.1. Le plan national de régularisation des étrangers (PNRE)  

Le 23 mai 2014, la République Dominicaine met en place ce que la loi 169-14 a appelé : « el Plan Nacional de Regularización de Extranjeros » (PNRE).

Officiellement, l’objectif est d’« offrir » aux personnes « sans papier » la possibilité de « régulariser » leur situation. Ce plan offre alors un délai de dix-huit mois aux personnes en « situation irrégulière » pour venir se déclarer dans des centres spécialisés. Or, en réalité, le PNRE est un leurre, car le gouvernement dominicain sait pertinemment que les documents demandés à ces pauvres gens sont trop nombreux, trop coûteux et bien souvent inaccessibles. Par exemple, il sera demandé à une personne dénationalisée de présenter l’acte de naissance haïtien de sa mère ou de son père. Or, cela représente un coût important et quand bien même la personne parvient à économiser, elle sera confrontée à l’inefficacité de la bureaucratie haïtienne ou bien à la désorganisation administrative qui règne à Haïti depuis le séisme de 2010…. Autrement dit, le PNRE est avant tout un moyen mis en place par le gouvernement dominicain pour adoucir les condamnations de la population dominicaine et faire bonne figure auprès la Communauté internationale.  

1.2.2. La Négation du jus soli  

De plus, afin de faire face à toutes les remontrances des défenseurs des Droits de l’Homme, le gouvernement dominicain fait ce qu’il a toujours fait, à savoir, la négation des faits malencontreux. En effet, ce dernier refuse catégoriquement de reconnaître la présence d'apatrides dans son pays.

La Cour Constitutionnelle (CC) de la RD considère que les personnes ayant été dénationalisées ne sont pas « apatrides » mais « étrangères », car ces dernières sont en mesure de demander leur nationalité d’ « origine », à savoir dans la majorité des cas, la nationalité haïtienne1. Or, ici encore le gouvernement haïtien brille de par son absence. Ainsi, afin de faire valoir ces droits à disposer du pouvoir de décision sur le droit à la nationalité dominicaine, le paysconteste les condamnations et se lance dans une bataille juridique à l’encontre de la CIDLH. 

La RD donne donc l’illusion de réparer les dommages avec le PNRE, tout en contestant les condamnations et en niant la présence d’ « apatrides » sur son territoire. Ces deux méthodes de riposte sont totalement contradictoires, et encouragent les confusions et les polémiques.

Aussi pour clarifier la situation, on peut dire que : OUI, la République Dominicaine a juridiquement le droit de retirer le jus soli sur son territoire. Bien que cela soit critiquable, un état a le droit de définir ses règles en matière de nationalité. Cela dit, NON, la RD n’avait pas le droit de retirer une nationalité qu’elle avait déjà octroyée. C’est impensable ! Or, c’est bien ce que préconise cette décision. On peut donc dire qu’il s’agit d’une politique injuste et parfaitement invalide en termes de Droit de l’Homme. De plus, dans la mesure où la sentence est principalement prononcée à l’encontre de la population dominicaine d’origine haïtienne, on peut dire que cette loi est xénophobe et donc totalement condamnable. On parle de « génocide civil ».

Cette cacophonie a pour conséquence désastreuse d’invisibiliser les vraies victimes de cette loi. En effet, après avoir été rendues insignifiantes par la sentence 168-13 sur le territoire dominicain, les personnes déchues de leur nationalité se retrouvent désormais effacées de la scène internationale par la polémique juridique qui a lieu entre la CIDH et la CC de RD. En témoigne le silence qui règne autour de ce qui est arrivé aux personnes concernées par la sentence. Elles ont été expulsées ou dénationalisées et vivent dans une situation de vulnérabilité extrême. Aujourd’hui, on ne parle plus, des centaines de personnes qui sont encore apatrides, dont la plupart sont encore des enfants vivant dans l’inaccessibilité des besoins de première nécessité, comme celui d’appartenir à une citoyenneté. Pour eux, la loi 168-13 est la matérialisation de « l’anti-haïtianisme ». La frontière devient alors synonyme d’exclusion et les tensions entre les deux pays sont à leur paroxysme. 

2. Les enjeux actuels de l’immigration haïtienne en République Dominicaine  

2.1. La mise en place d’une politique binationale 

Force est de constater que la situation est intenable, les deux pays s’interrogent alors sur l’échec de leur politique ainsi que sur la gestion de leur relation. Il semble désormais flagrant que le repli nationaliste dominicain d’un côté et l’ingouvernabilité haïtienne de l’autre empêchent une collaboration active entre la République Dominicaine et la République d’Haïti. En témoigne la situation frontalière désastreuse, où de toute évidence, la présence de l’armée à la frontière n’empêche ni la circulation des armes et des drogues; ni la croissance des flux migratoires, et encore moins la dégradation de l’environnement. Le bilan est catastrophique. Les deux États se rendent compte qu’il faut se tourner vers d’autres alternatives.

Depuis 2015, une prise de conscience de la nécessité et de l’enjeu que représente la mise en place d’une politique binationale est observée. Aidés par des acteurs politico-éco supranationaux (telle que l’UE qui endosse le rôle de médiateur dans le conflit), les deux pays se font alors le théâtre d’une expérience coopérative.

On observe une intensification de la promotion d’une politique binationale, qui se manifeste notamment à travers la commission mixte bilatérale. De nombreux projets de développements voient le jour, et ce notamment à la frontière (projets de développement régional, projets environnementaux, projets de développement coopératif).

Cette dynamique donne lieu à un nouvel élan dans les relations diplomatiques entre les deux États. Cependant, bien que cette nouvelle alliance haïtiano-dominicaine soit une grande avancée, notons qu’il est trop tôt pour en mesurer les effets et que cette dernière est confrontée à une série d’obstacles, dont les plus significatifs sont le manque d’efficacité des programmes et l’absence de gouvernement stable à Haïti ; car en effet, il faut bien reconnaître à la République Dominicaine l’obstacle majeur que cela représente dans la mise en place d’un agenda politique binationale ainsi que dans la rédaction d’accords binationaux.  

2.2. L’impact de l’ambiguïté de la position de la Communauté Internationale (Communauté internationale)  

Pour comprendre les enjeux actuels de la migration haïtienne en RD, il semble essentiel de pointer du doigt la position ambiguë de la Communauté internationale. En effet, cette dernière joue un double jeu, car, d’un côté elle blâme la RD pour ces décisions politiques et de l’autre côté elle reproduit ce qu’elle condamne.

Depuis ces dernières décennies, tour à tour les États-Unis, l'Union Européenne, le Canada, le Chili ou bien encore le Brésil ont progressivement fermé leurs frontières à l’immigration haïtienne. Comment expliquer ce phénomène ? Cela dépend des pays; mais tous ont mis en avant un discours de protection du territoire face à ce qui était jugé comme étant un flux migratoire trop important. Cependant, dans la même temporalité, tous ces pays ont fortement condamné les décisions politiques de la République Dominicaine. C'est-à-dire que, quasi simultanément, la Communauté internationale a blâmé des choix politiques qu’elle a elle-même fait. Cela sous-entend que faire de la RD la « parfaite coupable » des problèmes liés à la migration haïtienne était très profitable à la Communauté internationale. Ainsi, conférer une image de « raciste » à tous les dominicains a engendré un isolement diplomatique qui a mis le pays en mauvaise posture, et a permis à la Communauté internationale de faire pression sur cette dernière. Tout cela dans le but de se dédouaner de toutes responsabilités et de cantonner le « problème haïtien » à l’échelle de la Caraïbe. Autrement dit, la Communauté internationale est, au même titre que la RD, actrice dans les jeux de contradictions qui s’entremêlent, au détriment des vraies victimes.  

Ce double jeu a deux conséquences majeures sur les problématiques actuelles de la migration haïtienne en RD. La première conséquence est que cela donne du grain à moudre aux partis politiques d’extrême droite de la RD qui remettent alors au goût du jour la rumeur du « plan d’unification de l’île »2. La deuxième conséquence majeure de l’hypocrisie internationale est que cela alimente le sentiment d’injustice que ressent le peuple dominicain qui peut dans certains cas, comme évoqué précédemment, se transformer en un rejet du peuple haïtien et introduire davantage de violence dans le pays. Cela a également comme effet de délégitimiser la Communauté internationale au profit d’un sentiment nationaliste.

Aussi, dans un contexte de campagne électorale sénatoriale et bientôt présidentielle (prochaine élection en mai 2020), l’importance et la portée des discours sont primordiales. Malheureusement, la position hypocrite de la Communauté internationale peut avoir autant d’effets positifs que d’impacts négatifs et équivoques.  

Le thème de l’immigration haïtienne en RD entremêle des problématiques historiques, des enjeux économiques, environnementaux et diplomatiques se conjuguant avec une manipulation de l'information aussi bien articulée par les médias dominicains que par la Communauté Internationale. La réalité est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, et la corruption aussi bien du gouvernement haïtien, des élites dominicaines et haïtiennes, que des ONGI contribuent à entériner une situation désastreuse, dont les principales victimes finissent par sombrer dans l’oubli.

Ainsi, l’enjeu des prochaines années sera de pallier les difficultés de la politique binationale, de catalyser les projets de coopération et de faire des choix politiques cohérents lors des prochaines élections, car « Dans un monde comme celui où nous vivons, le chemin du développement, de l’égalité et des droits citoyens, passe inévitablement par la coopération et l’entente entre nations, qui à l’échelle insulaire représente une grande responsabilité pour les États haïtien et dominicain »3.

 

1. Paola Pelletier, « Ley 169-14 : a 5 años de una Ley vigente pero inválida », Opinión, 23 mai 2019. Adresse URL : https://acento.com.do/2019/opinion/8684649-ley-169-14-a-5-anos-de-una-ley-vigente-pero-invalida/)

2. Légende qui prétend que les États-Unis, le Canada et l’UE voudraient unifier l’île afin de résoudre le problème de la migration haïtienne).

3. Wilfredo Lozano et Bridget Wooding, Les défis du développement insulaire. Développement durable, migrations et droits humains dans les relations dominicano-haïtiennes au XXI siècle, FLACSO Republica Dominicana y CIES, 2008.

Auteur : Caroline Chappé

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