MOBILITÉS ET MIGRATIONS
 
De la mobilité en Caraïbe

 

Les articles peuvent se lire séparément portant sur chaque point traité. Ils constituent aussi un itinéraire de lecture sur la mobilité dans la Caraïbe depuis le XVIe siècle :

♦ La colonisation : une empreinte matricielle indélébile

♦ Les mobilités de l'appropriation violente : traite, course et piraterie

♦ Émancipations et nouvelles mobilités au XIXe siècle

♦ Révolution des énergies et du transport

 

Cet article s'efforce d'embrasser l'évolution de la mobilité en Caraïbe depuis la période précoloniale jusqu'à nos jours. Il s'attache avant tout aux seuls moyens de cette mobilité plus qu'aux acteurs qui, eux forment la chair de l'histoire caribéenne. Dans cette perspective, l'étude cherche à montrer que le bassin caribéen a pleinement participé à l'aventure historique des moyens de déplacement. Le prix humain en a souvent été cruel comme durant la longue période esclavagiste. Si l'humanité caraïbe est si bigarrée, elle le doit à d'incessants flux qui lui ont apporté hommes-esclaves et hommes-libres ayant généré d'innombrables flux de marchandises et de richesses. Terres d'immigration devenues terres d'émigration, les espaces caribéens peuvent être considérés comme un carrefour. Partant du coursier amérindien cheminant à travers les cordillères méso-américaines ou du pagayeur caraïbe cabotant d'île en île, nous aboutissons à la pelote actuelle de faisceaux-réseaux aériens, lignes maritimes, faisceaux informatiques qui font de la Caraïbe une croisée de flux vitaux que, sans doute à regret, elle maîtrise beaucoup moins qu'elle ne les subit. Cette toile complexe ne l'enferme-t-elle pas un peu plus chaque jour dans une extraversion que les connexions internes n'arrivent pas à contrebalancer ? A moins qu'elle ne la rattache plus solidement, peut-être plus solidairement au monde contemporain.

Cette mobilité à travers les âges a dû composer avec des données plus contraignantes que ne le laisse entendre l'image touristico-ludique que propagent les dépliants des agences de voyage. Notre analyse débutera donc par le rappel de cet environnement naturel difficile que toute forme de mobilité rencontre avant de prétendre le maîtriser ou du moins y inscrire quelques marques majeures et indélébiles.

Dans ce contexte naturel, la mobilité caraïbe peut s'inscrire dans un rythme à quatre temps inégaux. Le premier part de la période précoloniale dont l'empreinte est la plus légère ; elle s'articule sur le portage humain à travers l'isthme et le canotage dans les Antilles. Le second temps s'étale sur la période coloniale de près de cinq siècles dominée par l'extraversion transatlantique de la marine à voile culminant au XVIIIe siècle, avec le mercantilisme esclavagiste des îles à sucre qui alimente la prospérité des métropoles européennes.

Le XIXe siècle bouleverse l'ordre établi sur un triple plan : il émancipe l'Empire espagnol de son tuteur, il abolit l'esclavage abhorré et il ouvre la région au capitalisme industriel anglo-saxon qui promeut la nouvelle énergie de la vapeur sur l'eau et la terre, valorisant le continent face aux îles. Ces nouveaux espaces subissent la tutelle néocoloniale britannique puis, de plus en plus, celle des États-Unis, leur voisin du Nord. Ces derniers, après avoir chassé l'Espagne de Cuba, obtenu l'île de Porto Rico, construisirent le canal de Panamá, obtenant ainsi les points clés de la stratégie caribéenne au moment où les puissances européennes s'entredéchirent dans la Première Guerre mondiale.

Le dernier temps est le plus chargé sous son articulation ternaire. Il débute par près d'un demi-siècle de pax americana ; le bassin caribéen devint l'arrière-cour des États-Unis. Ce fut aussi le triomphe du moteur sur terre et dans les airs.

Ce que nous nommons les « trente agitées » (1959-1989) place la région au cœur de la guerre froide à partir de l'hostilité cubano-américaine et des longues guerres civiles qui ensanglantèrent l'Amérique centrale. L'avion à réaction démoda le paquebot dans les parcours transatlantiques tandis que l'« auto-motorisation » gagna les espaces terrestres, spécialement urbains.

Depuis deux décennies qui nous ont permis de changer de siècle, la toute puissance du libéralisme, la déréglementation et la financiarisation d'un monde de plus en plus globalisé ont inséré cette Amérique médiane dans un ensemble plus complexe, où la mobilité des hommes, des biens et des idées s'accélère. De la période précoloniale sans roue ni animal de bât à la fluidité logistique actuelle, l'espace caribéen aura suivi la saga des moyens de mobilité que le monde a acquis et utilisés. Ce sont les temps forts de cette longue trace que voudraient retracer les pages suivantes.

1. Une mobilité face à la nature caribéenne

1.1. Trois types d'espace terrestre

1.1.1. Une guirlande d'îles de plus en plus menues, disposées en arc de la Floride à l'embouchure de l'Orénoque

Certaines îles sont volcaniques (Petites Antilles), d'autres sont coralliennes (Bahamas, Barbade, Tobago), mais toutes sont proches les unes des autres ; il n'y a pas d'île isolée comme dans le Pacifique ou l'Atlantique Sud.

1.1.2. L'isthme méso-américain s'amincit du Rio Grande au golfe d'Urabá

C'est un isthme dont la forte ossature montagneuse centrale est dissymétrique ; les pentes les plus faibles sont caraïbes, les plus fortes tournées vers le Pacifique. La péninsule calcaire du Yucatán sépare l'espace maritime d'avec les Antilles en deux bassins : le golfe du Mexique au Nord, la mer des Antilles au Sud.

1.1.3. De l'isthme de Panamá au delta de l'Orénoque :

Des espaces articulés par la terminaison septentrionale de la chaîne andine au contact du socle guyanais et de la couverture gréseuse.

1.2. Une Méditerranée alimentée par les masses d'eaux chaudes des courants équatoriaux

Au Nord, la virgation le long des côtes du Yucatán à la Floride est enrichie par les énormes apports du Mississippi et de ses affluents. En ressortant par le détroit de Floride, ces eaux forment le point de départ du courant du Gulf Stream.

Au Sud, la mer des Antilles est alimentée par les eaux équatoriales qui la pénètrent à travers le peigne des Petites Antilles, déterminants d'assez forts courants entre ces îles. La dérive générale des eaux vers l'Ouest s'incurve vers le Nord pour passer entre Cuba et le Yucatán et gagner le golfe du Mexique. Sur son flanc sud-est, cette mer est influencée par les eaux très turbides venues de l'Amazone et surtout de l'Orénoque.

Ces mers sont profondes (fosse au Nord de Porto Rico). Le plateau continental est rare autour des îles, sauf dans l'archipel des Bahamas et sur la côte méridionale de Cuba. Sur la bordure continentale, seul le Yucatán possède un large plateau continental comme son équivalent floridien.

1.3. Un monde tropical à grande instabilité naturelle

1.3.1. Une forte pluviométrie

La pluviosité est abondante sans saison sèche très marquée sauf dans le Mexique du nord et du nord-ouest. L'insularité renforce la pluviométrie1. Toutefois, un gradient est perceptible entre le Nord plus sec et la partie méridionale équatoriale. Dans les îles, la saisonnalité des alizés détermine des espaces « au vent et sous le vent » ; ces positions d'abri se retrouvent au sein des profondes vallées andines de Colombie ou dans les oppositions entre la côte Caraïbe et la côte Pacifique de l'isthme.

1.3.2. La triple menace sismique, volcanique et cyclonique

  • Un carrefour de plaques tectoniques très actives fait du bassin caribéen une zone de très forte2.
  • Une intense activité volcanique plus isthmique qu'insulaire. La zone participe de la ceinture de feu du Pacifique.
  • Des cyclones récurrents qui semblent de plus en plus fréquents et de plus en plus violents au Nord du 5e degré nord, frappant îles et côtes continentales.

Ces catastrophes naturelles sont très destructrices et fragilisent les économies régionales. Au-delà des pertes humaines (le tremblement de terre d'Haïti de janvier 2010 a fait plus de 250 000 morts et 1,5 millions de sans abri), les dégâts matériels sont considérables, tant au niveau des infrastructures, des bâtiments publics et privés, des ressources perdues et des biens matériels détruits. Le coût de ces catastrophes augmente avec l'amélioration du niveau de vie régional. Toutefois, de forts écarts en matière d'organisation des secours dessinent une géographie très différentielle entre des territoires bien préparés (Antilles françaises) et ceux qui sont démunis (Haïti, Amérique centrale).

1.4. Une aérologie à dominante est-ouest pour des côtes peu favorables à l'escale des navires modernes

La climatologie de la Caraïbe et plus particulièrement des Antilles, est dépendante du déplacement saisonnier des masses d'air de l'Atlantique. L'anticyclone des Açores commande l'aérologie régionale en générant les alizés dont la dominante est est-ouest, avec une inflexion nord-est/sud-ouest au début de l'année, suivie d'une trajectoire sud-ouest/nord-est, qu'empruntent aussi les cyclones lorsqu'ils atteignent la région.

Cette circulation commande toute navigation à voile ; ainsi sur le trajet transatlantique, il faut contourner l'anticyclone des Açores soit par le nord, soit par le sud. Cette dernière option était la route est-ouest pendant la période coloniale, tandis que le retour s'appuyait sur le courant du Gulf Stream pour revenir en Europe en contournant l'anticyclone par le nord.

Les îles offrent des côtes peu favorables aux ports. La fréquence et l'orientation des alizés et la disposition longitudinale des Petites Antilles, des Îles Vierges, comme à Trinidad, donnent une grande importance à leur exposition. Au vent, elles reçoivent la houle atlantique sur une morphologie volcanique souvent faillée et n'offrant pas de rade sûre. Sous le vent, le tracé côtier souvent rectiligne réduit les espaces portuaires. La morphologie corallienne de certaines îles (Bahamas) multiplie les platiers et les chenaux d'accès sont rares. Au total, les ports antillais manquent soit de fonds marins ou d'abri, soit d'espace terrestre contigus à leurs quais.

Dans l'isthme centroaméricain, la côte caraïbe est majoritairement basse, humide (à mangrove) et peu accorte. Les emplacements portuaires favorables aux mouillages sont rares par manque de profondeur et par le caractère rectiligne d'une côte souvent lagunaire avec cordons sableux.

La côte caraïbe de l'Amérique du Sud fait alterner les baies et les caps au niveau de la Colombie ; par contre, les côtes du Venezuela sont peu découpées (à l'exception du golfe de Maracaibo) ; le vaste delta de l'Orénoque et les côtes guyanaises limitent une zone forestière qui se termine souvent en mangrove. La puissance des fleuves qui les atteignent est compensée par leur turbidité, créant des barres de boue très mobile à leur embouchure qui contrarient le tirant d'eau utile de ces fleuves.

1.5. Une mobilité terrestre entravée

1.5.1. Le climat est agressif pour les infrastructures coûteuses à construire et à entretenir

L'érosion tropicale humide est près de 10 fois plus agressive que l'érosion tempérée. Cette forte érosion liée souvent à une pluviométrie brutale accentue les contrastes des pentes ; ainsi le talutage est fréquent sur toute pente forte dans un matériel très hétérogène facilement mis en mouvement par des pluies fortes ; la nature très argileuse des sols tropicaux favorise les glissements de terrain. De plus, le cycle d'érosion tropicale fait alterner les espaces plats hyper humides et les pentes fortes facilement ravinables.

1.5.2. Des eaux terrestres peu utilisables pour la navigation

Les forts contrastes pluviométriques provoquent des variations brutales du niveau des eaux (llanos du Venezuela pendant la saison des pluies). Le profil en long des fleuves tropicaux sont très irréguliers, alternant les biefs à pente faible et les nombreuses ruptures de pente (cascades, chutes). L'agressivité de l'érosion rend les eaux fluviales très chargées dans leur section amont (torrents avec nombreux rochers) et très turbides dans leur section aval. Il en résulte un contact déséquilibré entre ces eaux fluviales et les eaux marines ; la forte charge en sédiments de l'Orénoque et des fleuves guyanais, colombiens et isthmiques se prolonge en mer et contrarie la formation de véritables estuaires ; il s'agit plus souvent de deltas aux bras multiples instables contrariant la navigabilité potentielle.

Toutefois, les travaux coûteux et renouvelés permettent à la marine marchande d'accéder au réseau du bas Orénoque et à l'aval des fleuves guyanais et colombiens.

1.5.3. La nature de la topographie caribéenne contrarie les réseaux en multipliant les ouvrages d'art des infrastructures terrestres

La topographie resserrée des îles volcaniques privilégie les routes annulaires côtières évitant l'axe central montagneux.

En Amérique centrale, la localisation historique des capitales dans l'intérieur montagnard a rendu coûteuse toute liaison avec la côte caraïbe valorisée par les cultures d'exportation ; il en est de même pour toute infrastructure reliant Bogotá ou Caracas à leur côte caraïbe3.

Dans les Guyanes, toute voie de communication terrestre a dû composer avec l'extrême difficulté de pénétration de la forêt sempervirente, de la force et de la densité de ses cours d'eau perpendiculaires à la côte.

2. La faible empreinte précoloniale dans un espace sans roue et sans animal de trait

L'évocation de cette empreinte se limitera à la période précédant l'avènement de la colonisation européenne.

Les populations de l'isthme méso-américain vivaient au sein de sociétés très hiérarchisées connaissant de fréquentes guerres et dominées par des ethnies venues du Nord. Ainsi nous ne retiendrons que l'ultime domination aztèque à partir de Tenochtitlán et qui s'étendait vers le sud jusqu'à l'aire Maya centrée sur la forêt yucatèque.

Le pouvoir était montagnard, là ou se trouvaient les sanctuaires religieux, lieux de pouvoir et de population dense. Il exigeait de nombreux tributs des ethnies soumises, montagnardes ou côtières. L'exercice de ce pouvoir requérait une mobilité uniquement pédestre et humaine mais remarquablement assurée par des courriers officiels parcourant des chemins construits faisant souvent fi du relief, pour relier les principaux centres religieux. Les marchandises se déplaçaient par le fardage humain.

Dans les montagnes andines de la « Terre Ferme » (futurs Colombie et Venezuela), l'animal de bât était utilisé sur les hauts plateaux. Les côtes de l'isthme, particulièrement la côte caraïbe, étaient sans doute le lieu d'un cabotage en pirogue, utilisant les nombreuses lagunes et rivières du golfe du Mexique jusqu'à l'isthme de Panamá.

Le monde forestier du bouclier guyanais et de ses bordures était fort peu occupé par des populations de chasseurs-pêcheurs qui utilisaient les nombreux chemins d'eau de ces régions. Leur savoir en matière de navigation permit aux ethnies issues du bassin de l'Orénoque d'entamer, sur plusieurs siècles, la conquête par la pirogue de l'arc de Petites Antilles à partir des bouches de l'Orénoque4.

Dans ce monde amérindien, les Petites Antilles formaient un espace où la mobilité maritime était fréquente et intégrait chaque île au sein d'un ensemble de populations peu nombreuses, peu hiérarchisées, combinant la pêche, la cueillette et la culture du manioc, avec des échanges entre îles. Cette mobilité était avant tout longitudinale, suivant soit la côte caraïbe, soit sans doute moins fréquemment, la côte atlantique plus agitée. L'intensité de ce cabotage suivait les rythmes du climat et devait compter avec les difficultés à croiser les courants qui séparaient chaque île pour des bateaux mus uniquement à la pagaie.

Ainsi de la période précoloniale, nous retiendrons cette double mobilité caraïbe limitée par une très faible emprise humaine sur la nature et l'utilisation quasi unique de la seule force humaine. Dans les Petites Antilles, la mer Caraïbe pouvait jouer le rôle d'une véritable matrice sociétale grâce à la maîtrise des piroguiers kalinas qui rendaient cet espace relativement fluide. Dans les Grandes Antilles, les éléments archéologiques nous manquent pour évoquer ce qui était sans doute un certain cabotage entre les innombrables îles de l'archipel des Bahamas et des côtes de Cuba.

Par contre, entre l'arc antillais et l'isthme méso-américain, les liens maritimes existaient-ils autres qu'exceptionnels ou occasionnels au niveau du Yucatán et de l'extrême ouest de Cuba ? Cette polarité longitudinale des mobilités, donc des pouvoirs et des enjeux de pouvoir, n'allait se retrouver qu'après l'hégémonie transatlantique de la colonisation européenne.

Ainsi, le bassin caribéen précolonial est-il un monde clos vis-à-vis de l'Occident et de l'Orient, mais il n'était pas immobile. Les hommes marchèrent sur les sentiers construits à travers les montagnes de la Terre Ferme5 et pagayaient le long des côtes de l'isthme et des îles ainsi que sur les nombreux chemins d'eau des vastes zones forestières continentales. Les échanges forcés ou par troc suivaient les mêmes chemins.


1 Malgré sa situation tropicale, la Guadeloupe a une pluviométrie quasi équatoriale, équivalente à celle du Gabon.

2 Le récent tremblement de terre d'Haïti (janvier 2010) dépassait le chiffre 7 sur l'échelle de Richter. Un an après, seuls 5 % des décombres (30 millions de m3) ont été déblayés et aucune véritable reconstruction n'a été entamée.

3 La ville de Caracas n'est située qu'à quelques dizaines de km de la côte mais en est séparée par un chaînon montagneux culminant à plus de 2 500 mètres.

4 Les Kalinas utilisaient 2 types d'embarcation : le couliala, pirogue de 6 à 8 m de long pour la navigation familiale et quotidienne de courte et moyenne distance ; le kanaoa, longue pirogue jusqu'à 20 m, pour les grandes expéditions, pouvant porter jusqu'à une cinquantaine d'hommes (cf. J.P. Sainton (dir.), Histoire et civilisation de la Caraïbe, tome 1, p. 76-77). Lors de l'un de ses séjours en Dominique, dans les années 1970, l'auteur de cet article a lui-même vu ce type de construction de canoë, taillé dans un tronc de goumier que l'on écarte à l'aide de pierres chauffées au feu.

5 Ruines archéologiques des cités aztèques et mayas ont livré des fragments de chaussées empierrées qui devaient permettre de relier entre eux certains centres culturels.

Auteur : Jean-Pierre Chardon

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