ESPACES MARITIMES
 
Le pouvoir de la mer


Mare nostrum des États-Unis aujourd’hui, la mer des Antilles et le golfe du Mexique étaient, il y a quatre siècles de cela, mare nostrum de l’empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais, celui de Charles Quint.

À la fin du XIXe siècle, Alfred Thayer Mahan devint un des stratèges navals les plus influents. Il traita de toutes les mers du globe, mais la Caraïbe fut un des premiers terrains d’expérimentation pratique, dans les dernières années du XIXe siècle, de la stratégie militaire de la jeune puissance américaine. La construction des entités politiques et économiques de la Caraïbe par les puissances majeures qui firent entrer le Nouveau Monde dans l’histoire européenne, depuis la fin du XVe siècle, est une véritable incarnation non seulement du Sea Power, de la puissance sur la mer, mais du pouvoir de la mer.

C’est de la mer et de ses alizés que procède la facilité d’accès aux premières îles au-delà de la « Mer ténébreuse » pour les navigateurs qui suivirent les expéditions de Christophe Colomb. C’est de la mer et de ses westerlies que procèdent les retours aisés vers les Açores, puis vers les ports de Séville, Cadix et, plus tard, de Bruges, Anvers, Nantes, Bordeaux, Plymouth et Bristol, pour les flottes chargées des richesses extraites, pillées ou produites du Nouveau Monde.

La navigation à travers l'Atlantique comportait des risques, avec de violentes tempêtes, mais elle était au cours du XVIe siècle naissant nettement moins difficile que celle de l’Atlantique africain et de la route des Indes par le contournement du cap de Bonne-Espérance. Les îles de Madère, des Canaries et du Cap-Vert constituaient autant d’étapes où les équipages étaient « rafraîchis » et les navires réparés. Les régimes de vents, aux bonnes saisons, ouvraient de véritables couloirs d’accélération aux navigateurs qui, expériences après expériences, accumulant cartes et livres de bord, ont su commencer à comprendre le fonctionnement de cette immensité liquide qui inquiétait et faisait barrière jusqu’à la fin du XVe siècle. Au XVIIIe siècle, les navires anglais mettaient 18 jours pour parcourir les 2 300 kilomètres de Plymouth à Madère et 27 jours seulement pour traverser les 5 000 kilomètres qui séparent Madère des Petites Antilles. Longtemps avant eux, les Espagnols seuls, ensuite les Hollandais et les Français, avaient emprunté ces couloirs d’accélération naturels qui ont mis à portée des « centres » des économies européennes les nouveaux horizons et les sources d’enrichissement de l’archipel des Antilles et, surtout, du continent américain.

Les métaux précieux, or et argent, devinrent dès les premières explorations les principales motivations de nouvelles expéditions. De l’or, Hispaniola en avait peu. Aussi les efforts espagnols, dès les découvertes des conquistadors sur le Continent, organiseront-ils, de manière essentielle et privilégiée, la quête et l’acheminement des métaux précieux. Dès 1493, les deux grandes puissances maritimes d’alors, l’Espagne et le Portugal, cherchèrent à faire reconnaître leurs prérogatives sur les mers et les terres qu’ils découvraient. Deux bulles papales en 1493 n’y suffirent pas : il fallut attendre le Traité de Tordesillas en juin 1494 qui établit une ligne de démarcation à 370 lieues à l’ouest des îles du Cap-Vert, permettant ainsi d’intégrer la terre de Brasil à l’aire portugaise.

La suprématie espagnole sur la mer des Antilles et la route des colonies des mers du Sud s’étendra tout au long du XVIe siècle mais, dès ses premières expéditions, elle sera contestée. La guerre de course, de piraterie, couvrira plus de deux siècles. Le contrôle des routes maritimes, de places fortes et de positions stratégiques constitue la trame des rapports de forces qui se sont mesurés dans la mer des Caraïbes. D’autres parties du monde ont connu cette situation : la Caraïbe l’a vécue de manière particulièrement intense. Dans les premières années de l’installation espagnole dans les Grandes Antilles, tous les ans une flotte partait de Cadix pour Hispaniola d’où repartaient des navires vers les autres colonies en cours de constitution. Après les conquêtes du Mexique et du Pérou, la Casa de Contratación envoya des flottes au départ de Séville et de Cadix. Elles entraient dans la mer des Antilles par la passe qui sépare les Îles Vierges de Porto Rico. Une partie de l’expédition voguait vers Veracruz au Mexique et faisait halte à Porto Rico, à Hispaniola et à Cuba. Les autres galleone se dirigeaient vers Cartagena et le continent où la jonction se faisait avec les expéditions en provenance du Pérou. L’Armada du Sud avait convoyé son précieux chargement de Lima à Panamá, l’isthme avait été traversé par caravanes terrestres jusqu’à Porto Bello. Le rassemblement avait lieu à La Havane, puis, par le canal des Bahamas, les navires faisaient route vers Séville. Ainsi s’effectuait la Volta espagnole qui amenait au Royaume d’Espagne, puis à l’Empire, le flux vital de l’or et de l’argent. Au travers de l’Espagne, il insufflera une dynamique économique à toute l’Europe. Des places fortes s’édifiaient pour protéger routes et chargements. Cuba acquit une position stratégique et La Havane devint « la clé des Indes ». Bien des décennies plus tard, en 1763, lorsque l’Angleterre aura arraché La Havane à l’Espagne, William Pitt en dira : « Depuis sa capture, toutes les richesses et les trésors des Antilles sont à nous. ». L’Espagne bâtit une formidable forteresse à Cartagena. Porto Rico, Cuba, Cartagena sont quelques-unes des positions névralgiques du dispositif de contrôle des routes maritimes et des mers. Elles seront l’enjeu permanent des luttes entre les puissances européennes dans les Antilles.

Dans ces conflits quasi permanents, ponctués d’actes de piraterie et de lettres de courses, le contrôle des routes et des entrées de la Caraïbe jouera un rôle essentiel. L’affaiblissement de l’empire espagnol par ses concurrents se jouait tous les ans en mer. Il se réalisa aussi par le développement de colonies là où la Couronne d’Espagne n’a jamais eu qu’une emprise faible : les Petites Antilles, les Guyanes et l’Amérique du Nord.

Après Richard Hakluyt, conseiller d’Élisabeth d’Angleterre, qui jeta les bases du projet d’expansion impériale anglais, Oliver Cromwell, à la suite des Actes de Navigation de 1651, lança en 1655 une expédition vers la Caraïbe, qu’il appela son « projet occidental ». La logique du contrôle des ports, des routes maritimes, s’élargit à toute la Caraïbe. Les Anglais firent l’acquisition dans les années 1720 de Saint-Thomas et de Crab Island pour, selon le gouverneur de Saint-Thomas, « encadrer Porto Rico afin de pouvoir s’en rendre maître à la première rupture avec l’Espagne ». Parmi de multiples conflits du même ordre, ceux dont les minuscules îles Turques – Turks Islands – furent l’enjeu révèlent l’opiniâtreté des batailles pour ces verrous des mers. Les Turks, derniers maillons de la chaîne des Bahamas, sont toutes petites, mais elles occupent une position clé à l’ouverture du passage Sous-le-Vent entre Cuba et Hispaniola. Elles furent très longtemps revendiquées et, finalement, conservées par l’Angleterre.

La bataille pour le contrôle des mers ne s’arrêta pas aux rives de la Caraïbe. Elle se poursuivit sans relâche pour la recherche du passage entre les deux océans. Formidable, grandiose entreprise : joindre par voie d’eau l’océan Atlantique à celui que, dès 1513, Vasco Nuñez de Balboa, après vingt-cinq jours de marche, découvrait du haut de la sierra de Quaregna et nommait « Mer du sud ». Le Portugal et l’Espagne rivalisaient d’expéditions pour trouver le détroit permettant le passage vers l’est : toujours l’autre route des Indes, celle que déjà cherchait Colomb, celle que les navigateurs cherchaient toujours au-delà de la Terra australis incognita, sans que l’on sache nettement quelle distance demeurait à parcourir. Le Vénitien Verrazano qui, en 1523, a longé toute la côte de l’Amérique du Nord, de la Floride à Terre-Neuve, publia un rapport admirable mais qui n’intégrait ni ne citait les découvertes de Balboa (1513) et celles de Magellan (1519-1521).

Magellan, bénéficiant des apports de quelques expéditions antérieures, s’appuya sur des cartes du géographe allemand Martin Behaim qui suggéraient un passage. Magellan aborda le détroit en octobre 1520. Il lui faudra un mois pour le franchir et déboucher sur l’immense océan qu’il traversera d’une traite, bénéficiant de conditions météorologiques étonnamment calmes qui le conduiront à le nommer « Pacifique ». Le difficile contournement de l’Amérique du Sud avait très rapidement convaincu qu’il fallait trouver une autre voie. Les expéditions allaient alors se succéder, les projets les plus fous s’échafauder pour trouver ou, à défaut, réaliser la jonction entre les deux océans. Les premiers projets se formèrent dès la fin de la conquête de Cortés en 1520 et en 1530 : ils dureront près de quatre siècles. Quatre siècles de remontées de fleuves, de traversées de forêts et de montagnes, de mémoires, de rapports, de suppliques et d’arguments. La concurrence la plus effrénée entre grandes puissances y présidera, toujours pour le contrôle, mais cette fois pour le contrôle du passage entre les deux océans. Le Royaume d’Espagne fut évidemment au premier rang de ces diverses tentatives. Achevant la conquête du Mexique, dès octobre 1520, Cortés informa Charles Quint de la possibilité d’un passage entre le fleuve Coatzalcoalcos, le Chimalaya, et le golfe de Tehuantepec. Très peu d’années plus tard, les représentants de la Couronne dans l’actuel Nicaragua signaleront que Gil González Dávila avait découvert l’existence d’une communication entre le lac intérieur du Nicaragua, long de 160 kilomètres et distant de « l’autre côté » (l’actuel Pacifique) de seulement 19 kilomètres, et la mer des Antilles par le fleuve Desaguadero, aujourd’hui fleuve San Juan, navigable sur ses 210 kilomètres.

En 1520, soit dans la même décennie, Saavedra proposait de traverser l’isthme de Darién dans l’actuelle Colombie. Les Portugais n’étaient pas en reste dans cette course vers l’autre océan et envisageaient des passages par l’isthme de Tehuantepec ou le Panamá. Ces quatre tracés possibles, isthme de Tehuantepec, isthme de Darién, Panamá et San Juan Lac Nicaragua, seront, tour à tour ou simultanément, envisagés, explorés, seront l’enjeu d’expéditions et de conflits, parfois très violents, que l’existence actuelle du canal de Panamá a quasiment occultés.

De tous ces tracés envisagés, c’est celui à travers le Nicaragua qui a très longtemps fait le plus l’objet d’attention et de convoitises. En 1748, les Anglais prirent San Juan del Norte à l’embouchure du San Juan sur la mer des Antilles. Plusieurs expéditions furent renouvelées au cours du XVIIIe siècle. En 1849, l’Angleterre s’empara de la baie de Fonseca, débouché possible sur le Pacifique d’un éventuel canal.

La quête du passage entre les deux océans suivit le rythme des conflits d'influence qui opposaient les grandes puissances : la britannique a disputé la suprématie espagnole, puis l’a emporté ; la jeune puissance américaine en fit dès ses premiers pas un élément d’affirmation. Le premier contrat portant sur un canal transisthmique fut conclu dès 1826. Dans le même temps, les Français et les Hollandais ne renonçaient pas ; en 1829, Guillaume Ier des Pays-Bas obtint un privilège d’excavation du gouvernement nicaraguayen. Des efforts français du moment témoigne l’étonnant mémoire de Louis Napoléon Bonaparte, le futur empereur Napoléon III, écrit en prison et intitulé « Création d’un canal du Nicaragua ou projet de jonction des océans Atlantique et Pacifique au moyen d’un canal ».

Les États-Unis étaient de plus en plus présents et pressants. Traités, expéditions et ouvertures de concessions se succédèrent. La Colombie, par le traité John Hay/Herr de 1903, accorda aux États-Unis, pour cent ans renouvelable, le droit de construire et d’exploiter un canal. L’année suivante, la concession française de Panamá était rachetée. Pour autant, le projet nicaraguayen n’était pas mort : en 1914, à l’occasion d’une intervention militaire, les États-Unis obtinrent un droit à perpétuité pour la construction d’un canal. L’impétueuse poussée des puissances pour franchir la barrière de l’isthme et contrôler le passage n’aura pas cessé pendant près de quatre siècles. Le canal de Panamá, ouvert en 1914, est resté concession américaine jusqu’à sa rétrocession à la République de Panamá le 1er janvier 2000 en application des traités Torrijos-Carter de 1977. Cette quête du passage, comme l’entrée progressive, puis l’affirmation des États-Unis sur la mer Caraïbe et l’Amérique latine, illustre la croissance de la jeune puissance. James Monroe et Alfred Mahan en furent deux figures clés. Au cours du XIXe siècle s’imbriquent dans la Caraïbe la construction territoriale des États-Unis, le rêve sudiste caraïbe avorté, le panaméricanisme contre la puissance impériale anglaise et la domination américaine naissante jusqu’à son hégémonie.

James Monroe fut l’artisan de l’achat de la Louisiane en 1803. Pour 60 millions de louis, les États-Unis franchirent le Mississippi, acquirent 2 millions de km2, doublèrent quasiment leur surface avec un immense territoire qui s’étendait jusqu’au Canada. Les États-Unis affrontèrent tour à tour l’Angleterre et l’Espagne. La Louisiane fut la première porte américaine sur la Caraïbe. Une des dernières confrontations entre les États-Unis et l’Angleterre se produisit devant La Nouvelle-Orléans en 1812 autour de la question du droit des neutres. Elle tourna à l’avantage du jeune général Andrew Jackson. Le même Jackson occupa la Floride en 1818 dans des circonstances mal définies et cette politique du fait accompli obligea l’Espagne à la céder pour cinq millions de dollars : elle devint la seconde porte sur la Caraïbe. Le droit des neutres, le refus américain de toute intervention des puissances impériales européennes, non seulement aux États-Unis, mais aussi sur l’ensemble du continent, constituent le fondement de la déclaration élaborée par John Quincy Adams et adressée au Congrès le 2 décembre 1823 par James Monroe, devenu président des États-Unis. Elle ne s’appelait pas encore la doctrine Monroe : elle apparut sous ce nom pour la première fois en 1854. Elle forgea néanmoins progressivement la légitimité de la politique continentale américaine.

L’ouverture de la troisième porte sur la Caraïbe, le Texas, fut étroitement liée à la montée de l’influence des États sudistes. L’annexion du Texas résulta avant tout d’un enjeu continental de développement d’un système économique, celui des plantations de coton esclavagistes, mais elle réalisa en même temps la clôture américaine des rives de la Caraïbe et donna de l’élan au rêve expansionniste sudiste. Au sud de la Mason & Dixon Line, la culture du coton et l’esclavagisme se sont étendus. La progression vers l’ouest inquiéta les planteurs qui y virent un risque de déséquilibre politique de l’Union. En réaction, ils développèrent une politique annexionniste qui conduisit à l’occupation de fait du Texas, puis à son annexion officielle en 1845. En 1844, John Quincy Adams s’inquiétait de cette situation : « L’annexion du Texas (...) marque la première étape vers la conquête du Mexique, des Antilles, d’une monarchie maritime, colonisatrice, esclavagiste et liberticide ». Il est vrai que le rêve sudiste ne consistait pas seulement à vouloir contrebalancer les États situés au nord de la Mason & Dixon Line, mais il voulait aussi étendre l’emprise du Sud sur toute la mer Caraïbe et son pourtour et devenir autant puissance maritime que terrestre pour assurer son commerce et sa prospérité. Si le président Polk (1845-1849) n’épousait pas le rêve sudiste, il se déclarait néanmoins « résolument favorable à l’achat de Cuba pour en faire un des États de l’Union ». Il faisait suite ainsi à de nombreux essais d’achat de Cuba à la Couronne espagnole. Cuba revenait à l’épicentre des batailles d’influence dans la Caraïbe. Le rêve sudiste, dans sa forme initiale, sombra avec la défaite des confédérés, mais il reprit corps sous la forme de l’impérialisme de plus en plus affirmé des États-Unis. La doctrine Monroe, de défensive, devint offensive. Le jeune impérialisme s’affirma tout d’abord sous l’appellation du panaméricanisme. La Havane fut l’un des premiers lieux de sa mise en œuvre en 1898. Alfred Thayer Mahan puisa dans la guerre hispano-américaine et la situation de la mer Caraïbe des éléments essentiels de la doctrine navale qui allait devenir celle de la jeune puissance américaine. L’explosion du cuirassé Maine dans le port de La Havane conduisit à trois mois de guerre avec l’Espagne. À son issue les États-Unis annexèrent Porto Rico, et Cuba devint indépendant sous la tutelle américaine définie par l’Amendement Platt en 1903. C’est de ce traité que date l’étonnante possession, qui se prolonge encore aujourd’hui, de la base américaine de Guantánamo louée pour 5 000 dollars par an en 1912. La perte de Cuba et de Porto Rico par l’Espagne mettait un point final à l’ère du mare nostrum espagnol dont il ne restait plus que des lambeaux après la domination anglaise. Le partage papal de 1493 était définitivement caduc. L’ère de la Méditerranée américaine s’ouvrait alors.

Ce fut l’occasion pour Alfred T. Mahan de tirer de ce conflit des leçons stratégiques. L’ami de Roosevelt était l’un des représentants américains d’un grand mouvement d’idées, liant navalisme et impérialisme, caractéristique des années 1880-1914. Lessons of war with Spain traduisent dans une logique militaire et navale une idée qui circulait depuis cinquante ans dans les cercles dirigeants américains : Mahan concevait Cuba comme une position avancée nécessaire des États-Unis. La proximité du continent déjà invoquée par Quincy Adams rejoignait le rôle de verrou, contrôle des mers, joué dès Charles Quint et disputé par William Pitt. La Caraïbe devint mare nostrum des États-Unis. La sortie de Cuba hors du protectorat américain après la révolution cubaine, énorme coup de canon dans le ciel serein de la domination américaine, fut et demeure le plus gros accroc qu’elle ait enregistré dans la région. La Révolution de 1958 cueillit comme un fruit mûr le régime Batista en totale déliquescence, honni par l’immense majorité de la population. Depuis un demi-siècle, Cuba était devenu le champ clos des grands groupes sucriers américains. La révolution cubaine ne pouvait être qu’opposée à l’impérialisme américain. Anti-impérialiste, nationaliste et révolutionnaire à l’origine, il fallut les agressions multiples des États-Unis jusqu’à l’étonnante expédition de la baie des Cochons pour rapprocher le jeune régime de l’URSS et aboutir à la crise des fusées de 1962. De la « position avancée » chère à Alfred T. Mahan, Cuba est devenue un foyer d’opposition pendant deux décennies, puis un isolat au fur et à mesure qu’évoluait le régime castriste. Un siècle, le siècle de Mahan, Monroe et Roosevelt, s’est écoulé depuis l’établissement de l’influence américaine sur la Caraïbe. Cette emprise ne s’est pas traduite par un effacement total des puissances européennes. L’histoire compliquée des relations entre anciennes colonies et métropoles rythme encore la vie de la Caraïbe. Le Royaume-Uni a très longtemps gardé des positions stratégiques, toujours dans une logique de contrôle des points de passages maritimes et des débouchés : le Honduras britannique, aujourd’hui Belize, la côte occidentale du Nicaragua, la Guyana, Trinidad-et-Tobago, bouclant l’arc antillais et verrouillant la sortie de l’Orénoque, et au-delà de la Caraïbe les Antilles antarctiques entre Argentine et pôle Sud sur la route du Pacifique. La France a fait de Kourou en Guyane la version européenne de cap Canaveral. Deux des pas de tir de l’âge spatial les plus importants, l’américain et l’européen, se situent sur le pourtour du Bassin caraïbe.

Dans les dernières décennies, le contrôle des mers dans la Caraïbe n’a pas constitué une question sensible. Le début du XXIe siècle le ramène sur le devant de la scène internationale. L’impératif de sécurité est la préoccupation américaine et internationale également dans les mers des Caraïbes. Cette préoccupation vise le trafic de drogue et le blanchiment d'argent sur les plates-formes bancaires dites offshore, deux activités déstabilisantes qui prospèrent dans la Caraïbe. La contrebande fait partie du paysage de la Caraïbe depuis plusieurs siècles. Aujourd’hui, tous les autres trafics sont supplantés par le plus mortel et le plus lucratif d’entre eux : celui de la drogue. L’énorme marché solvable des États-Unis à proximité de pays aux niveaux de vie encore faibles et par ailleurs producteurs de substance de base pour les drogues est une incitation permanente au trafic vénéneux. D’Amérique centrale et d’Amérique latine remontent par toutes les routes et tous les moyens de transport possibles des cargaisons de drogue destinées principalement aux États-Unis et secondairement à l’Europe.

Le contrôle des mers et des voies d’accès aux États-Unis et à l’Europe est donc devenu une question de sécurité majeure au fur et à mesure que la société américaine prenait la dimension du fléau. Le commerce annuel des stupéfiants est estimé à près de 10 % du commerce mondial, l’équivalent des ventes de l’industrie automobile. Il génère des sommes d’argent énormes que les cartels ne thésaurisent plus comme le Colombien Gacha, du cartel de Medellín, l’avait fait dans les années 1980, dans des sacs plastiques enterrés : une crue avait alors déversé une manne sur les populations voisines. Le blanchiment est lui-même devenu une industrie directement liée au trafic de drogue. L’évolution très rapide de l’internationalisation des marchés financiers et des moyens d’échanges électroniques lui a donné une dimension mondiale. Cette puissance accrue, sa capacité à faire et à défaire des gouvernements, à peser à l’intérieur même des pays les plus puissants alarment suffisamment les États pour que des actions soient engagées même si des freins puissants, des atermoiements, le jeu même du système financier s’y opposent constamment. La Caraïbe est à nouveau au cœur de ces enjeux de contrôle.

Le volume total des actifs offshore était estimé en 2010 à 7 800 milliards de dollars, dont 20 % sont considérés comme douteux. Des petits pays de la Caraïbe ont fait de ces placements financiers un succédané de développement économique. L’éloignement physique très relatif en même temps que les liens économiques rodés avec les grands centres, la marqueterie d’îles et de statuts, le pouvoir de la mer d’isoler comme de relier discrètement des apports financiers à leur havre bancaire ont facilité cette évolution. La mondialisation du danger des multinationales de la drogue et du blanchiment conduit à des politiques coordonnées. Les États-Unis invitent les puissances européennes et maintenant des organisations internationales partagent l’impératif de sécurité dans la Caraïbe. Mare nostrum toujours, mais responsabilités partagées, contrôle des mers, des portes et des flux toujours.

Auteur : Pascal Buleon

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