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Haïti : De ruptures en ruptures, un territoire en mutation

Au cours des 30 années qui se sont écoulées depuis la fin de la dictature duvaliériste, Haïti a connu de profondes mutations, quand ce ne sont pas de véritables ruptures lorsque les changements sont brutaux, qui constituent des césures majeures bouleversant les équilibres antérieurs. En effet, le pays est passé d’un grand isolement à un pays hyper connecté tandis que sur le plan économique, le secteur agroalimentaire a laissé le premier rôle à la tertiarisation de l’économie, malgré un certain développement industriel. Par ailleurs, la parole s’est libérée, permettant aux masses populaires de s’inviter dans le débat politique.  Haïti et la République Dominicaine qui se sont toujours tourné le dos de part et d’autre d’une frontière de plus de 300 km entretiennent désormais des échanges intensifs, même si les relations restent humainement très sensibles. Quant au choc du séisme de janvier 2010, par l’ampleur de ses conséquences humaines, sociales et économiques, il constitue, à lui seul, une véritable rupture dans la société.

1. L’économie agricole a laissé la place à une économie tertiarisée

Si le territoire reste encore profondément rural, il n’est plus vrai qu’Haïti soit aujourd’hui un pays agricole. En effet, le déclin de l’agriculture, accéléré par l’exode rural et les catastrophes naturelles, marque une mutation profonde de l’économie haïtienne qui s’est tertiarisée, en particulier par le biais des activités informelles, même si, à côté, s’est développé le secteur des industries d’assemblage, essentiellement dans le domaine textile, générateur d’emplois dans un pays où le chômage atteint des niveaux très importants et où les deux tiers de la population vivent au-dessous du seuil de pauvreté.

1.1. Les industries d’assemblage remplacent le secteur agroalimentaire dans les exportations

Les activités agricoles connaissent, depuis plusieurs décennies, une dynamique socioéconomique régressive et ne représentent plus que 20 % du PIB national : en effet, dans les campagnes, vit toujours une petite paysannerie pauvre, cultivant des lopins de terre avec des techniques traditionnelles, des rendements et une productivité faibles. De plus, il existe des problèmes fonciers : morcellement de l’exploitation par le partage successoral, dispersion des parcelles, précarité de l’occupation de la terre, absence de cadastre, etc. Les effets de stimulation de la croissance dans les autres domaines économiques sont par conséquent extrêmement faibles. À ces facteurs pénalisants, il faut ajouter les risques climatiques ou économiques (incertitude du marché, instabilité des prix) et la préférence, de facto, de l’État pour les investissements en milieu urbain. L’agriculture est devenue marginale dans la valeur des exportations et, à l’inverse, les importations de produits alimentaires ont plus que doublé en moins de dix ans, passant de 325 millions en 2005 à 690 millions de dollars en 2013.

En 2012, le secteur secondaire employait 10,4 % de la population active et a fourni 18 % du PIB ; il n’occupe encore qu’une place relativement restreinte dans l’économie, mais il est en croissance. Il est vrai qu’il s’agit davantage de réexportation que de fabrication proprement dite, puisque les activités concernent essentiellement des produits des industries d’assemblage, appelées aussi sous-traitance, installées sur le sol haïtien. Elles profitent de la main-d’œuvre locale à bon marché pour produire à bas prix. Dans les années 1970 et 1980, Haïti s’était déjà engagée dans une dynamique transnationale de sous-traitance, symbolisée par le parc industriel de la SONAPI, établi dans le nord de la capitale, mais l’instabilité politique qui a suivi la chute de la dictature avait sévèrement pénalisé cette activité qui avait quitté le pays. À la fin des années 1990, les activités de sous-traitance ont été relancées et les exportations de ce secteur, essentiellement vers les États-Unis, représentent désormais la majeure partie de la valeur des exportations totales. Le secteur du textile et de la confection constitue la très grande majorité des entreprises d’assemblage. Des préférences commerciales ont été accordées à Haïti par les États-Unis dans ce secteur, dans le cadre de la loi HOPE (Haitian Hemispheric Opportunity Through Partnership Encouragement), entrée en vigueur en 2007 et modifiée en 2008 (loi HOPE II). Après le séisme de 2010, une nouvelle loi, baptisée HELP (Haiti Economic Lift Program), a prolongé jusqu’en 2020 puis en 2025 la loi HOPE  II et augmenté les quotas d’importation, dans le but de favoriser la relance de l’économie après le tremblement de terre. Les lois HOPE et HELP ont donc incité les acheteurs américains à s’approvisionner en Haïti, malgré la concurrence dominicaine et chinoise. De ce fait, les exportations de vêtements vers les États-Unis connaissent donc une croissance rapide (486 millions de dollars en 2009 et 700 millions en 2012) ; près de 26 000 travailleurs sont employés dans le secteur du vêtement (2012) et, avec le développement des parcs industriels de Ouanaminthe et de Caracol, on estime que les effectifs dans cette filière devraient atteindre 50 000 en 2016. Mais cette activité industrielle reste embryonnaire au regard des activités informelles qui représentent aujourd’hui l’essentiel de l’économie haïtienne.

1.2. Une économie tertiarisée basée sur le secteur informel

En Haïti, le terme « informel » est entendu comme l’opposé d’enregistré, d’officiel ; il ne doit donc pas être assimilé au travail au noir ou à une activité illégale. Bon nombre de commerces légaux et déclarés mènent d’ailleurs une partie de leurs activités dans l'informel : emplois non déclarés, achats et ventes sans facture, paiements en liquide, double comptabilité, etc. Les opérateurs économiques justifient le recours à l’informel par le fait que le non-respect de la réglementation sociale et fiscale permet aux entreprises de minimiser leurs coûts, notamment salariaux, et de maximiser leur rentabilité ; ils justifient le recours à de telles pratiques par la nature excessive et inadaptée de la réglementation publique et par la concurrence déloyale que l’informel exerce à l’égard des entreprises du secteur formel. Par ailleurs, l’insuffisance, voire l’absence de contrôle de l’État, et son incapacité à faire respecter les lois et règlements expliquent aussi le développement du secteur informel. De fait, le formel et l’informel se nourrissent l’un l’autre. Cependant, les activités économiques généralement considérées comme étant informelles sont celles qui sont caractérisées par la petite taille et le non respect de la réglementation.

Le secteur informel a toujours existé en Haïti, comme dans tous les pays en développement, mais depuis l’ouverture commerciale du pays en 1986, il a pris une ampleur considérable et il représenterait aujourd’hui plus de 80 % des emplois de l’aire métropolitaine, par exemple. Face au déclin des activités agricoles et à la réduction des industries d’assemblage dans les années 1980, la tertiarisation de l’économie s’est réalisée principalement dans l’informel en milieu urbain. Les villes débordent aujourd’hui d’activités informelles (travail indépendant, artisanat de «  proximité », commerce ambulant, restauration de rue, etc.) qu’il est impossible de dénombrer, en raison de leur caractère volatile. Ces activités sont réalisées par des personnes qui s’efforcent de sortir de la misère et du chômage par tous les moyens et elles témoignent, dans une certaine mesure, d’une forme de créativité et de débrouillardise indéniable. On a affaire à une économie de « grapillage », comme forme d’emploi, ainsi que le montre bien le film documentaire d’Arnold Antonin, Économie de survie (2004) : démultiplication des emplois précaires et chaîne continue qui se noue entre tous les maillons, ce qui permet à nombre de personnes de gagner, chaque jour, quelques gourdes pour survivre. Les trottoirs de Port-au-Prince, en particulier, se transforment en siège d’activités variées : petits commerces, mais aussi services divers, ateliers de réparation, voire même artisanat de production (travail du bois, des métaux, etc.). La prolifération de ces activités de rue devient problématique pour la circulation urbaine comme pour l’environnement, mais les interventions musclées ponctuelles des autorités municipales n’y changent rien.

L’activité des  Madan Sara  internationales (commerçantes qui voyagent à l’étranger à la recherche de marchandises qu’elles rapportent en Haïti pour approvisionner les marchés urbains) s’inscrit généralement aussi dans le cadre du secteur informel, dans la mesure où ces commerçantes échappent totalement au contrôle de l’État, puisqu’elles passent par des circuits non formels pour le financement, l’approvisionnement et la commercialisation des marchandises. Là non plus, le secteur formel n’est pas recherché, non seulement parce que l’obtention d’une licence représente un coût financier, mais aussi parce que l’établissement officiel d’un commerce suppose un ensemble complexe de démarches administratives auxquelles les  Madan Sara  ne sont pas toujours familiarisées. Par ailleurs, lorsque le commerce constitue une activité annexe, il y a une volonté évidente de rester dans l’informel. De ce fait, en raison de cette situation ambigüe et du niveau élevé de corruption, les commerçantes risquent leur investissement à chaque transaction, puisqu’elles n’ont aucun recours juridique en cas de problème. Mais la plupart d’entre elles estiment que la légalisation de leur activité ne les mettrait pas à l’abri de la corruption devenue plus ou moins institutionnalisée et elles se considèrent déjà lourdement taxées (coût du passeport, des visas, des multiples pots de vins aux services de l’immigration ou des douanes).

De manière générale, les flux d’importations informels, non comptabilisés par les statistiques officielles, sont très conséquents et ils proviennent de la République Dominicaine, pour ravitailler les marchés de l’ensemble du territoire haïtien. Il existe également des exportations informelles importantes vers ce même pays, qui concerne surtout des produits agricoles (café, bananes, pois congo, caprins, etc.) et les produits de la mer (langoustes, lambis). Mais les échanges informels peuvent provenir de plus loin et la ville de Miragoâne, à 90 km au sud de la capitale, est devenue, à la fin des années 1980, un port très actif dans le commerce informel, voire illégal. Le port génère une activité considérable dans la ville où détaillants et grossistes offrent aux passants une multitude de produits en provenance de Floride, souvent de seconde main.

2. Le choc du séisme du 12 janvier 2010

Avec ses dramatiques conséquences humaines, sociales, économiques et financières, le séisme de janvier 2010 constitue en soi une rupture d’une ampleur sans précédent. Désormais, il y a un avant et un après-séisme. Ainsi, par exemple, le tremblement de terre a produit une totale réorganisation du tissu urbain port-au-princien et permis d’engager une réflexion sur l’aménagement du territoire national. Il a également modifié les rapports d’Haïti avec le monde extérieur, accentuant encore davantage l’influence des États-Unis, la présence des ONG et des institutions internationales ou encore la pénétration économique dominicaine.

2.1. L’évènement sismique et ses conséquences immédiates

Haïti est située en bordure de la plaque caraïbe qui coulisse vers l'Est par rapport à la plaque nord- américaine, ce qui induit des mouvements de cisaillement et de décrochement horizontal, typiques des Grandes Antilles, alors que les Petites Antilles connaissent, elles, des mouvements verticaux par subduction. Le séisme qui s'est produit le 12 janvier 2010, de magnitude 7, à une profondeur relativement faible (entre 10 et 13 km), est dû au jeu en mouvement décrochant de la faille Enriquillo-Plaintain Garden (appelée, en Haïti, faille Pétion-Ville-Tiburon) qui passe à seulement cinq kilomètres au sud de Port-au-Prince. L’épicentre a été situé à environ 23 km à l’ouest de Port au Prince, près de la ville de Léogâne. Un séisme de magnitude 7 est certes très fort, mais pas exceptionnel. L'importance des dégâts s'explique ici par la très faible profondeur du foyer (moins de 15 km) et par sa localisation sous une zone fortement urbanisée et sans constructions parasismiques. D’autre part, le sous-sol de la plaine du Cul-de-Sac où se trouve la capitale est composé, sur une grande profondeur, d’alluvions et d’argiles, peu solides et donc beaucoup plus sensibles aux déformations. Le séisme s’est soldé par 250 000 victimes, plus de 300 000 blessés, 1,8 million de sans-abris. La valeur totale des dommages et pertes causés par le tremblement de terre a été estimée à 7,8 milliards de dollars, montant particulièrement élevé par rapport à la taille économique du pays (PIB haïtien estimé à 11,5 milliards en 2009).

À la suite du séisme, on a assisté à un exode urbain, les habitants de la capitale et des régions voisines fuyant vers la province. Au mois de mars 2010, selon OCHA, 600 000 personnes avaient quitté la région métropolitaine, redéfinissant de manière inédite la répartition spatiale de la population. Le tiers des migrants est parti vers la péninsule méridionale, 160 000 dans l’Artibonite et près de 100 000 dans les zones frontalières. Si la majorité est allée rejoindre des parents en province, nombreux sont ceux qui ont pris un bus ou un bateau pour fuir, en quête d’une aide solidaire, ce qui a étendu la zone sinistrée à des communes d’accueil totalement démunies face à l’ampleur du phénomène et à l’impossibilité locale d’y répondre. En effet, étant donné les difficultés d’installation dans des régions déjà en crise (absence d’infrastructures d’accueil, de travail, sous-équipement), la plupart des migrants sont retournés dans la capitale dévastée, où l’aide internationale était plus conséquente. Le séisme de 2010 a eu pour conséquence immédiate de priver 1,8 million de personnes de leur logement. Si 600 000 d’entre elles se sont déplacées en province, les autres ont commencé à s’organiser, d’abord dans des camps urbains ou suburbains, puis à la périphérie de la région métropolitaine, à Croix-des-Bouquets, à Gressier, par exemple, espace périurbain actuellement en cours d’intégration. L’aide humanitaire et l’État haïtien durent répondre dans l’urgence aux besoins sanitaires et aux impératifs de sécurité à l’intérieur de ces camps. En juillet 2011, un an et demi après la catastrophe, on comptait encore près de 900 camps de sinistrés à Port-au-Prince et dans les communes environnantes. 

2.2. L’impact du tremblement de terre sur la société

Grâce à deux enquêtes menées auprès des ménages haïtiens, l’une en 2007 et l’autre en 2012, on a pu comparer leurs conditions de vie pré et post-séisme. Le constat est accablant : leurs revenus ont baissé de plus de 50 %, le nombre de jeunes en âge d’étudier qui travaillent a augmenté, les inégalités sociales ont explosé et la vulnérabilité de certains ménages s’est aggravée, laissant une population encore plus fragile face à de nouveaux désastres (inondations, épidémies, etc.), d’autant plus que l’aide internationale n’a pas toujours été bien ciblée. Ce tremblement de terre a tellement marqué la société haïtienne qu’elle a fécondé une production culturelle foisonnante, chez les peintres comme chez les écrivains ou les cinéastes. Au plan littéraire, plusieurs écrivains se sont inspirés de la situation post-sismique pour écrire (Rodney Saint-Eloi, Yannick Lahens, Kettly Mars, Mackenzie Orcel, entre autres). Dans le domaine des arts plastiques, on peut citer l’exposition d’art contemporain « Haïti, royaume de ce monde » qui a été présentée également à l’étranger. Quant au septième art, il n’est pas en reste puisque pas moins de neuf films présentent des témoignages d’un pays vivant en temps de mort et de chaos.

Dans le chaos post-séisme, quelles ont été les réactions individuelles et collectives ? La grille de lecture proposée par le modèle exit-voice and loyalty, développé en 1970 par Albert Otto Hirschman, permet d’appréhender les stratégies des sinistrés face aux dysfonctionnements engendrés par le séisme. L’exit est une défection. Il y a d’abord l’exit spatial : fuir les quartiers sinistrés pour un ailleurs plus sécurisé, partir vers le reste du pays ou rejoindre les camps de sinistrés implantés en périphérie de Port-au-Prince, pour recevoir des aides humanitaires.Il y a également l’exit des ressources, synonyme de déclassement économique et social, les deux formes d’exit se conjuguant pour les personnes appartenant aux classes moyennes, qui connaissent alors un déclassement spatial et social. Le voice ou protestation est la réaction inverse : les stratégies qui relèvent du « voice » comprennent d’abord la volonté de concertation et l’élection du chanteur populaire Michel Martelly, montrant une volonté de rupture, incarne cette stratégie. L’autre revendication de type voice, la confrontation, a été très limitée, même si des manifestations ont cependant éclaté à l’occasion des distributions de l’aide alimentaire, à la suite des nombreuses violences dans les camps ou des intempéries qui ont frappé les camps mais surtout à l’encontre des ONG. Dans le concept de loyalty, voire d’« apathie », l’individu continue de faire confiance au système institutionnel ou il n’y adhère plus et ne prend plus d’initiative. Lors des premières heures après la catastrophe, le pays a dû se relever seul et la société haïtienne s’est mise en marche, dans un mouvement de cohésion nationale. Mais deux ans après le séisme, près de 500 000 Haïtiens vivaient encore dans les camps, semblant s’adapter à une situation sans espoir apparent d’un éventuel changement.

3. Le développement des formes et moyens de communication

Le début du XXIe siècle connaît une révolution majeure, avec l’explosion des technologies de l’information et de la communication (TIC), qui a fait passer Haïti d’un grand isolement à une hyper-connexion. L’avènement des TIC, en particulier de la téléphonie mobile et, dans une moindre mesure, Internet, a opéré des changements notables dans la communication sociale. De son côté, l’amélioration du réseau routier et des structures portuaires et aéroportuaires a facilité l’insertion d’Haïti dans les échanges internationaux.

3.1. L’explosion des technologies de l’information et de la communication (TIC)

Les avancées des technologies de l’information et de la communication semblent être plus rapides en Haïti que dans beaucoup d’autres pays en développement. La téléphonie mobile est le secteur des TIC qui a véritablement explosé depuis la fin des années 2000, remplaçant le téléphone fixe jusque là réservé à la catégorie sociale élevée : le taux de pénétration du marché est passé de 5 % en 2005 à plus de 45 % aujourd’hui, ce qui positionne néanmoins le pays loin derrière la République Dominicaine (87 %) et dans le classement mondial (160è place sur 195 pays). Les deux opérateurs, Digicel et Natcom, développent sur place les technologies les plus avancées (fibre optique, réseau 4G, application qui transforme le smartphone en téléviseur), pour mieux pénétrer le marché. L’engouement de la population haïtienne pour le téléphone mobile a facilité le lancement d’un service bancaire à partir du téléphone portable qui permet d’effectuer, en quelques clics, la plupart des transactions. Haïti s’est aussi engagée dans un processus de transition de l’analogique vers le tout numérique dans le domaine de l’audiovisuel, avec le lancement en 2012 de la station de télévision NUTV, première télévision numérique terrestre (TNT) nationale, d’une qualité bien supérieure.

Document n°1 : Les abonnés téléphoniques en Haïti

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Source : André Calmont.

En ce qui concerne Internet, Haïti n’a pas été en reste et, malgré l’extrême précarité des conditions de vie d’une grande partie de la population et le coût relativement élevé d’une connexion Internet, le nombre de clients n’a cessé d’augmenter : 19 000 internautes en 2000, 836 000 en 2010, 1,5 million en 2013. Sur le plan politique, les TIC ont permis la multiplicité des supports et des sources d’information et de communication, diminuant ainsi la pression sur les médias traditionnels et sur les journalistes, sans pour autant faire évoluer les mentalités et les comportements. Grâce à Internet, on assiste à la montée de la presse audiovisuelle qui concurrence avantageusement les journaux. De ce fait, il existe de plus en plus de journaux en ligne, comme Alterpresse, Haïti libre, Haïti en marche, Haïti Observateur, Haïti Press Network, InternewsHaïti, etc., certains d’entre eux étant en anglais ou dans les deux langues. À titre d’exemple, le journal en ligne AlterPresse a été créé en 2001 par le groupe Medialternatif ; il fonctionne avec une équipe de journalistes ayant déjà pratiqué le métier depuis les années 1980 dans différents contextes. L’information, traitant de tous les sujets, politiques, économiques, sociaux ou culturels et provenant de sources nationales et internationales, est diffusée en français et en créole.

3.2. Échanges nationaux et internationaux

L’extension et l’amélioration du réseau routier constituent un enjeu socio-économique majeur pour Haïti, dans la mesure où son mauvais état fait obstacle au développement des activités économiques (tourisme par exemple). Le pays compte deux ports internationaux, Port-au-Prince (qui réalise 90 % du trafic maritime total) et Cap-Haïtien, ainsi que 17 ports régionaux dédiés au cabotage, dont certains sont autorisés à traiter des trafics internationaux.Haïti dispose également de deux aéroports internationaux : l’aéroport Toussaint Louverture, à Port-au-Prince, qui concentre l’essentiel du trafic international, et l’aéroport du Cap-Haïtien. Ils ont tous les deux fait l’objet de récents travaux de modernisation et offrent également des liaisons aériennes régulières avec les principales villes du pays. Quatre autres aérodromes sont ouverts au trafic aérien national (Port-de-Paix, Jérémie, Jacmel et Les Cayes), mais leurs infrastructures, de faible capacité, sont peu sûres.

L’insertion d’Haïti dans les échanges internationaux s’est développée depuis la chute du régime de Jean-Claude Duvalier en 1986 et la politique commerciale est passée d’un système fermé et réglementé, marqué par une forte intervention de l’État, à un système libéral, faisant de ce pays l’une des économies les plus ouvertes de la Caraïbe et de l’Amérique latine. Il est vrai que se conformer aux règles libérales des institutions mondiales de financement était une condition indispensable pour recevoir l'aide internationale. Mises en place de manière trop rapide et trop brutale, dans un climat social et économique difficile, ces réformes ont favorisé la croissance des importations et ont fait disparaître de nombreuses branches d’activité qui n’ont pas résisté à la concurrence internationale (industries de substitution aux importations, industries agroalimentaires). L’élimination des barrières tarifaires et non tarifaires s’est amplifiée en 1996 avec l’adhésion d’Haïti à l’OMC et depuis, l'écart entre les exportations et les importations de marchandises n’a fait que croître.

Document n°2 : Séchage du riz dans l'Artibonite.

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La production rizicole est stagnante en raison de l'état des systèmes d'irrigation mais surtout de la concurrence du riz importé, moins cher, depuis l'ouverture du pays au marché international.
Source : cliché  - André Calmont

4. L’ouverture d’Haïti au monde

Le gouvernement haïtien a développé, ces dernières années, une activité diplomatique intense, réalisant pas moins de 16 voyages officiels à l’étranger entre mai 2011 et mai 2014 ; par ailleurs, Haïti a accueilli, en 2013, les sommets de l’AEC (Association des États de la Caraïbe) et de la Caricom (Communauté caraïbe), assurant également la présidence de cette dernière. Plusieurs ressorts expliquent cette ouverture au monde. L’importance des dynamiques migratoires permet d’abord au pays de s’insérer dans le système-monde ; sa diaspora rayonne principalement en Amérique du Nord et dans les pays de la Caraïbe, mais se diffuse également en Europe et en Amérique du Sud. En deuxième lieu, la proximité géographique a naturellement facilité les échanges régionaux (États-Unis, République Dominicaine, Venezuela, Cuba, par exemple). Ensuite, l’appartenance à l’aire culturelle francophone nourrit des relations dynamiques pluri-continentales (France, mais aussi Québec, Belgique, Côte d’Ivoire, etc.). Enfin, l’asymétrie économique avec les pays partenaires tente d’être réduite par la multiplicité des projets de coopération, y compris par le biais des organismes d’aide (institutions internationales, agences bilatérales, ONG) et les relations haïtiano-dominicaines illustrent parfaitement ces réalités.  

4.1. Géopolitique et coopération internationale 

Haïti connaît une intégration croissante dans la Caraïbe insulaire et les phénomènes migratoires constituent depuis plusieurs décennies la marque principale de la relation qu’Haïti entretient avec de nombreux pays caribéens, l’orientation des flux traduisant davantage le niveau de développement des territoires que la qualité de ces relations. Ces dernières sont aussi conditionnées par la réalité de la géopolitique régionale et les effets du processus de coopération et d’intégration en cours. La République d’Haïti a adhéré à la Caricom en 2002, après avoir été membre probatoire depuis 1998. C’est le seul État non anglophone (avec le Suriname maintenant) de l’organisation, avec un niveau de vie et de développement très éloigné de celui des autres membres, mais avec un poids démographique incontestable (autant que tous les autres membres réunis). Haïti fait également partie de l’AEC, organisme qui cherche à rassembler les pays de la « Grande Caraïbe », au-delà des aires linguistiques et de créer de nouvelles solidarités entre des entités hétérogènes. Mais c’est surtout avec Cuba que la coopération se renforce : migration estudiantine, surtout en médecine, aide cubaine dans plusieurs secteurs comme l’agriculture, la pêche et surtout la santé et l’éducation. En dehors de Cuba, Haïti entretient des relations avec, d’une part, les Bahamas et les Turks-et-Caïcos (sur le plan migratoire), d’autre part, les Antilles françaises (migration et coopération).

C’est à partir des années 2000 qu’Haïti a développé ses relations avec l’Amérique latine. Avec le président Hugo Chavez, le Venezuela a mis en place Petrocaribe, un accord de coopération énergétique auquel Haïti a adhéré en 2006 : le Venezuela s’est engagé à garantir un approvisionnement pétrolier (14 000 barils/jour) à des conditions préférentielles, ce qui n’empêche pas Haïti d’être endettée vis-à-vis de son donateur vénézuélien (1,9 milliard de dollars en décembre 2013). Mais des liens historiques unissent les deux pays ; ils datent de la fraternité d’armes en faveur de la liberté et de l’indépendance, à l’époque où Pétion apportait son soutien militaire à Bolivar, défait et exilé. Le programme Petrocaribe est destiné également à favoriser le développement économique et social et le Venezuela fournit une aide supplémentaire à Haïti dans les domaines les plus divers : logements, éducation, projets culturels, etc. L’évolution à la baisse du prix du pétrole sur le marché mondial, les difficultés économiques actuelles du Venezuela et la fragilisation du parti chaviste après la disparition de son leader font craindre en Haïti la remise en cause de la pérennisation du programme Petrocaribe : en 2015, les fonds de ce programme ont déjà été réduits de moitié par rapport à l’année précédente, passant de 320 millions à 164 millions de dollars.  Par ailleurs, le Brésil est devenu un centre d’attraction pour l’émigration haïtienne, attirée depuis les années 2000 par le boom économique du Brésil et influencée par son rôle majeur joué dans la Minustah (Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti) ; on compte désormais plus de 80 000 migrants haïtiens dans ce pays.

Haïti cherche à nouer des partenariats avec l’Union européenne (UE) pour contrebalancer l’influence de son puissant voisin nord-américain ; De son côté, l’UE a renouvelé son engagement à rester aux côtés d’Haïti, qui est d’ailleurs membre du groupe ACP, pour l’accompagner sur le chemin du développement. La France et Haïti entretiennent, pour des raisons historiques, culturelles et linguistiques, des relations particulières. Après avoir été dominées dans le passé par le rejet et la fascination, les relations entre les deux pays se sont apaisées, mais l'attitude de la France vis-à-vis d’Haïti est encore trop rythmée par le compassionnel qui suit les catastrophes naturelles, au détriment sans doute d'une rationalité pour aider à bâtir en Haïti un véritable État. La coopération française prolonge ainsi l’action de l’UE, mais l’émigration haïtienne vers la France est restée très faible, même si elle connaît une certaine reprise depuis la fin des années 1990.

Les pays asiatiques ont, avec Haïti, des volontés de coopération plus ou moins affirmées. La Chine s’est engagée, après l’Asie, dans une vaste politique de pénétration économique en Amérique latine mais, pour le moment, ce sont surtout ses voisins qui cherchent à mettre en place une coopération avec Haïti : Taïwan, la Corée du Sud, le Vietnam, tandis que l’action du Japon reste plus discrète (doc 8).

Document n°3 : Immeuble de la société Natcom à Port-au-Prince

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Le double symbole de la modernité technologique et des investissements vietnamiens en Haïti
Source : cliché  - André Calmont

4.2. Des échanges désormais intenses avec la République Dominicaine

Les relations haïtiano-dominicaines sont généralement perçues à travers la problématique migratoire des Haïtiens dans le pays voisin (probablement un demi-million de personnes), mais elles s’appuient également sur des échanges commerciaux et économiques croissants depuis trois décennies. La migration des travailleurs de la canne, qui ont d’ailleurs quitté en masse les bateys pour d’autres zones agricoles, pour le bâtiment ou l’économie informelle à Santo Domingo, présente de nouvelles tendances depuis les années 2000, avec la venue d’étudiants (plus de 15 000 dans les universités dominicaines) et des femmes, ces dernières représentant désormais un quart de la population immigrée.

Si la problématique migratoire constitue la pierre angulaire des relations haïtiano-dominicaines, les liens économiques et commerciaux entre les deux pays jouent aussi un rôle croissant. Les relations commerciales ont toujours existé entre les deux pays, avec les marchés frontaliers très actifs et l’approvisionnement des Madan Sara à Santo Domingo. Mais la véritable expansion économique dominicaine chez son voisin date d’une trentaine d’années et elle s’est réalisée en trois étapes : l’ouverture d’Haïti au commerce mondial en 1986, entraînant la baisse ou la suppression de droits de douane pour de nombreux produits, puis l’embargo international, de 1991 à 1994, sur Haïti qui n’a pu survivre que grâce aux flux informels transfrontaliers, accentuant ainsi la pénétration économique dominicaine et, enfin, le séisme de 2010 qui a ajouté à l’activité commerciale les nombreuses entreprises du pays voisin, notamment de BTP, travaillant à la reconstruction du pays. La présence économique dominicaine en Haïti s’est également effectuée à travers des investissements dominicano-espagnols dans les zones franches de Ouanaminthe et de Caracol, à côté de ceux des États-Unis. Dans l’autre sens, les flux commerciaux vers la République Dominicaine existent et, s’ils sont en grande partie informels, ils n’en sont pas moins bien réels (produits agricoles et halieutiques). La République Dominicaine est devenue ainsi le principal fournisseur d’Haïti, lui procurant un tiers de la valeur de ses importations, non compris les flux informels, devant les États-Unis (un quart). Le solde des échanges est largement déficitaire pour le pays qui est devenu le deuxième partenaire de la République Dominicaine, après les États-Unis (doc. 9).

5. L’irruption des masses populaires sur la scène politique

La chute de la dictature a créé un immense espoir démocratique chez les masses populaires et la libération de la parole s’est concrétisée par le foisonnement des médias, principalement les radios, d’autant plus que le créole, la langue parlée par la population, obtenait un statut de langue officielle. Au-delà des attributs de la démocratie (partis politiques, échéances électorales), la participation citoyenne directe se caractérise par des manifestations de rue, plus ou moins virulentes, plus ou moins orchestrées, pour peser sur le débat politique. Le désenchantement et la colère de la rue s’expliquent, en grande partie, par l’absence de confiance dans un système et dans les hommes politiques qui en émergent pour sortir de l’interminable crise politique. Il reste que le phénomène sociétal majeur de ces dernières décennies réside dans l’irruption des masses urbaines et paysannes sur la scène politique.

5.1. La nouvelle donne sociopolitique depuis 1986

La fin du régime duvaliériste fut saluée comme une seconde indépendance et elle fut marquée par un foisonnement de médias, principalement des radios. Celles-ci se sont multipliées dans les années 1990, le mouvement s’accélérant encore dans les années 2000, avec un triplement des stations radio au cours de cette décennie : en 2013, Haïti comptait 260 stations de radio, dont 226 sur la bande FM, stations régionales et locales, y compris les radios communautaires. La libération de la parole a été facilitée par le changement de statut de la langue créole. En effet, La langue créole, formée à l’époque de la colonisation, est parlée par l’ensemble des dix millions d’habitants d’Haïti. Pour près de 95 % d’entre eux, cette langue permet d’assurer la totalité des échanges linguistiques. Et pourtant, il a fallu attendre 1987 pour que la Constitution reconnaisse le créole comme langue officielle à côté du français. La libération de la parole après le départ de Duvalier s’est donc accompagnée d’une montée en puissance du créole. Les journaux utilisent toujours majoritairement le français, mais certains périodiques, hebdomadaires ou mensuels, sont désormais publiés en créole : c’est notamment le cas de « Bon Nouvel », « Jounal Libète », « Boukan », « Soley Leve ». Sur les ondes, en revanche, cette langue tient, et de loin, la première place, la plupart des stations n’émettant qu’en créole. Celui-ci constitue donc le vecteur privilégié de l’information pour une grande partie de la population, qui ne dispose pas de l’accès à l’écrit.

Par ailleurs, le nouveau contexte permet une participation citoyenne à la vie politique, son expression se réalisant à travers l’existence de partis politiques et la tenue d’échéances électorales. Comme la succession à la dictature n’avait pas été préparée, la lutte pour le pouvoir a débuté immédiatement, d’autant plus que la nouvelle Constitution, rédigée en pleine ébullition post-dictatoriale, même amendée en 2012, porte en elle des germes d’instabilité. Cela a abouti à un émiettement du paysage politique, avec une centaine de partis reconnus, dont beaucoup n’existent que le temps d’une campagne électorale, et avec un nombre important de candidats lors des scrutins : 54 candidats aux élections présidentielles de 2015, par exemple. Cependant, l’indifférence de la majorité des citoyens vis-à-vis des scrutins s’ajoute au non respect des échéances électorales et à la violence politique pour vider la démocratie de sa substance : le taux de participation aux élections présidentielles est passé de 60 % en 2006 à 23 % en 2011.

5.2. La participation citoyenne directe

La participation citoyenne directe à la vie politique par des manifestations de rue, qui s’était enclenchée en 1986, se poursuit désormais depuis 30 ans. La fin des Duvalier n’a pas signifié la fin de la dictature, puisqu’une junte militaire a pris immédiatement le pouvoir ; les manifestations d’opposition furent réprimées dans le sang, mais les élections de 1987 durent être reportées à l’année suivante. Aux élections de décembre 1990, premières élections réellement libres et démocratiques, les masses populaires portèrent au pouvoir Jean-Bertrand Aristide (surnommé « Titid » par la population), prêtre activiste qui s’était fait l’avocat des pauvres, mais il fut renversé neuf mois après son élection par une junte militaire. De retour aux affaires en 2000 pour un second mandat, Aristide durcit son régime, avec les habituelles dérives des organisations populaires gravitant autour du pouvoir ; le pays plongea à nouveau dans un climat de violence politique sur fond de trafic de drogue, avec les « chimères ». Devant la situation insurrectionnelle créée par les manifestations de l’opposition et sous la pression de la France et des États-Unis, Aristide finit par démissionner en février 2004. Aux élections de 2011, les masses populaires portèrent au pouvoir Michel Martelly, surnommé « Tèt kale », chanteur très populaire auprès d’une jeunesse en quête de « rupture », qui l’emporta face à l’intellectuelle Mirlande Manigat, dans un scrutin certes entaché d’irrégularités. Quelques mois après son arrivée au pouvoir, le président Martelly dut lui-même faire face à de virulents mouvements de contestation populaires, sur fond de hausse des prix des produits alimentaires.

Depuis les années 1990, on assiste également à l’arrivée des masses sur la scène publique, à travers notamment le développement des organisations de base, en particulier dans le milieu rural. Elles sont devenues extrêmement nombreuses et de types très divers : organisations communautaires, organisations coopératives, comités d’usagers, associations de producteurs ou/et de productrices. Depuis une quinzaine d’années, se développe une tendance au regroupement, sous forme de fédération ou de mouvement paysan, sur une base communale, départementale et même nationale, essentiellement pour augmenter la capacité de représentation et de négociation. Ainsi, le Mouvement paysan de Papaye (Mouveman payizan Papay) ou MPP, dans le Plateau Central, constitue le plus important mouvement paysan du pays. Actuellement, le MPP compte 4 184 groupements totalisant 53 680 membres. La dynamique est soutenue par plusieurs ONG, souvent en étroite collaboration avec les missions catholiques. En dehors de la diffusion des méthodes agro-écologiques, le MPP cherche à assurer l’autosuffisance alimentaire, mettre en place une vraie réforme agraire, mais aussi, au-delà du domaine agricole, mener des actions pour améliorer la situation sociale et sanitaire et militer pour l’égalité de l’homme et de la femme.

Les mouvements de femmes se sont aussi développés en Haïti, où les femmes n’ont jamais été considérées comme des citoyennes au même titre que les hommes, même si, sur le plan juridique, les inégalités entre les sexes ne sont plus admises. Le mouvement féministe a débuté depuis 1934, mais c’est au cours des dernières décennies que ces organisations se sont multipliées, en particulier dans le monde rural : associations de productrices pour transformer les produits agricoles dans de petits ateliers, par exemple. Malgré tout, il existe encore beaucoup de situations discriminatoires portant préjudice aux femmes et des organisations féministes cherchent à défendre leurs droits ; parmi elles, Solidarite fanm ayisyèn (SOFA) est une des principales à travailler sur la problématique de la violence faite aux femmes.

Auteur : André Calmont

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