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La "boucle Centre-Artibonite" d'Haïti
Un milliard de dollars pour tuer une région

 

Le séisme de janvier 2010 qui a dévasté Port-au-Prince et de ce fait accablé l'économie haïtienne déjà mal en point, a suscité un émoi et un élan de solidarité à travers le monde. Beaucoup d'inquiétude a surgi par la suite quant au bon usage des fonds, considérables à l'échelle du pays, dépensés et prévus. Dans le domaine de la planification, plusieurs documents ont été produits dans le but d'orienter les politiques sectorielles ou transversales. Ces documents pêchent souvent du manque d'un cadre conceptuel sur lequel peuvent s'asseoir l'étude des faits. Cela conduit parfois à des recommandations aussi hâtives que les opérations de secours, fantaisistes aussi. L'aménagement du territoire et particulièrement la décentralisation est un domaine prioritaire. En effet, la Constitution de 1987 exige un remodelage de l'espace haïtien ; une nouvelle donne aussi dans la gestion du pouvoir politique en créant des collectivités territoriales autonomes. C'est ainsi que le Comité interministériel d'aménagement du territoire (CIAT) produisait deux documents de planification territoriale. L'une concerne l'ensemble du pays, l'autre essentiellement les départements du Centre et de l'Artibonite. Une analyse de ces documents soulève de sérieuses questions.

Avant de commencer, il est utile de revoir la mission formelle du CIAT, comité créé en 2009 :

 

"Cette instance doit permettre de restaurer le rôle fondamental de l'État et de légitimer sa fonction sur le territoire, de redonner du souffle à la décentralisation et de trouver les voies d'un aménagement du territoire adaptées aux réalités nationales".

www.ciat.gouv.ht

Il est bon d'insister sur : "trouver les voies d'un aménagement du territoire adaptées aux réalités nationales". Pour cela, le CIAT réunit le Bureau du Premier ministre et six ministères, et est animé par un Secrétariat technique.

Après le séisme donc, grâce à un financement de la Banque Mondiale, le CIAT sortait "Haïti demain : Objectifs et stratégies territoriales pour la reconstruction". Le postulat de départ est le suivant : "Redonner le goût de l'action collective et du bien commun est l'un des enjeux de la reconstruction" (CIAT, 2010a, p. 5). Il s'agirait de transformer la catastrophe en opportunité en construisant "un fil conducteur reliant la mosaïque d'actions qui vont se concrétiser dans les prochaines années" (CIAT, 2010a, p. 5). La boucle Centre-Artibonite (CIAT, 2010b), des mêmes auteurs, fait suite à cette première réflexion et est une meilleure illustration parce qu'elle est sensée atterrir localement ; elle est plus concrète.

La boucle Centre-Artibonite


"La "boucle" du Centre et de l'Artibonite peut être pensée sur un tel modèle à l'image d'une sorte de "Randstad haïtienne". En Hollande, à une échelle comparable, plus de 7 millions d'habitants sont disposés le long de cette cité linéaire presque continue entourant une grande plaine agricole".

CIAT, 2010a, p. 35

Il est aussi fait référence à la "Citta continuata" toscane.


"180 km de périmètre aux Pays-Bas pour 7,5 millions d'habitants, 350 km en Toscane pour 3,6 millions d'habitants et 240 km en Haïti pour un potentiel de 2 millions d'habitants donnent les échelles de comparaison entre les modèles similaires qui tirent leur culture et leur potentiel de leurs spécificités géographiques. Sans chercher d'autres analogies, l'idée développée pour Haïti consiste à imaginer une alternative économique et urbaine à la prolifération anarchique des grandes métropoles".

CIAT, 2010b, p. 11

Le document présente les modèles européens sans les décrire ni les analyser, sans aucunement les mettre dans leur contexte. Pourtant, fort de ces modèles, l'ambition n'est autre que "de proposer un référentiel grandeur nature pour l'aménagement du territoire haïtien" (CIAT, 2010b, p. 7).

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"La boucle Centre-Artibonite, regroupe 14 communes situées sur 3 départements : l'Artibonite, le Centre et le Nord. Les centres urbains de dix de ces communes jalonnent la boucle ; quatre communes, Boucan Carré, Lascahobas et Saut-d'Eau ouverte sur Mirebalais, et Maïssade à mi-chemin entre Hinche et Saint-Michel de l'Attalaye, occupent l'intérieur du territoire".

CIAT, 2010b, p. 10

Les auteurs présentent un territoire à organiser sur quatre niveaux : d'abord, l'habitat rural dispersé, ensuite les localités, puis les bourgs et enfin la boucle qui constituerait un "réseau métropolitain". Qui dit réseau métropolitain dit cohérence interne et interrelation forte à l'intérieur de l'espace concerné. L'un des enjeux principaux du projet est d'ailleurs "la mise en œuvre, en s'appuyant sur la situation actuelle, d'un réseau d'équipements mutualisés conçus à l'échelle de la boucle entière". Ce projet ne s'écarte pas sensiblement de l'approche traditionnelle qui présente le monde rural haïtien comme dispersé à articuler. Mais comme le souligne Anglade :


"La perspective d'aménagement qui découle de cette conception va nécessairement prôner des modèles de regroupement de cette population dans des agglomérations à créer.

(…) Si l'habitat rural est réellement dispersé, quelle est alors la signification des densités de centaines d'habitats au kilomètre carré de plusieurs vastes régions, de la densité rurale moyenne supérieure à 150 habitants km2, de la densité supérieure à 500 habitants par kilomètre carré cultivé ?

(...) L'habitat rural dispersé n'a jamais existé sur terre haïtienne en tant que forme prédominante".

Anglade, 1982, p. 36

Pour concrétiser l'idée, 80 km de routes principales, 143 km de routes secondaires et 800 km de routes agricoles devraient être construits pour compléter ce qui existe déjà ou qui est déjà financé. La construction de ces routes demanderait un investissement de 535 millions de dollars américains. D'autres infrastructures sont envisagées pour un montant de 214 autres millions de dollars. Ces chiffres n'incluent pas des coûts indirects comme l'entretien de ces infrastructures. Il s'agit donc d'investissements publics de l'ordre du milliard de dollars. Pour Haïti, c'est considérable. Les citoyens sont en droit d'exiger un rendement maximum de ces fonds. Comment ce rendement pourrait-il être obtenu si au départ il y a méprise sur l'objet à transformer, si les modèles ne cadrent pas ?

Des modèles aux antipodes de la réalité de la région

La Randstad est une mégalopole de plus de 7 millions d'habitants ; l'une des plus grandes de l'Europe. Elle regroupe les quatre plus grandes villes des Pays-Bas (Amsterdam, Rotterdam, La Haye et Utrecht) dont les périphéries se recoupent pour ne former qu'une seule agglomération urbaine à densité variable. Cet ensemble inclus un grand port européen, Amsterdam qui a été classée 4e agglomération d'Europe pour sa valeur centrale (Rozenblat 2006). On voit que la Randstad, mégalopole, ne peut en aucun cas servir de modèle pour une "alternative à la concentration humaine dans les grandes métropoles" (CIAT 2010b, p. 11).

La région italienne de Toscane compte pour sa part 3,5 millions d'âmes sur 23 000 km2 (presqu'autant que la République d'Haïti) avec une population urbaine de 2,8 millions d'habitants. Elle comprend l'agglomération de Florence, de plus d'un million d'habitants, cinquième agglomération par sa population et troisième par sa valeur centrale du grand pays de 60 millions d'habitants qu'est l'Italie.

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Qu'en est-il de la boucle Centre-Artibonite ? Les auteurs prennent soin de ne mentionner que la population totale des espaces considérés, urbain et rural confondus, mais n'utilisent dans leur comparaison qu'une hypothétique population potentielle de 2 millions d'habitants. En réalité, la population de la boucle Centre-Artibonite avoisine 1 million d'habitants, 3 fois moins que la Toscane et 6 fois moins que la Randstad. Ce qui est plus important, cette boucle ne regroupe que 4 villes de 4e niveau dans la hiérarchie urbaine haïtienne, 9 villes de 5e niveau et 2 petites bourgades de moins de 5 000 habitants1. La population urbaine de la boucle est de 225 000 habitants, au total moins que la seule ville des Gonaïves voisine, 12 fois moins que la population urbaine de la Toscane, 29 fois moins que la Randstad. Sa plus importante zone urbaine est la Petite Rivière de l'Artibonite de 35 000 habitants, 37 fois moins que Florence, 63 fois moins qu'Amsterdam, 7 fois moins que Gonaïves, classée au 14e rang des villes haïtiennes ! Qui plus est, il faut être prudent de parler d'hinterland pour les petites villes et bourgs haïtiens puisque ces centres partagent leur influence avec les marchés publics ruraux.

Le tableau 1 permet une comparaison rapide entre les deux modèles européens et le cas haïtien.

 

Tableau 1 : Modèles européens et boucle Centre-Artibonite

  Randstad Région de Toscane Boucle
Centre-Artibonite
Population totale 7 100 000 b 3 600 000 c 1 100 000 a
Population urbaine 6 600 000 b 2 800 000 c 225 000 a
Centre principal
- population (métro.)
- rang urbain national
Amsterdam
2 200 000 d
1er
Florence
1 300  000 d
5e
Pte Rivière. Artibonite
35 000 a
14e
Pays
- population totale
- population urbaine
Pays-Bas
16 800 000 f
13 900 000 g
Italie
60 000 000 f
40 800 000 g
Haïti
9 900 000 a
4 700 000 a
a. IHSI, 2009 — b. http://www.randstadregion.eu/publish/library/1321/randstadmonitor_mini_versie_ engels_2010_def_lr.pdf. — c. Crosta, 2005, p. 10. — d. http://www.iamsterdam.com/en/visiting/tourist information/aboutamsterdam/factsandfigures. — e. Boix, 2009, p. 17. — f. http://www.statistiques-mondiales.com/population.htm. — g. http://www.statistiques-mondiales.com/population_urbaine.htm.

D'où sort l'idée facile de plaquer machinalement un modèle mathématiquement tellement éloigné du cas abordé ? Sans aucune considération non plus de ce qu'est l'espace Centre-Artibonite, ce qui distance encore plus le modèle de la réalité.

 

L'hypothèse de la boucle est mauvaise pour de multiples raisons :

  1. Elle ne considère pas les villes les plus importantes de la région (Gonaïves et St-Marc).
  2. Elle constitue un réseau déséquilibré de centres urbains excluant les villes de niveau 2 et 3, surchargé en villes de niveau 4 (4 des 6 centres de la région soit 67 %), pourvu normalement en centres de niveau 5 (9 des 17 centres de la région, soit 53 %) et incohérent en hameaux de niveau 6 (2 des 15 hameaux de la région, soit 13 %).
  3. Elle exclue les marchés publics les plus importants de la région (Pont-Sondé et l'Estère) ainsi que la zone de Belladère où se retrouve la plus grande concentration de gros marchés.
  4. Elle inclue seulement 4 des 12 marchés de premier niveau.
  5. Elle aboutit à la proposition absurde de demander, à toute fin pratique, à l'arrière-pays d'articuler les pôles. En effet, non seulement elle laisse de côté les principaux centres mais avec 55 % de la population rurale de la région, elle ne regroupe que 30 % de la population urbaine et ne comprend que 33 % des marchés publics de premier niveau.

Le tableau 2 permet de comparer l'ensemble de la région Centre-Artibonite et le territoire de la "boucle".

 

Tableau 2 : La région Centre-Artibonite et la "boucle*"

  Région Centre-Artibonite Boucle Centre-Artibonite
Nombre brut % région
Population rurale 1 556 199 850 545 55 %
Population urbaine 756 835 225 591 30 %
Population totale 2 313 034 1 076 136 47 %
Centres urbains de niveau 2 1 0 0 %
Centres urbains de niveau 3 1 0 0 %
Centres urbains de niveau 4 6 4 67 %
Centres urbains de niveau 5 17 9 53  %
Centres urbains de niveau 6 15 2 13  %
Marchés de niveau 1 12 4 33 %
* à partir de IHSI (2009), sauf pour les marchés calculés à partir de Lagra (1975).

 

En examinant le projet de "boucle" plus en détail, il apparaît irréaliste dans sa conception. Comment imaginer par exemple qu'un agent économique rationnel de St-Raphaël, à 47 km d'une ville, le Cap-Haïtien, de 300 000 habitants aille chercher des services à Desarmes, un bourg de moins de 10 000 habitants situé à 98 km (voir carte) ? Mieux : comment s'attendre à ce que Mirebalais, à 61 km de la région métropolitaine de Port-au-Prince avec ses 2 millions d'habitants puisse avoir des relations substantielles avec un St-Raphaël de 16 000 habitants situé à 99 km  ! Le champ d'attraction de Desarmes sur St-Raphaël est couvert par celui du Cap-Haïtien. Vouloir que St-Raphaël attire significativement Mirebalais est aussi fantaisiste que de vouloir faire tourner la Terre autour de la troisième lune de Jupiter.

Pistes pour l'aménagement de la région Centre-Artibonite

Un bon plan d'aménagement du territoire ne peut se faire sans la participation active des différents acteurs impliqués. Elle ne devrait pas se faire non plus en dehors d'un cadre de référence national qui considère aussi bien le réseau des marchés que celui des villes actuelles. Seules peuvent être définies pour l'instant des grandes lignes et certaines opportunités et contraintes.

La région Centre-Artibonite comprend les départements haïtiens de l'Artibonite et du Centre en plus des communes de Pignon et de St-Raphaël qui font partie du département du Nord. Elle compte 2,3 millions d'habitants dont le tiers en milieu urbain. Elle est bornée au nord par un ensemble montagneux formé des Massifs du Nord et du Massif de Terre-Neuve. Au sud, un autre ensemble formé par la Chaîne des Matheux et les Montagnes du Trou d'Eau délimite la région. Entre ces deux ensembles se trouvent les Montagnes Noires. Les formations montagneuses donnent naissance à un important réseau hydrographique constitué en majeure partie par le fleuve Artibonite et ses affluents. Dans ces ensembles montagneux sont encastrés le Plateau Central d'une part et la Plaine et la Vallée de l'Artibonite d'autre part, deux des zones à plus fort potentiel agricole du pays.

Le réseau urbain

Le réseau urbain de la région est constitué de deux villes secondaires importantes : Gonaïves et St-Marc avec pour populations respectives 229 000 habitants et 123 000 habitants, 3e et 4e plus populeuses villes haïtiennes (IHSI, 2009). Gonaïves est une ville de 2e niveau tandis que St-Marc est de niveau 3. Ensuite, viennent 6 villes de 4e niveau, 17 de 5e niveau et 15 petits bourgs de 6e niveau. Tout le réseau urbain se situe dans la plaine et la vallée de l'Artibonite et dans le Plateau Central. Les centres urbains les plus importants se trouvent en aval et perdent en importance en remontant les cours d'eau.

Il faut souligner que l'axe Gonaïves/St-Marc regroupe sur 59 km une population urbaine de 398 000 habitants soit 53 % de la population urbaine de la région tandis que la "boucle Centre-Artibonite" rassemble seulement 30 % de cette population sur 240 km. Il va dès lors de soi que le développement de la région doit compter en premier lieu sur le renforcement de cet axe et sur son articulation avec un réseau urbain en direction du Plateau Central. L'axe Gonaïves/St-Marc est incontournable. C'est le seul pôle de la région qui puisse prétendre à une dimension métropolitaine avec une population urbaine collée à l'axe qui atteindrait le million d'habitants dans 15 ans avec son taux de croissance annuel spontané actuel de 5,8 % (IHSI 2003 et IHSI 2009). Ce taux de croissance risque d'exploser avec le développement notable d'infrastructures centrales. Cette conurbation devrait incontestablement constituer la deuxième zone urbaine du pays, avant le Cap-Haïtien.

En appui au pôle métropolitain en puissance sur l'axe Gonaïves/St-Marc, deux centres secondaires sont à considérer pour articuler la région. Il s'agit de Hinche situé au beau milieu du Plateau Central et de la zone de Belladère, riche en gros marchés et principale interface de la région avec la République dominicaine.

Pour garantir sa position centrale, la puissante conurbation Gonaïves/St-Marc devrait être développée de façon volontariste à partir de Pont-Sondé en direction du Plateau Central. Outre la route Gonaïves/St-Marc, une importance prioritaire devrait aussi être accordée à l'axe routier Pont-Sondé/Mirebalais et, de Mirebalais, vers Hiche et vers Belladère.

Les marchés publics

Mais la seule prise en compte du réseau urbain ne suffit pas pour concevoir un plan d'aménagement de performance optimale pour la région. Mieux que toute autre région du pays, le Centre-Artibonite cristallise la dualité spatiale haïtienne. Cette dualité vient de la contradiction héritée des luttes pour la liberté des esclaves et pour l'indépendance. Il y a d'une part une société néocoloniale qui, selon la formule d'Anglade, forme des réseaux de prélèvement et une société néo-marronne qui constitue des noyaux de résistance (Anglade, 1982, p. 9). Deux catégories de lieux centraux articulent économiquement cet espace : les villes d'une part et les marchés publics de l'autre. Ces deux types d'organisation du territoire sont en contradiction donc associés (Tardieu, 1986). Il existe aussi une problématique de genre liée à cette contradiction : le pouvoir est détenu par des hommes dans le réseau de villes, par des femmes dans le réseau des marchés. Un plan d'aménagement du territoire qui ignore cette réalité risque d'induire des effets pervers, jusqu'à une paupérisation entraînée par une dégradation de l'environnement naturel et de l'environnement social. Des interventions axées uniquement sur la structure urbaine sont un choix qui peut avoir des conséquences désastreuses. Le danger d'une telle approche est documenté.

Les marchés publics haïtiens ont une valeur centrale telle que Anglade les qualifie de "centre-ville dont l'animation périodique réunit des milliers de personnes, certains jours, dans un espace autrement déserté" (Anglade, 1982, p. 37). Anglade va plus loin :


"Notre travail nous avait vite mis devant l'évidence que chaque groupe social avait une expérience et une perception différente des éléments du paysage à partir de sa propre pratique d'espace, comme ces paysans boat people des Bahamas qui ne voyaient que les marchés comme nœuds jusqu'à donner la capitale pour une concentration de vingt-cinq marchés, ce qu'elle est aussi".

Anglade, 1982, p. 10

La lecture du tableau 3 produit à partir de données concernant 5 sous-bassins versants du fleuve Artibonite illustre les effets des deux structures susmentionnées sur l'environnement de la région dans l'état actuel des choses :

  • Plus le sous-bassin est lié à la structure des marchés ruraux, plus les indicateurs de potentiel économique sont élevés ;
  • Plus le sous-bassin est lié à la structure urbaine, plus les indicateurs de blocage sont élevés.


Tableau 3 : Lieux centraux et potentiel économique dans le département du Centre*

  Gravite autour de Indicateurs de blocage Indicateur de potentiel éco. et social
Sous-bassin Ville Marchés ruraux % ménages utilisant l'usure comme principale source de financement pour plantation % ménages possédant une hache Valeur vénale du cheptel % exercice de métiers non-agricoles % entrepreneurs potentiels: “patrons”
Thomonde X   25 % 23 % 137 $ 17 % 5 %
Félician X   13 % 16 % 199 $ 16 % 6 %
Cange   X 12 % 12 % 154 $ 5 % 4 %
Rio-Frio      X 4 % 11 % 169 $ 22 % 8 %
Fond-Bleu   X 3 % 6 % 227 $ 44 % 13 %
* Tardieu, 1996.

 

Il devient dès lors important de considérer le réseau de marchés du Centre-Artibonite. La région comprend 14 marchés de premier niveau2 dont 4 seulement sur la boucle. Pont-Sondé et l'Estère se distinguent parmi eux comme deux des plus importants marchés d'Haïti. On trouve aussi 12 marchés de second niveau et une soixantaine de niveau inférieur.

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Les marchés sont disposés de façon plus disséminée que les villes. Ils se retrouvent cependant tous aux abords des cours d'eau. Deux zones retiennent l'attention : d'une part l'axe Gonaïves/St-Marc où sont situés Pont-Sondé et l'Estère et d'autre part la zone frontalière de Belladère au sud-est du lac Péligre, dans les montagnes du Trou d'Eau qui regroupe 5 des 14 marchés de premier niveau et 4 des 12 marchés de second niveau.

L'axe Gonaïves/St-Marc présente donc un autre intérêt fondamental. Il peut, avec Pont-Sondé et l'Estère, permettre de créer une nouvelle dynamique qui considère et la structure urbaine et la structure des marchés et ainsi réconcilier l'espace haïtien avec lui-même.

Un modèle de base qui rompt avec les fractures formel/informel, villes/marchés doit prendre en compte les nouveaux rôles des agents impliqués, entre autres, dans la structure urbaine et la structure des marchés. Non seulement ces agents doivent être partie prenante de la planification du développement et de l'organisation de l'espace mais ils doivent être entraînés à des activités qui leurs sont inhabituelles. Il faut insister sur le cas des femmes sur lesquelles repose la vie des marchés. Moins instruites dans l'ensemble que les hommes donc moins à même de s'engager dans une transformation subite de leurs rôles, une modernisation accélérée des structures risque de les exclure. Une action de discrimination positive est à considérer dans ce cas. En tout état de cause, tout doit être fait pour que les agents actuellement en fonction conservent une position équivalente pendant que les choses évoluent.

Le zonage

Mais une intervention conséquente dans la région nécessite une réglementation en matière de zonage. En effet, la région Centre-Artibonite comprend la plaine et la vallée de l'Artibonite ainsi que le Plateau Central. Il s'agit d'une réserve de terres agricoles des plus importantes d'Haïti. Cette réserve constitue l'une des bases du développement économique de la région. Elle mérite d'être protégée de deux menaces évidentes.

D'abord, l'exploitation anarchique des terres pentues en amont augmente les risques de dégâts par les eaux et hypothèque l'exploitation de cette ressource. Les cultures sarclées sur les fortes pentes rajeunissent les sols mis à nus. L'eau n'est plus absorbée et le ruissellement augmente pour mettre en danger, à la moindre averse, les récoltes et les infrastructures en aval. Le code rural comprend des mesures qui, si elles étaient appliquées, garantiraient un développement durable. Révisé si nécessaire, le zonage prévu par la loi en matière de protection des sols doit impérativement être appliqué.

Le développement urbain menace aussi les terres agricoles. Il faut éviter la reproduction de ce qui se passe dans la région métropolitaine de Port-au-Prince où non seulement des greniers comme la plaine du Cul-de-Sac sont perdus pour toujours mais où l'extension urbaine désordonnée conduit à des difficultés parfois insurmontables dans la gestion du territoire. Le zonage agricole, industriel, commercial, touristique et résidentiel doit être minutieusement étudié, légiféré et appliqué pour permettre une croissance économique accélérée sans heurts.

Conclusion

Il apparaît clairement que si les sommes considérables demandées par le CIAT pour la constitution de la "boucle Centre-Artibonite" arrivaient à être décaissées, elles auront pour effet de désarticuler la région haïtienne Centre-Artibonite. Elles affaibliront les pôles les plus prometteurs pour le développement, que ce soit dans la structure urbaine que dans la structure des marchés. Dans tous les cas, une bonne planification ne peut se soustraire à une réflexion théorique aiguisée qui permette de concevoir des interventions réalistes et bien réfléchies. Il faut voler haut pour pouvoir observer la beauté du paysage à bâtir, l'apprécier pour le construire à partir de ses forces. De plus, repenser l'espace haïtien sans considération des acteurs qui ont fait exister ce pays, dans ce cas précis, les femmes qui animent les marchés-ruraux, c'est rejeter l'esprit de la Constitution haïtienne de 1987 qui, essentiellement, demande plus d'équité : équité géographique (décentralisation), équité sociale (justice sociale), équité de genre aussi.

Haïti est trop dans le besoin pour accepter qu'un milliard de dollars américains destinés à améliorer son sort soient non seulement gaspillés dans des interventions mal conçues, mais de plus servent à anéantir ce qui lui reste de ressources.


1 Nous considérons le Port-au-Prince métropolitain (plus de 2 000 000 d'habitants au premier niveau, les villes secondaires dépassant 200 000 hab.(Cap et Gonaïves) au 2e niveau, celles qui ensuite dépassent 50 000 hab. (ex. : St-Marc) au 3e niveau, au 4e niveau celles entre 22 000 et 50 000 hab. (ex.: Petite Rivière de l'Artibonite) et au 5e niveau celles entre 5 000 et 22 000 hab. Les hameaux de moins de 5 000 peuvent éventuellement être affectés du niveau 6. Cette catégorisation déterminée à partir de seuils de rupture dans la courbe de la loi rang-taille. La distribution correspond presque exactement au principe de marché de Christaller (K=3).

2 L'indicateur pour le niveau du marché est la fréquentation le jour principal (les données sont tirées de Lagra, 1975). Le marché de niveau 1 reçoit plus de 2 500 visiteurs, le marché de niveau 2 reçoit entre 1 500 et 2 500 visiteurs, le marché de niveau 3 reçoit moins de 1 500 visiteurs.



Bibliographie

 

Anglade G., 1982, Atlas critique d'Haïti. Montréal, ERCE & CRC.

 

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Boix R., Veneri P., 2009, "Metropolitan Areas in Spain and Italy", IERMB Working Paper in Economics, nº 09.01, March 2009, Barcelone, Institut d'Estudis Regionals i Metropolitans de Barcelona.

 

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Rozenblat C., Cicille P., 2006, Les villes européennes : Analyse comparative, Montpellier, UMR ESPACE CNRS 6012 - Université Montpellier III.

 

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Tardieu J.-F., 1996, Rapport intérimaire aménagement du territoire, Port-au-Prince, Ministère de l'Environnement.

Auteur : Jean-François Tardieu

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