ENVIRONNEMENT Les sargasses, un nouveau risque pour la Caraïbe ?
Depuis 2011, un phénomène inquiète les habitants de la Caraïbe, les plages et les côtes du bassin caribéen sont envahies épisodiquement par d'immenses nappes brunes d'algues nauséabondes, les sargasses. Ces algues dont l'origine a été difficile à préciser, s'échouent en masse sur les plages paradisiaques des Caraïbes et impactent directement les activités touristiques. Face à cette prolifération, les autorités tentent de mettre en place différents moyens de lutte, plus ou moins efficaces, car tous les littoraux sont concernés, qu'il s'agisse des plages d'un grand complexe hôtelier, d'un port de pêche ou de mangroves. Les sargasses viennent ainsi s'ajouter à la longue liste des risques auxquels est soumise la région. Les conséquences, loin d'être négligeables, sont d'ordre sanitaires, environnementales et économiques. 1 – Qui est cet « envahisseur » ?
Photo n°1 : Sargasses fluctuans
Photo libre de droit. 2020
La sargasse est une petite algue brune de la classe des Phaeophyceae et de la famille des Sargassaceae. Son nom vient de l'espagnol « Sargazo », signifiant varech en français. C'est une algue holopélagique, c'est-à-dire qu'elle vit en pleine mer et effectue tout son cycle de vie de manière planctonique et en surface, au gré des courants et du vent. Elle peut être soit benthique, c'est-à-dire fixée au fond des mers, soit pélagique, c'est à dire vivant à la surface des océans. Celles qui sont uniquement flottantes peuvent être de deux types, soit natans, soit fluctuans. Les sargasses natans flottent librement et ont des frondes (feuilles) fines et crénelées, leurs pneumocytes (flotteurs) portent à leurs extrémités des sortes de crochets ou épines. Ces variétés n'ont pas d'axe principal et se regroupent en amas de branches. Leurs tailles peuvent atteindre 50 cm. La variété fluctuans se distingue par l'absence de crochet aux extrémités des pneumocytes et elles peuvent atteindre une longueur d'un mètre environ. Les sargasses sont riches en magnésium, potassium, iodine, zinc et fer. Ces deux variétés se rencontrent dans différentes zones du globe. Elles dérivent au gré des courants circulaires de l'Atlantique. Grâce à ses pneumatocytes, l'algue se maintient à la surface des eaux et expose ainsi ses frondes (ses feuilles) à la lumière. La photosynthèse peut ainsi se réaliser aisément lui assurant une croissance rapide, renforcée par l'apport de nitrates et de phosphates présents dans les eaux côtières. Elle se reproduit par fragmentation végétative, une partie de la plante « lère » se détache créant un nouvel individu. Son mucus, flottant et collant, lui permet de s'associer à d'autres congénères et former des amas, sortes de radeaux de végétaux particulièrement résistants et adaptés aux mouvements de la houle et aux courants forts. Ces radeaux de sargasses flottent sur des dizaines de kilomètres en mer avant de venir s'échouer le long des littoraux du Bassin Caribéen.
Photo n°2 : Bancs de Sargasse au large de la Désirade
Photo : Franck Mazas, 2018.
Ce n'est pas une inconnue, elle existe depuis fort longtemps et avait été signalée dès le XVème siècle lors des voyages de Christophe Colomb. Au VIIIème siècle, elle était déjà utilisée dans la médecine chinoise. Elle est également présente dans le Golfe Persique, en Indonésie, le long des côtes ouest de l'Afrique, au sud de la péninsule indienne, à l'embouchure de l'Amazone, notamment. Mais depuis le printemps 2011, ce qui interpelle les chercheurs et les autorités locales dans la Caraïbe, ce sont avant tout les volumes transportés et échoués. 2 – D'où vient cet envahisseur ?Longtemps, on a pensé que ces algues venaient de la mer des Sargasses ; pour partie cela est vérifié, mais en réalité leur parcours est plus complexe et amplifié par des facteurs externes. Des études menées par l'Université de Floride du Sud1 basées sur l'analyse de clichés satellites et le prélèvement d'échantillon depuis 2011 ont montré que si les sargasses étaient naturellement présentes dans la mer des Caraïbes, les amas présents se trouvaient amplifiés par l'arrivée de nouveaux spécimens. Deux facteurs ont contribué et contribuent encore aujourd'hui à l'accumulation des volumes transportés : la déforestation de l'Amazonie et l'utilisation massif d'engrais pour développer l'agriculture ont entraîné l'enrichissement des eaux de l'Amazone en nutriments. En Afrique de l'Ouest, les nutriments viennent à l'identique et pour les mêmes raisons, du fleuve Congo. Conjugués à ces deux sources de nutriments, les courants ascendants auraient permis de faire remonter ces nutriments en surface, alimentant ainsi directement les populations de sargasses et permettant leur croissance. Il convient également d'ajouter à ces deux facteurs la conjonction de l'augmentation de la salinité des eaux et de la hausse des températures des océans qui contribuent plus globalement au développement des nutriments et des algues. Les eaux de surface de la zone nord équatoriale étant déjà chaudes et propices au développement de cette algue, l'augmentation de la température des océans ne peut que favoriser leur prolifération. Ces conditions plus que favorables au développement d'un nombre croissant de spécimens a permis la formation de ce que l'on nomme la « Petite mer des Sargasses » ou GASB, « Grande Ceinture de Sargassum Atlantique » s'étendant dans tout l'Atlantique tropical, des côtes africaines et du Golfe de Guinée au delta de l'Amazone et fleuves du plateau des Guyanes. Selon les saisons et les courants, cette ceinture d'algues se déplace et progresse dans la mer des Caraïbes, impactant directement les Grandes et Petites Antilles, mais aussi les littoraux d'Amérique Centrale. En 2018, ces algues s'étendaient sur près de 8 850 kilomètres et leur poids était estimé à quelques 20 millions de tonnes. Une fois parvenue dans le « cul de sac » que constitue le Golfe du Mexique, elles stagnent et s'accroissent de nouvelles congénères.
Carte n°1 : Relevés satellites du déplacement et de la prolifération des sargasses dans la Caraïbe
Auteur : université de Floride, 2018
La prolifération des algues dépend des années, mais les relevés ci-dessus permettent de rendre compte de la continuité du phénomène et de son ampleur depuis 2011. Toutes les Antilles sont impactées, Martinique, Guadeloupe, Porto Rico, République Dominicaine, Bahamas... mais aussi les littoraux du Mexique, du Costa Rica, du Nicaragua... ce sont ainsi les principaux sites majeurs du tourisme international de la Caraïbe qui se trouvent pris au cœur de cette invasion. 3 – Impacts du phénomèneLes arrivées massives de radeaux d'algues depuis 2011 sur les littoraux caribéens ont des conséquences directes sur de nombreuses activités. Mais avant d'être considérées comme particulièrement nuisibles aux activités touristiques par exemple, on ne peut occulter l'intérêt écologique majeur des sargasses. Revenons sur la Déclaration de Hamilton quelques instants : cette déclaration du 11 mars 2014 a été signée conjointement par les différents États bordant ou non la mer des Sargasses pour s'engager à la conservation de ses écosystèmes. Les pays signataires étaient alors les Açores, les Bermudes, Monaco, les Îles Vierges britanniques, les Bahamas, le Canada, les Îles Caïmans et la République Dominicaine. L'intérêt pour les écosystèmes qui se développent au sein des radeaux d'algues est incontestable. Ils constituent des zones d'abri naturel pour de nombreuses espèces de crustacés, de mollusques, de poissons, de tortues et d'oiseaux qui s'y abritent et s'y alimentent.
Photo n°3 :Des abris naturels pour les écosystèmes marins.
Photo libre de droit. 2020
Ces abris naturels et source d'alimentation pour des espèces variées favorisent les DCP (Dispositifs de Concentration des Poissons). Les poissons pélagiques de plus grandes tailles (thons, daurades…) sont attirés par la présence de proies qui utilisent ces radeaux d'algues comme abris et constituent des zones de pêche privilégiées pour les pêcheurs. À l'inverse, la multiplication des algues qui se concentrent le long des littoraux formant d'épais tapis ont des conséquences graves sur les écosystèmes côtiers. En couvrant parfois la totalité de la colonne d'eau, elles ne permettent plus que la lumière traverse correctement la colonne d'eau et freine la photosynthèse, voire ne la permettent plus. Les herbiers, les coraux, les mollusques et crustacés vivant en bordure de littoral blanchissent. L'eau s'appauvrit en oxygène, la décomposition des algues entraîne la concentration en matières organiques dissoute en excès. Les espèces sont alors asphyxiées. De même, les îles et les plages qui constituent des zones de ponte pour les tortues marines se trouvent submergées de sargasses et rendent quasiment impossible la migration des bébés tortues vers la mer. Enfin, ces radeaux d'algues deviennent des pièges à déchets et sont ainsi transportés vers les littoraux où ils s'échouent. À ces impacts environnementaux s'ajoutent les nuisances liées à la dégradation organique des algues sur les rivages. Leur décomposition entraîne la production de gaz (hydrogène sulfuré) qui dégagent une odeur nauséabonde. Si le risque est faible d'une intoxication en cas d'exposition courte, il devient important en cas d'exposition prolongée et peut s'avérer toxique ; le principe de précaution appliqué par les autorités oblige donc à fermer l'accès aux plages touchées par des dépôts de sargasses. S'il n'est pas agréable de se baigner dans ces amas d'algues, les risques sont également bien présents ; au-delà du risque de noyade, la présence d'espèces urticantes s'abritant dans ces radeaux est un danger supplémentaire, les algues en elles-mêmes n'étant ni allergènes ni venimeuses. Les impacts économiques sont évidemment importants. Les Caraïbes vivent de l'activité touristique et le fait que les plages soient souillées régulièrement par ces invasions de sargasses est un handicap majeur pour les professionnels du tourisme, empêchant l'accès aux plages et les activités nautiques, dont la plongée par exemple.
Photos 4 à 6 : Exemples d'échouage des bancs de sargasses
1 – Plage de Pompierre (Guadeloupe), 2 – Plage du Diamant (Martinique), Plage de Cancun (Mexique)
Sources : Photo libre de droit. 2020
De même, les activités de pêche sont handicapées par l'accumulation de grandes quantités d'algues dans les sites d'abri, dont les ports. Les pêcheurs sont alors condamnés à rester à quai.
Photos 7 et 8 : Exemples d'accumulation des sargasses dans les ports
1 – Case Pilote Martinique 2 Saint- Felix, Le Gosier, Guadeloupe
Sources : Photo libre de droit. 2020
4 – Prévention et tentatives de valorisationFace à l'ampleur du phénomène, les moyens de lutte peuvent paraître dérisoires : ramassages manuels ou mécaniques, balayages, mobilisation d'engins lourds, tamisages sur les sites de ponte de tortues, les coûts sont très importants et la tâche pharaonique. Des barrages sont parfois posés en mer pour éviter l'échouage à la côte des bancs d'algues.
Photos 9 à 11 : Les moyens de ramassage des algues
Sources : Photo libre de droit. 2020
À ces impératifs de nettoyage s'ajoutent la question du stockage d'énormes quantité d'algues ou de leur recyclage. Pour lors quelques solutions sont avancées mais elles ne permettent pas de compenser les énormes volumes à traiter. Les sargasses peuvent cependant être valorisées dans la pharmacopée pour le traitement des inflammations et des troubles de la thyroïde. Elles peuvent également être utilisées pour produire des biocarburants, de l'alimentation pour le bétail ou des engrais alternatifs. Elles sont également utilisées pour lutter contre l'érosion dunaire en consolidant ou construisant des dunes. Enfin quelques essais concluant ont été menés pour les utiliser à la fabrication de bio plastiques. Les recherches dans ce domaine font l'objet de toute l'attention des pouvoirs publics locaux, régionaux et internationaux. Ainsi en octobre 2019, une première conférence internationale s'est tenue en Guadeloupe qui a conduit les délégations et organisations présentes à la signature d'une déclaration commune visant à l'établissement d'un programme de lutte financé par l'Union Européenne et porté par la Région Guadeloupe. Au programme de cette déclaration, les pays signataires, Mexique, Brésil, Costa Rica, République Dominicaine et l'AEC entre autre, mettent en avant trois points fondamentaux :
La plupart des pays sont à des stades différents d'appréhension de ce risque et la mise en commun des bonnes pratiques peut permettre de lutter plus efficacement contre ces échouages réguliers de sargasses. La Guadeloupe et la Martinique disposent ainsi d'un système de surveillance régulier (environ tous les 4 jours) qui permet aux professionnels de connaître l'état réel de la menace. Publié par les services de MétéoFrance et basé sur les observations satellites, ce bulletin propose une gradation du risque en fonction des zones potentiellement impactées dans les prochains jours et des prévisions pour les semaines à venir. L'usage de la télédétection et des images satellites permet ainsi de suivre l'évolution des bancs de sargasses et d'anticiper la fermeture des plages.
Figure n°2 : Exemple de bulletin de prévision des échouages de sargasses en Guadeloupe
Source : Guadeloupe DEAL, 2020
Aux États-Unis, des applications sur Smartphone sont utilisées pour avertir les touristes, les pêcheurs et les plaisanciers. On le voit, si la question des Sargasses n'en est qu'à ses débuts, si les débats sur les origines précises de cette algue sont nombreux, les scientifiques et les autorités se mobilisent pour chercher ensemble des solutions et préserver des activités essentielles au développement de l'économie caribéenne, qui rappelons-le, à la veille de la pandémie de Covid-19, était encore le premier bassin de croisière au monde. La question de la reconversion, du recyclage ou de l'emploi de ces algues reste posée, cependant les prochaines recherches en matière d'innovation pourraient être l'occasion de voir naître une nouvelle filière et des compétences spécifiques liées à la valorisation de cette algue envahissante.
1Mengqiu Wang, Chuanmin Hu, Brian B. Barnes, Gary Mitchum, Brian Lapointe, Joseph P. Montoya, The Great Atlantic Sargassum belt, Science, 5 July 2019, vol. 365, Issue 6448, pp 83-87. Haut |
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